La destitution de Frank Castorf au profit de Chris Dercon à la tête de la Volksbühne a ébranlé la sphère théâtrale berlinoise. Si le nouveau projet peut séduire, beaucoup craignent une dilution de l’identité de l’institution.
Après avoir fêté en 2014 ses 100 ans d’existence, la Volksbühne – l’un des théâtres les plus prestigieux de Berlin et d’Europe – est ébranlée depuis l’annonce, au printemps, d’une nouvelle qui a déclenché un véritable séisme polémique en terre germanique : Frank Castorf, intendant de la Volksbühne depuis 1992 et figure de proue du théâtre allemand contemporain, va devoir céder sa place en 2017 au Flamand Chris Dercon, actuel directeur de la Tate Modern de Londres.
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Qu’un metteur en scène de la stature de Castorf, sans qui la Volksbühne n’aurait certainement pas un tel rayonnement, soit remplacé par un spécialiste de l’art, aussi chevronné soit-il (et il l’est), ne plaît évidemment pas à tout le monde.
Des réactions plutôt vives à cette destitution
Officialisée lors d’une conférence de presse donnée le 24 avril à la mairie de Berlin, la nouvelle a circulé sous forme de rumeur dès le mois de mars, déclenchant des réactions plutôt vives, à commencer par celle de Claus Peymann, autre personnalité majeure de la scène théâtrale berlinoise. A la tête du Berliner Ensemble depuis 1999, Peymann, âgé de 78 ans et appelé lui aussi à abandonner son fauteuil en 2017, s’est fendu le 1er avril (sic) d’une lettre ouverte adressée au maire, Michael Müller, dans laquelle il exprime sa crainte de voir la Volksbühne devenir une énième “Event-Schuppe” (une “boîte à événements”) et qualifie Tim Renner (conseiller à la Culture de la ville) de “plus grande erreur de recrutement de la décennie”.
De fait, en raison de son parcours professionnel (il a notamment travaillé chez Polydor et Universal Music), Renner fait redouter à Peymann et à d’autres une libéralisation de la politique culturelle berlinoise, dont la nomination de Chris Dercon à la Volksbühne serait le premier indice.
Le tout dans un contexte d’incertitude générale quant au devenir de la ville elle-même, en proie à une gentrification croissante. Suite à une conférence de presse le 24 avril, durant laquelle Chris Dercon a séduit une grande partie de l’assistance, la tension est un peu retombée et la curiosité semble désormais l’emporter.
La Volksbühne restera un théâtre public financé par la ville
A quoi devrait donc ressembler la nouvelle Volksbühne ? A un espace pluriel, à la fois international et interdisciplinaire, le plus ouvert possible. Toutes les formes d’expression artistique y seront a priori les bienvenues, non seulement à la Volksbühne mais également dans d’autres lieux, réels ou virtuels : le Babylon (cinéma historique de Berlin), le Prater (scène annexe de la Volksbühne censée rouvrir fin 2018), l’ancien aéroport de Tempelhof et le Terminal Plus, une sorte de scène en ligne produisant et diffusant du contenu en continu sur internet.
La Volksbühne gardera par ailleurs son statut de Stadttheater (théâtre public financé par la ville), avec un ensemble attitré, et bénéficiera d’une augmentation sensible de sa subvention, qui passera de 17 à 22 millions d’euros – ce qui ne va pas sans faire grincer quelques dents, notamment du côté de la Freie Szene (la scène indépendante) qui réclame à hauts cris davantage de moyens depuis plusieurs années…
Chris Dercon s’entoure d’une équipe internationale
Défendant une conception extensive du théâtre et revendiquant le désir de créer une connexion forte avec le public (n’oublions pas que “Volksbühne” signifie “la scène du peuple”), Chris Dercon précise : “Berlin est une ville en mutation constante. Son espace public et la production d’une culture vivante, avec des centaines de créateurs venant de partout dans le monde : voilà ce qui nous intéresse, moi et mon équipe.”
Car Chris Dercon ne va pas œuvrer seul à l’élaboration de cette nouvelle Volksbühne. L’accompagne une équipe internationale actuellement composée de l’Allemande Marietta Piekenbrock (directrice des programmes) et de cinq curateurs/programmateurs : pour le théâtre, l’Allemande Susanne Kennedy, metteur en scène en pleine ascension ; pour la danse, Boris Charmatz ; pour la performance, la Danoise Mette Ingvartsen ; pour le cinéma, le binôme franco-allemand Romuald Karmakar et Alexander Kluge (éminent représentant du cinéma d’auteur allemand).
“Faire bouger les choses”
Journaliste et critique allemand vivant et travaillant à Berlin depuis dix-sept ans, Frank Weigand connaît bien la scène locale : “Avec le nouveau projet, le risque est de voir se diluer l’identité du théâtre à travers la mise en place de collaborations avec des artistes internationaux, qui pourraient être développées de la même manière à Paris ou à Bruxelles.
“En même temps, vouloir conserver à tout prix le lien avec l’Allemagne de l’Est en particulier et le passé en général aurait quelque chose de bêtement nostalgique.”
Par ailleurs, si le projet de Dercon représente de prime abord une forme de rupture, il s’inscrit aussi dans la continuité de la Volksbühne de Castorf, qui est déjà un lieu ouvert à la création pluridisciplinaire. Depuis les années 90, le paysage berlinois a beaucoup changé et les lieux ont peut-être une identité moins forte aujourd’hui. A cet égard, le projet de Chris Dercon devrait avoir pour effet positif de faire bouger les choses.”
A l’analyse de Frank Weigand fait écho le commentaire d’Annemie Vanackere. Compatriote de Chris Dercon, elle dirige depuis l’automne 2012 le HAU – Hebbel Am Ufer, le principal théâtre indépendant de Berlin, opérant sur un créneau très proche de celui que va occuper la nouvelle Volskbühne. “Je vois cette nouvelle orientation de la Volksbühne comme un grand compliment pour le travail que le HAU accomplit depuis plusieurs années. Il y a de grandes différences entre les deux théâtres, notamment au niveau de la structure et des moyens, et je pense que les deux peuvent tout à fait cohabiter.
“A l’heure qu’il est, se prononcer sur la valeur de la nouvelle Volksbühne relève de la spéculation ou de la prédiction.”
En tout cas, je suis très heureuse de la reconnaissance dont la danse et la performance font l’objet dans le projet de Chris Dercon. De manière générale, je suis persuadée que cela va susciter une nouvelle dynamique, en amenant les autres lieux à se repositionner et à réaffirmer leur identité.”
“C’est un grand chantier qui s’ouvre”
De son côté, Boris Charmatz ne cache pas son enthousiasme à l’idée de prendre part à ce projet à la dimension utopique affirmée. “Ce qui me stimule le plus, c’est d’être impliqué dans le processus de transformation d’une institution, qu’il n’est pas question de changer du tout au tout mais de développer autrement.
“J’aime beaucoup la Volksbühne et Berlin, une ville dans laquelle j’ai passé pas mal de temps, dès l’enfance, et dans laquelle j’ai déjà eu l’occasion de travailler.”
Dans l’équipe artistique constituée par Chris Dercon, j’apprécie au plus haut point de voir Marietta Piekenbrock, qui effectue un travail remarquable au sein de la Ruhrtriennale. Me plaît aussi beaucoup la volonté d’étendre la Volksbühne hors de son périmètre historique, d’en faire une espèce d’archipel théâtral, dont les îlots sont disséminés dans l’espace urbain – l’ancien aéroport de Tempelhof constituant un lieu particulièrement attractif. C’est un grand chantier qui s’ouvre.”
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