Tombée dans l’oubli, Margery Sharp signait en 1944 “Les Aventures de Cluny Brown”, qu’Ernst Lubitsch adaptera à l’écran dans “La Folle Ingénue”. Une géniale comédie de mœurs où l’auteur épingle l’aristocratie anglaise et la morbidité de l’Europe à la veille de la Seconde Guerre mondiale.
Il va bien falloir l’admettre : ce que l’on aime de la Grande-Bretagne, ce sont ses clichés. Ses manoirs à la campagne, ses afternoon teas toujours servis –le monde peut bien s’effondrer – à 17 heures, son aristocratie habillée pour dîner et son sens de l’humour. Bref, tout ce qui fait le succès de la série Downton Abbey. Ces ingrédients sont à la base du roman de Margery Sharp Les Aventures de Cluny Brown.
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Née en 1905 dans le Wiltshire, décédée en 1991 à l’âge de 86 ans, Margery Sharp fut l’auteur de vingt-six romans pour adultes, quatorze romans pour enfants, quatre pièces, deux polars et nombre de nouvelles. Prolifique auteur à succès en son temps, Sharp est aujourd’hui tombée dans l’oubli – ses œuvres ne sont même plus publiées en Angleterre –, ou alors seulement et injustement connue pour ses personnages de Bernard et Bianca, qui séduisirent les enfants du monde entier.
Hybride de Jane Austen et P.G. Wodehouse
C’est à la collection Vintage de Belfond qu’on doit la réédition française des Aventures de Cluny Brown (1944) et la redécouverte de Margery Sharp, qui aura accompli avec ce livre un petit miracle : faire coïncider l’humour britannique avec l’humour juif allemand, puisque Ernst Lubitsch adapta Cluny Brown en 1946, avec Charles Boyer et Jennifer Jones dans les rôles principaux (La Folle Ingénue).
Hybride de Jane Austen et de P. G. Wodehouse, Sharp situe cette comédie de mœurs dans un manoir anglais, à travers un chassé-croisé amoureux entre plusieurs jeunes gens, et a l’excellente idée de frotter deux outsiders excentriques rétifs aux conventions : Cluny Brown et Adam Belinski.
Jeune orpheline élevée à Londres par son oncle plombier, Cluny – une “jolie laide” dégingandée, au charme bouleversant pour qui sait la regarder – est perçue par son entourage comme une fauteuse de troubles qui ne sait pas “rester à sa place”. Elle excelle elle-même dans la plomberie, aime aller prendre le thé au Ritz, bref, ne se laisse pas enfermer par les codes de son genre, ni de sa classe sociale. Son oncle finira par la placer comme femme de chambre à Friars Carmel, chez Lady Carmel.
Gravité de la situation politique et frivolité des nantis
C’est là que va débarquer Adam Belinski, un intellectuel polonais qui a fui le nazisme pour se réfugier en Angleterre, invité par le fils de la maison, le très politisé Andrew Carmel – le seul à être conscient de l’imminence de la guerre. Ses parents, Lady Alice Carmel, une passionnée de fleurs, et Sir Henry, qui passe son temps à écrire de longues lettres ennuyeuses à ses amis vivant à Zanzibar ou en Nouvelle-Guinée, accueilleront généreusement Belinski. Pour eux, “(…) un écrivain était, sinon un homme d’une autre essence que les autres, du moins une catégorie à part… tel un végétarien”.
On peut parier que c’est ce qui aura séduit Lubitsch, ce constant va-et-vient entre la gravité de la situation politique et la frivolité d’une classe qui se croit protégée, la conscience des uns et l’inconscience des autres, la poésie et l’acuité corrosive de Belinski et la (souvent) délicieuse désinvolture de l’aristocratie anglaise – ainsi que sa volonté butée, et comique en l’occurrence, de s’accrocher à ses traditions alors que le monde est en train de basculer.
Sharp distille son humour acide partout
Comme le résume le mieux Belinski au jeune Andrew alors qu’ils se promènent sur les terres de ses parents : “(…) dans l’art anglais, les paysages occupent toujours la place normalement réservée aux femmes. Votre poésie est pleine d’exemples du même genre ; vous êtes une nation de paysagistes. Dans d’autres pays, un homme dépense sa fortune à entretenir une maîtresse : ici, vous épousez une fortune pour sauver vos biens.”
Cluny Brown s’éprend un temps de Mr. Wilson, le pharmacien du village, aussi sot qu’étriqué, pendant que Belinski mène une cour effrénée auprès de Betty Cream, une très belle aristocrate que le jeune Andrew veut épouser. Dialogues, situations, quiproquos : Sharp distille son humour acide partout dans le roman, et un peu contre tout le monde, qu’ils soient domestiques ou nantis, même parfois contre Cluny (trop naïve) et Belinski (trop cuistre).
La liberté loin des mentalités de la vieille Europe
Si son roman relève des mêmes thèmes et de la même construction qu’une comédie de P. G. Wodehouse, Margery Sharp le dépasse haut la main, en bonne héritière de Jane Austen. Car ce sont des questions plus graves qui se jouent sous le burlesque apparent. Outre le sérieux du background politique, Sharp prend ses personnages dans les fils d’une tragicomédie intime : chacun peut, à chaque instant, faire le mauvais choix (en l’occurrence, amoureux), se tromper de vie et se condamner dès lors à vivre dans un cercle étriqué, mortifère. Il s’en faudra ainsi de peu pour que Cluny Brown et Adam Belinski, qui passent leur temps à se chamailler, ne se ratent.
Ce n’est pas un hasard si Sharp les rassemble à la fin, quand Belinski décide de quitter le manoir, symbole de fixité morbide, pour gagner l’Amérique où il est devenu une célébrité grâce au succès de son dernier livre. Ces deux personnages hors norme ne peuvent vivre libres que dans un pays nouveau – loin de la vieille Europe, dont les mentalités, à force de stagner, finiront par se changer en fascisme.
Juste à temps, aussi, pour éviter le sort réservé à tous ceux qui se retrouvent désignés comme “étrangers” ou “anormaux” – rebelles, résistants, Juifs, gitans, homosexuels. Cluny Brown a, enfin, trouvé sa juste place : “Non pas qu’elle fût changée : il lui semblait au contraire être davantage elle-même, enfin venue à bout d’un rôle difficile.” Telle est la morale aussi intime que politique de ce merveilleux roman.
Les Aventures de Cluny Brown (Belfond/Vintage), 374 pages, 15 €
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