Catalyseur essentiel de la bouillonnante scène musicale de Chicago, le saxophoniste Ken Vandermark transfuse les valeurs de l’improvisation libre au c’ur des musiques actuelles.
On ne peut évoquer les multiples talents de Ken Vandermark sans illico associer son parcours récent à l’extraordinaire vitalité de ce petit laboratoire de formes mutantes qu’est devenue au cours des dix dernières années la scène musicale de Chicago. En fait, depuis qu’il a délaissé le charme aristocratique de la Nouvelle-Angleterre pour venir s’installer, au tournant des années 90, au c’ur de cette Windy City, mythique pour tout amateur de musique, Vandermark aura participé de toutes ses révolutions, se transformant, en une étonnante symbiose, de saxophoniste virtuose érudit en authentique fer de lance de la jeune génération de musiciens de jazz, en même temps que Chicago redevenait le centre d’une contre-culture vivante, réellement alternative, ouverte sur le monde et sa diversité.
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« Au cours des dix dernières années, la scène de Chicago a effectivement pris une dimension considérable, sans que je puisse trop expliquer pourquoi. De nombreux musiciens en provenance de tous les coins des USA mais aussi d’Europe et du Japon, adeptes des styles musicaux les plus divers, de la musique improvisée à la pop, ont migré vers Chicago et se sont mis à jouer ensemble, à constituer des collectifs, à composer des espèces de nébuleuses, et à proposer de nouveaux liens entre leurs domaines respectifs. Tout à coup, des musiciens à l’esprit ouvert, très volontaristes, très indépendants, bien décidés à garder le contrôle de leur musique et de leur destiné, se sont retrouvés à composer une scène commune et à s’organiser. Des labels comme Okka Disc et Atavistic se sont mis à rendre compte de cette vitalité, les radios universitaires à passer ces musiques sur leurs ondes, des personnalités comme le journaliste John Corbett à organiser des concerts et des festivals interdisciplinaires, et du coup le public a considérablement augmenté et s’est diversifié. Aujourd’hui, tous les milieux se respectent, s’écoutent et s’influencent. Des membres du collectif Tortoise peuvent très bien se retrouver à jouer avec une légende vivante du jazz de Chicago comme Freddie Anderson. C’est l’une des raisons de la formidable santé de la scène chicagoane, cette absence de frontière entre les genres et les générations. »
Si l’on connaît bien désormais les grands pôles actifs du post-rock de Chicago (de la nébuleuse Tortoise à celle constituée sur la dépouille de Gastr Del Sol autour de David Grubbs et Jim O’Rourke), la scène jazz demeure plus confidentielle. Elle est pourtant indissociable de l’avènement de cette mouvance alternative bien décidée à créer une musique qui s’inscrirait dans un au-delà des genres : « Les catégories traditionnelles sont incapables de rendre compte de ce qui se passe de créatif dans la musique d’aujourd’hui. De plus en plus de musiciens de ma génération refusent de s’inscrire dans les grands genres institués. Ce qui se fait d’intéressant cherche et trouve son propre chemin sans se soucier de ces frontières artificielles. Un type comme Jim O’Rourke, par exemple, a une connaissance très poussée de l’histoire du jazz et des dernières tendances de la musique improvisée. Son propos n’est pas pour autant de s’inscrire dans ces idiomes, mais bien de les traverser et de les expérimenter pour trouver de nouvelles voies. Je ne sais pas à l’arrivée quel genre de musique il fait, ça n’a pas d’importance, c’est créatif. La plupart des musiciens avec qui je travaille sont dans le même état d’esprit. Ce qui m’intéresse, personnellement, c’est de faire fonctionner ensemble des musiques différentes, de trouver ce qui les relie structurellement, d’utiliser leurs spécificités stylistiques pour en quelque sorte les délocaliser et les faire sonner autrement. Quand je joue avec Gastr Del Sol, je suis comme « déplacé » et mon étrangeté vient enrichir le propos du groupe. Ces expériences ouvrent nos univers de façon extrêmement positive sur d’autres façons de concevoir la musique, d’autres valeurs. »
Fondamentalement ouvert aux autres formes musicales, Vandermark ne remet pour autant jamais en question son statut de musicien de jazz. C’est là sans doute la profonde originalité de sa démarche qui, à un positionnement constamment critique et dynamique vis-à-vis de la tradition dans ce qu’elle a de plus mortifère (les genres, les styles, les écoles instituées), associe une connaissance étonnamment approfondie de l’histoire du jazz doublée d’une conscience aiguë de sa place dans le processus : « Ce que je fais est profondément lié à l’histoire du jazz. Je pense que c’est important de savoir d’où l’on vient pour savoir où l’on va et ce qu’on peut apporter de nouveau. Ce que j’essaie de faire pour ma part, c’est, toutes proportions gardées, la même chose qu’Ellington de son temps : créer à partir de mon environnement direct un style original qui rende compte à la fois de mon époque et de ma personnalité. Simplement, ma matière a changé : c’est Evan Parker, Peter Brötzmann, Mats Gustaffson, tous les gens avec qui je joue à Chicago, tous les disques de John Cage, James Brown, Jimi Hendrix, qui appartiennent à mon univers. On dit souvent que les musiciens de ma génération sont trop occupés à se situer par rapport au passé. Mais je ne peux pas ignorer toute cette musique qui m’a nourri. Créer de la musique sans mémoire, en dehors du fait que c’est impossible, je trouve l’idée même malhonnête et dangereuse. Je préfère l’attitude inverse à cette fausse table rase. Puisque l’on ne peut créer sans influence, il faut tenter d’être le plus conscient possible des musiques et musiciens que l’on vénère. Tenter de les resituer dans leurs contextes esthétiques, politiques, sociaux, artistiques, pour comprendre pourquoi et comment ces formes sont nées ainsi et à ce moment-là, et tenter ainsi de saisir ce qui nous motive aujourd’hui à les prendre pour modèle. C’est une attitude totalement à l’opposé du revivalisme qui se contente de plagier la forme. Créer c’est avoir conscience de ce qui nous entoure, et « faire avec » pour proposer quelque chose de neuf. »
Aujourd’hui, Vandermark est sur tous les fronts du jazz et des musiques improvisées. Impliqué dans un nombre considérable de projets personnels (le Vandermark 5, le DVK trio, l’AALY trio, le Territory Band pour ne citer que les principaux), membre du fabuleux Chicago Tentet de Peter Brötzmann, le saxophoniste impose son style nerveux et énergétique, traversant avec virtuosité toutes les modernités pour proposer une synthèse originale entre l’urgence rythmique américaine et l’exploration sonore d’inspiration européenne. Persuadé que l’improvisation demeure l’essence même du jazz et sa force de proposition la plus actuelle et définitivement alternative, Vandermark déborde d’optimisme : « Le jazz est une musique toujours aussi branchée sur notre temps. C’est une musique connectée en permanence sur la spontanéité et la passion de celui qui la joue, en temps réel il n’existe pas de musique qui soit plus « du présent ». Je pense que notre époque va tendre une nouvelle oreille aux propositions de la musique improvisée, parce que c’est une musique qui, à un moment où tout est prévisible, formaté et reproductible, ne peut pas même être imaginée avant d’être jouée. Personne ne sait ce qui va se passer dans un concert de musique improvisée, ni les musiciens ni le public. Le jazz parle fondamentalement de ce que c’est que d’ « être de son temps ». Et ça, c’est très subversif. » Le moins que l’on puisse dire, c’est que son enthousiasme est communicatif.
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Contact : www.jazz-mulhouse.org
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