Alain Badiou est à Avignon pour présenter son ambitieuse réécriture de “La République” de Platon. L’occasion de interroger au long cours le philosophe sur sa passion pour le théâtre, sur ce qui se cache derrière son « hypothèse communiste” et sur ses réactions face à l’esprit du 11 janvier.
Présent au festival d’Avignon cet été avec la représentation quotidienne de sa République de Platon, le philosophe Alain Badiou a toujours entretenu avec le théâtre un lien affectif très puissant. Autant dramaturge que théoricien de la métaphysique, l’auteur se souvient ému de ses étés passés à Avignon dès les années 50 où il découvrit Gérard Philippe dans Le Cid et Le Prince de Hombourg, et où ses pièces elles-mêmes furent jouées, comme L’Echarpe rouge en 1984, ou Ahmed le subtil et Ahmed philosophe en 1993. Parler de théâtre avec Alain Badiou invite aussi forcément à parler de philosophie, comme si l’un conditionnait l’autre.
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Pour Badiou, dont l’œuvre philosophique s’inscrit dans une tradition platonicienne, un peu à contre-courant de la modernité, le théâtre et la philosophie aident de manière complémentaire à répondre à une question décisive : qu’est-ce que c’est que s’orienter ? Circulant parmi ses idées et ses livres – L’être et l’événement, Le siècle…-, l’auteur nous éclaire ici sur sa volonté de déconstruire l’idée que tout est relatif et de sortir de l’abandon général de toute absoluité. Par-delà l’ambivalente “hypothèse communiste” qu’il formule régulièrement, et qui lui suscite quelques farouches ennemis parmi les intellectuels, Badiou défend au fond un horizon politique qui valorise le désintéressement. Le communisme le plus vertueux, selon lui, ne signifie rien d’autre que cette politique dont la loi immanente est le bien public. Du théâtre à la révolution, de Platon à l’esprit du 11 janvier, de Claudel aux séries télé…, Alain Badiou nous oriente sur les chemins de sa liberté. A vif, réfléchie, insurrectionnelle, amusée, platonicienne.
Quel lien entretenez-vous avec le festival d’Avignon ? Etes-vous un spectateur fidèle ?
Alain Badiou – Je l’ai fréquenté comme spectateur dans son âge historique. J’ai vu, très jeune, les spectacles fondateurs du festival, comme Le Cid avec Gérard Philipe ou Le Prince de Hombourg. Ce sont des souvenirs marquants ; cela fait partie de la constitution de mon rapport au théâtre. Un théâtre populaire préoccupé par la rénovation des pratiques de scène. Tout cela m’a attaché au théâtre, au point que j’ai hésité, un temps, entre la vocation de comédien et celle de philosophe. La troisième vocation était celle d’inspecteur des eaux et forêts : la plus tenace, mais aussi celle qui a lâché plus vite ! (rires)
Après, il y a eu deux autres étapes : ma relation avec Antoine Vitez et la création de L’Echarpe rouge en 1984 : un moment extraordinaire. Vitez a beaucoup compté pour moi. La pièce, transformée en opéra, était un peu scandaleuse dans le contexte de l’époque. Des spectateurs quittaient la salle dès qu’ils entendaient “comité central” (rires).
Puis il y a eu l’époque avec Christian Schiaretti et le cycle des Ahmed en 1993 : Ahmed le subtil et Ahmed philosophe. C’était autre chose : un rapport moins solennel, plus oblique, avec le festival d’Avignon. La critique a été presque aussi défavorable que pour L’Echarpe rouge. Michel Cournot a été en particulier terrible. La pièce attaquait la gauche, elle faisait comédie de la gauche. Et puis, enfin, il y a l’interlude non théâtral des dialogues avec Nicolas Truong. Un moment différent, puisque j’étais moi-même en contact direct avec le public. J’étais le spectacle en quelque sorte. Il y avait un monde fou pour L’Eloge de l’amour. C’est là que j’ai vu que l’amour était un sujet porteur (rires). Eloge du théâtre a marché aussi. Tout cela compose ainsi une histoire.
Cette histoire se prolonge aujourd’hui avec votre République de Platon. Comment est venue l’idée de la jouer à Avignon ?
Platon doit, du fond de sa tombe, être très content d’arriver à Avignon, compte tenu son hostilité bien connue au théâtre ! C’est une sorte de revanche ironique. Avignon m’a proposé la formule assez particulière d’une lecture quotidienne, avec un mixage de professionnels et d’amateurs. L’équipe a trois dirigeants, Didier Galas, Valérie Dréville et Grégoire Ingold ; quinze élèves de l’école de théâtre de Marseille et soixante amateurs ont rejoint le projet. C’est très étonnant pour moi.
Avant même de fréquenter Avignon, comment est né votre amour du théâtre ? Procède-t-il d’une scène primitive ?
La découverte du théâtre, je la dois à mon professeur de quatrième. Nous avons avec lui monté annuellement une pièce pour la fête du lycée sur le parvis d’un petit château. Mon premier rôle a été dans Le Sicilien ou l’Amour peintre de Molière. J’ai joué ensuite le rôle-titre des Fourberies de Scapin. A l’époque, j’ai même écrit une première pièce, Meurtre au lycée.
Qu’est-ce qui vous plaisait dans le théâtre alors ?
Ce qui me convainquait, c’était le rapport de la voix et du corps. J’ai toujours aimé apprendre des poèmes. Mais là, il s’agissait de faire quelque chose de cela, pas simplement de donner de la valeur au texte, mais de trouver un déploiement complet de soi-même. La puissance du jeu. Pour Les Fourberies de Scapin, j’avais quinze ans, j’étais en seconde ; au moment où j’entrais en scène, je me souviens avoir ressenti une émotion extraordinaire. Je ne saurais la décrire, mais l’intensité émotive, le mélange de risque, de tract, la vision du public rassemblé dans un trou noir, furent une émotion semblable à aucune autre.
Quand vous découvrez peu après la philosophie, en terminale, ressentez-vous une émotion aussi forte ?
La philosophie est devenue décisive pour moi via Sartre. Je l’ai découvert en terminale, en grand format. J’ai tout lu de lui. Je me suis pris de passion pour son œuvre, et notamment pour son œuvre théâtrale. Cela a été la seconde expérience importante : j’ai vu Le Diable et le bBon Dieu à sa création avec Pierre Brasseur. Ce théâtre portait l’empreinte de la philosophie. Depuis, je me suis distancié du théâtre de Sartre, un peu trop fabriqué.
Votre découverte de la philosophie vous éloigne-t-elle du théâtre ?
Il y eut, il est vrai, une longue séquence durant laquelle je ne fus plus guère qu’un spectateur. Mais un spectateur assidu. Plongé dans le projet philosophique, je suis le TNP dès la fin des années 50. Le théâtre est là, de façon dormante, latente. Je vois aussi que finalement l’enseignement de la philosophie, notamment au lycée, a quelque chose de théâtral.
Socrate en rajoute dans sa critique du théâtre, car, paradoxe stupéfiant, il est déjà chez Platon un personnage de théâtre. Dès ses origines, la philosophie est filtrée par le théâtre. A l’intérieur même, il n’y a rien de plus théâtral que les tirades de Socrate contre le théâtre. J’ai donc expérimenté cette liaison dialectique complexe entre le théâtre et la philosophie. Je suis revenu en réalité au théâtre dans le courant des années 1970 en écrivant L’Echarpe rouge, porté par la conviction que le théâtre est non seulement dans un lien possible avec la philosophie, mais surtout qu’il a un lien très fort avec la politique. J’aimais la tragédie politique moderne, calquée sur Claudel. Je dois Claudel à Jean Vilar ; c’est la création de La Ville au TNP qui a été pour moi la révélation de la puissance de Claudel. Ce Claudel ramené au centre du théâtre par les communistes, c’est un paradoxe historique extraordinaire. Brecht admirait Claudel. J’étais attaché à cette idée d’une épopée théâtrale moderne.
Ecrire du théâtre, est-ce au fond faire de la philosophie, pour vous ?
Cela dépend à quel niveau. Du point de vue de l’écriture, ce sont des régimes très différents. Même quand j’écris des petites pièces, des illustrations scéniques de concepts philosophiques, même quand je mélange le théâtre et la philosophie comme je le fais en ce moment dans mon séminaire au théâtre d’Aubervilliers, où j’inclus la théâtralité, l’écriture est spécifique. Quand vous écrivez du théâtre, il faut l’écrire à l’oreille ; il faut être dans la sous-représentation de la cadence, de la vitesse ou de la lenteur. Alors que, lorsque j’écris de la philosophie, c’est le régime de l’argumentation qui domine. L’écriture philosophique est assez ennuyeuse, la mienne en tout cas, même pour moi-même (rires). Car j’ai le sentiment d’écrire quelque chose d’aussi clair que possible que je sais déjà, quelque chose qui est déjà là.
Alors qu’au théâtre, il faut se surprendre soi-même. Il faut déjà être à moitié spectateur. Dans la rêverie du spectacle. Du point de vue de l’écriture, c’est divergent. Par contre, du point de vue de la pensée générale, cela se retisse, cela se renoue. On sait très bien que les philosophes n’ont cessé de prendre comme références des grandes figures théâtrales. La philosophie ne peut pas se passer d’Œdipe, de la discussion sur la loi dans la tragédie d’Eschyle, de la théorie de la passion chez Racine, de l’esprit du temps chez Tchekhov…
Le théâtre est une source d’inspiration ininterrompue de la philosophie, avouée ou non. Une partie de la tradition de critique sévère du théâtre par les philosophes, dont les exemples majeurs sont Platon et Rousseau, qui tous deux en ont pourtant fait, indiquent une relation passionnelle entre la philosophie et le théâtre. Cela se donne dans les auteurs qui font du théâtre comme Sartre, ou des auteurs qui écrivent des dialogues, comme Platon, Malebranche ou Diderot. Aujourd’hui, pas mal de textes philosophiques sont joués. Même dans un théâtre semi-boulevardier, comme Jean-Claude Brisville qui imagine une discussion entre Descartes et Pascal ; cela intéresse beaucoup de monde.
Ne peut pas y voir le signe d’une nouvelle curiosité du grand public pour la philosophie ?
Oui, il y a un peu de ça. Il y a aussi le fait que “philosophe” est devenu un mot complètement détrempé. Quiconque dit quelque chose peut arguer qu’il est philosophe.
Eloge du théâtre, Rhapsodie du théâtre ; pourquoi ressentez-vous aujourd’hui le besoin de faire cet éloge ? De quoi est-il le nom ?
J’ai inscrit ma philosophie dans une tradition platonicienne, un peu à contre-courant de la modernité. Je suis tombé sur ce problème : le théâtre est pour Platon une question de haute importance. On dit que Platon est contre le théâtre ; ce n’est pas exactement cela, il pense que le théâtre est un lieu fondamental. Alors, est-ce que c’est un lieu de corruption des esprits, un lieu où les émotions mettent en scène les opinions de façon dangereuse par identification ? Ou bien, le théâtre est-il un lieu où précisément les questions de la pensée ont une vivacité très grande, parce qu’elles trouvent là leur corps, leur figure, leur instance ?
Je n’ai pas évité ce débat, à la fois par mon parcours personnel et par ma référence à Platon. Je prône une réconciliation absolue entre le théâtre et la philosophie. En un certain sens, c’est presque la même chose avec des moyens qui sont très différents. Cette même chose est une méditation publique sur le destin de l’humanité.
Jacques Derrida reprenait la polémique contre la représentation et l’oralité ; il défend l’écriture comme le lieu propre de la pensée subtile. Mais qui a vu Derrida dans une conférence a vu un acteur étonnant, remarquable. Tout chez lui était mis en scène à l’avance : on perçoit les endroits où il a prévu de faire une pause, de se taire, de monter le ton. C’est écrit comme une partition. Cela me convainc de l’apparentement entre le théâtre et la philosophie. Moi, je l’assume. Je me dis qu’il faut défendre la philosophie contre la fausse philosophie, et le théâtre contre le faux théâtre. Car il existe aussi un théâtre qui est la corruption du théâtre. Mon idée est que Platon n’a pas vu qu’il fallait diviser le théâtre. Il y avait un théâtre avec lequel il fallait se réconcilier. C’est vrai qu’il y avait un théâtre au service des intérêts établis et des affects mécaniques. Mais le vrai théâtre ne méritait pas la critique de la philosophie. C’est pareil pour la philosophie : il existe une fausse philosophie ambiante, qui se répand partout et qui est parfois complice du faux théâtre.
Lacan aussi était très impressionnant dans la théâtralité durant ses conférences, non ?
Bien sûr, on pourrait aussi penser à Deleuze, qui ne cesse de faire le Gilles sur scène. Je pense que tel était Socrate finalement. Socrate a inventé l’oralité philosophique, puisqu’il n’a rien écrit. Mais justement, la réfraction de Socrate par Platon, c’est la prise en compte que l’invention de la philosophie était en réalité théâtrale à la fin des fins. Elle était dans la figure du dialogue au sens strict. On en est toujours là d’une certaine manière. La philosophie a du coup la charge de défendre le vrai théâtre.
Existe-il une rivalité entre le théâtre et la philosophie sur le statut du Vrai ?
Il y a une approche différente de la question du Vrai. Cette rivalité tient à la notion d’efficacité que Platon avait déjà repérée. Il y a une efficacité du théâtre à laquelle la philosophie, en tant qu’elle est écrite, ne peut pas espérer atteindre. Il y a une jalousie chez le philosophe. Dans La République, Platon lui-même explique qu’il pleure au théâtre : il se le reproche, il se sent coupable, il s’est laissé avoir par la puissance du théâtre. Cette puissance est telle qu’on ne sait plus très bien qui est le bon et qui est le méchant. Au théâtre, souvent, c’est le rôle du méchant qui est le plus brillant. On comprend que Platon se méfie de cela. Je pense au fond que ce n’est pas une critique bien centrée.
Le théâtre est un lieu de pensée efficace, il exerce toujours une fonction didactique et séparatrice. En donnant toute sa chance aux troubles, aux adversaires, aux opinions, à la vulgarité, à la bassesse. Il le fait pour relever quelque chose qui n’est pas identique à tout cela. Il y a une didactique profonde du théâtre, car la représentation qu’il donne de la condition humaine sous toutes ses facettes est aussi une clarification. Vitez disait que le théâtre est destiné à éclaircir l’inextricable vie. Je crois que c’est vrai. Le théâtre est un principe d’orientation.
Comment comprendre le sens de ce principe d’orientation ?
Le théâtre répond à sa manière à la question décisive : qu’est-ce que c’est que s’orienter ? Il décrit toutes les formes possibles de l’aveuglement dans un mouvement général qui pose la question de l’orientation. Que veut dire s’orienter dans l’existence ? En ce sens, il est philosophique, mais dans une rivalité de moyens avec la philosophie. Les moyens artistiques sont supérieurs. Car la philosophie est dans un registre de commentaire et d’analyse, de preuve ; mais elle ne fait pas briller le vrai quand elle parle. C’est cela le problème.
Je suis d’accord avec Hegel : la philosophie vient “après”. Après les œuvres d’art, après les théories scientifiques, après les passions amoureuses, après les grands soulèvements politiques. Elle se nourrit de cela pour expliquer ce qu’est le vrai, mais ce n’est pas elle qui est vraie. Alors que le théâtre, d’une part, dit ce que c’est que s’orienter, et d’autre part, il a la puissance propre de l’art. On est toujours enclin à se dire qu’il y a peut-être une supériorité du théâtre à la fin des fins. C’est lui qui fait briller l’orientation et le Vrai. Et nous, nous le commentons, nous le formalisons, nous en produisons les concepts. Mais nous sommes à la remorque quand même !
Hannah Arendt disait que le théâtre était le seul art dont le matériau soit les relations humaines ; qu’en pensez-vous ?
C’est tout à fait vrai. La question du théâtre, c’est la relation entre les individus. Cela commence quand deux personnes ne sont pas d’accord.
En quoi le roman, par exemple, se distinguerait-il, dans ses enjeux et ses formes, de cette exigence-là ?
Le théâtre ajoute à son rapport aux relations humaines l’idée qu’on va les montrer dans leur avoir-lieu. Elles ont lieu, elles sont là. Le roman est une narration, il est entre le théâtre et la philosophie. Beaucoup de romans s’alimentent à la philosophie ; même Proust doit beaucoup à Bergson dans la narration des relations humaines. La grande affaire du roman, c’est le point de vue de celui qui parle : qui est le narrateur ? Alors qu’au théâtre, celui qui parle, c’est celui qui est là, c’est tout. Il est là.
Il y un être-là du théâtre qui est absolument irremplaçable. Et dont la puissance est telle que c’est un art qui a toujours inquiété les autorités de tous ordres. Ou bien elles ont tenté de le domestiquer, de créer finalement un théâtre officiel, à la lisière d’une cérémonie civique ; ou bien, elles l’ont condamné, comme l’a fait l’Eglise pendant des siècles. Pourquoi ? Ce qui était condamné, c’était de présenter des relations humaines dans la figure d’un spectacle qui indique leur nature véritable, leur avoir-lieu effectif. L’acteur était une personne suspecte, car il était capable de rendre présente la totalité des passions. En un certain sens, c’est ce que je préfère au monde. La présentification, l’aspect critique, la didactique d’orientation dans un avoir-lieu saisissant. Et puis la langue. Théâtre, poésie, mathématiques, c’est un ensemble décisif.
En vous, tous ces traits se mêlent : le philosophe, le métaphysicien, le mathématicien, le poète… Le théâtre serait-il ce qui relie ce tout ? Qu’est ce qui fait l’unité d’Alain Badiou ?
Peut-être n’en ai-je aucune, justement. La communication entre le métaphysicien et le théâtre, c’est la question de l’orientation, dont je viens de parler. Pour le reste, je pense qu’il y a toujours un moment où la pensée circule un peu partout. C’est ce qui fait qu’il y a l’esprit d’une époque. Le rapport entre ce dont parle Platon et ce dont parlent les tragédies grecques est marqué par une homogénéité. Il y a un noyau commun.
Le problème d’aujourd’hui c’est : quel est l’esprit de notre époque ? Est-ce qu’elle est vouée au nihilisme ? Est-ce que pensée et théâtre communient dans un monde finissant, un monde de corps exposés à leur solitude native et à leur déchirement ? La question de l’unité renvoie à l’unité du monde, de notre époque. Le théâtre essaie de capter cela, plus que les autres arts. S’il ne capte pas ça, il ne sera pas contemporain. Il ne faut pas que le théâtre se fige dans une tradition, comme un musée. La contemporanéité du théâtre est essentielle : il a besoin d’être dans l’esprit de l’époque. Il est à la recherche de l’esprit du temps.
C’est ce que vous avez cherché à faire avec La République de Platon, non ?
Oui. J’ai essayé de plonger La République de Platon dans l’esprit du temps.
Vous l’avez trouvé ?
Je ne sais pas, mais une chose me frappe : ce livre étrange par lui-même a été très rapidement lu dans le monde entier. L’exercice fait pour retremper ce livre dans notre temps dit quelque chose d’oblique sur notre temps. Tout le monde finira même par penser que La République de Platon, c’est ce livre-là ! (rires)
C’est votre rêve ultime, devenir le nouveau Platon ?
Non, c’est une plaisanterie. Néanmoins, je pense que c’est justice rendue à Platon. D’une certaine façon, jusqu’ici, Platon était quand même enfermé dans la tradition académique. Les traditionnels de Platon, c’étaient les grands hellénistes et, Dieu merci, il fallait qu’ils fassent leur travail. Mais cela restait l’univers de la culture classique.
Au départ, qu’est-ce qui vous a donné envie de vous plonger dans ce projet ?
J’ai tourné autour de ce livre pendant très longtemps. Je parle de La République de Platon, pas de mon livre. C’est un livre que j’ai maintes fois expliqué. J’ai fait des séminaires entiers sur ce livre dès 1989-90 et je me suis convaincu lentement de sa contemporanéité, du fait qu’il nous parlait, qu’il nous disait quelque chose. Je me suis petit à petit imprégné d’un mouvement qui, au fond, me faisait passer de Sartre et de l’existentialisme à Platon, qui est son contraire absolu en apparence. C’était un trajet un peu étrange parce que, évidemment, Platon, classiquement, c’est le doctrinaire des essences, tout à fait opposé au doctrinaire de l’existence qu’est Sartre, lequel se livre d’ailleurs à de nombreuses attaques antiplatoniciennes.
Je pense que j’ai essayé d’installer ma philosophie dans une réconciliation de ces deux pôles antagoniques, c’est-à-dire de maintenir la vivacité sartrienne de la question de la conscience mobile, du sujet, etc., dans un univers plus idéalisé, plus structuré. Et, du coup, l’idée de finalement donner corps à ça, directement, à même le texte de Platon, s’est installée. Je le connaissais très bien le livre, j’en avais déjà traduit des passages par ci, par là. Et il y a un jour où on décide.
On ne sait pas très bien pourquoi, mais un jour, je me suis dit : je vais réécrire La République de Platon. Et je me suis mis au travail… C’est un vrai travail, six ans ; j’y ai travaillé tous les jours. Pendant six ans, j’ai fréquenté La République de Platon implacablement, tous les jours, quelquefois pour traduire quatre lignes, quelquefois pour traduire plusieurs pages. Pendant six ans, j’ai été dans ce livre, j’ai été moi dans ce livre et dans l’époque et, en même temps, c’était devenu une sorte de point de repère de ma propre existence. Si bien que quand ça a été fini, j’étais triste, quasiment déprimé.
Au départ du projet de La République de Platon, vous le destiniez au théâtre ?
Pas vraiment. Je voulais faire un livre. Cela étant, j’ai eu conscience tout du long que je théâtralisais fortement le texte de Platon. C’est écrit comme du théâtre, c’est un dialogue, mais il y a de longs passages où il abandonne la théâtralité, où elle est fictive, où les interlocuteurs ne disent pas grand-chose. Ils deviennent des béni-oui-oui à l’intérieur du texte. C’est aussi pour ça que j’ai introduit une fille, pour écarter l’homogénéité des béni-oui-oui. Elle aime beaucoup Socrate mais elle est rebelle. Donc, j’ai théâtralisé pour des raisons internes, y compris philosophiques. Du coup, c’était éventuellement propice au théâtre. Cela dit, on n’en est encore qu’au stade d’une lecture.
Il a fallu retravailler le texte ?
Oui, ça a été un travail immense. Il a fallu rethéâtraliser. Je l’ai surthéâtralisé ! Y compris en redécoupant. Il a fallu aussi faire l’équivalent des didascalies et il faut que la vivacité dialoguée soit audible.
En quoi ce texte résonne-t-il pour vous aujourd’hui de manière particulière avec notre actualité ?
Il résonne à la fois en opposition et en accompagnement. En opposition, parce qu’on sort d’une longue époque antiplatonicienne à laquelle j’ai participé, via Sartre d’ailleurs, qui a commencé à mon avis dès la fin du XVIIIe siècle. La critique de Kant est largement une critique de la dogmatique platonicienne. Après, le XIXe siècle a été antiplatonicien dans la totalité de ses tendances. Il y a eu une opposition à Platon venant de la philosophie analytique anglo-saxonne. La philosophie empirique a toujours été opposée à Platon.
L’héritage de Nietzsche a donné une philosophie antiplatonicienne par nature. Nietzsche a dit que l’Europe devait guérir de la maladie-Platon. C’est l’objectif qu’il s’était fixé. Les marxistes classiques ont été tout à fait antiplatoniciens. Je rappelle toujours que dans le dictionnaire de la philosophie de l’Union soviétique, à la rubrique Platon, il était écrit “Idéologue des propriétaires d’esclaves” ! (rires) Un résumé bref mais saignant !
Puis, l’existentialisme, la phénoménologie, tous les grands courants philosophiques du XXe siècle ont été antiplatoniciens. Je pense que nous sommes à un moment où cela doit être renversé et où il est clair qu’en fin de compte cela a installé une figure à la fois nouvelle et insaisissable, en réalité une figure de nihilisme sceptique comme figure dominante, et d’abandon de la catégorie de vérité, de souveraineté des opinions fluctuantes. On a besoin de restructurer tout ça et, comme toujours dans ce cas, c’est un retour à. Il faut retourner vers l’origine de la philosophie, vers Platon. Et, à ce moment-là, on découvre que la quasi-totalité des problèmes contemporains sont abordés d’une façon ou d’une autre dans La République. Le problème de ce qu’est le théâtre, de ce qu’est la démocratie, la tyrannie, la vérité. Oui, mais comment ? La distinction entre vérité et opinion. Qu’est-ce que c’est que le règne anarchique des opinions, la marchandise ? Tout ça est présent dans La République.
Vous évoquez le nihilisme comme un motif central du discours de notre époque. Qu’est-ce que vous opposez au nihilisme ?
Philosophiquement, ce qui s’oppose au nihilisme, c’est qu’il existe réellement une distinction : il y a réellement des choses vraies. C’est ma partie constructive philosophique. Le cœur de ma proposition philosophique, c’est de construire un nouveau concept de la vérité qui ne soit pas le concept dogmatique et qui fasse donc le bilan de la période antiplatonicienne, mais qui puisse rendre compte du monde contemporain de façon telle que ce monde contemporain ne soit plus voué au relativisme et à l’anarchie des opinions. Je pense qu’il en a besoin, vraiment. Et je le vois, je l’expérimente quand, dans le monde entier, je discute avec la jeunesse. Son point décisif, c’est qu’elle est désorientée.
Or, la désorientation, à mesure qu’on s’y enfonce, donne lieu à des contre-courants de fausses orientations qui sont dramatiques. L’abandon général de toute absoluité, l’idée que tout est relatif, que mon point de vue vaut bien celui de l’autre, qui prévaut dans une partie de la jeunesse exige une orientation qui ait du sens, sinon la jeunesse va être la proie du charlatanisme idéologique, y compris sous des formes criminelles.
Comment “l’hypothèse communiste”, qui est un motif important de votre travail et souvent source de malentendus ou de polémiques, s’ajuste-t-elle à cette position ?
Ce que j’appelle l’hypothèse communiste, c’est, au stade actuel, l’idée qu’il importe de restaurer. Cela fait partie du platonisme. Comme on sait, chez Platon, il y a un communisme. Alors, évidemment, c’est un communisme aristocratique, un communisme des dirigeants. On ne peut pas non plus demander à Platon d’être d’aujourd’hui. Moi, je le rends d’aujourd’hui, mais lui, il ne l’est pas.
Néanmoins, il a en un certain sens inventé le communisme. Il faut dire ce qui est. D’ailleurs, au XIXe siècle, à l’époque des communistes utopiques, la plupart considéraient que Platon était un communiste. C’était pour eux une évidence parce qu’il y a, chez lui, l’idée de la communauté des égaux, l’idée qu’il vaut mieux ne pas être propriétaire de quoi que ce soit. Tout ça est présent chez lui, réservé à une élite, c’est vrai. Au fond, une grande partie de mon travail sur La République a été d’élargir ce que Platon dit d’une élite à la totalité de la société. C’est une dilatation de Platon. Platon dilaté, voilà !
Mon hypothèse communiste, c’est revenir à ça. Car les apparences sont aujourd’hui qu’il n’y a qu’une seule hypothèse d’organisation de la société, qui est au fond un mélange d’oligarchie économique et de démocratie politique. Mélange conflictuel d’ailleurs et à mon avis intenable au long cours. C’est ça l’hypothèse qui semble s’être imposée partout. Les Etats socialistes se sont effondrés et l’entrée dans le marché mondial se fait avec toutes les puissances. Nous autres, nous devons soutenir qu’il y a une autre orientation et que, quelles que soient les difficultés du bilan historique, de la formulation exacte de cette orientation, le philosophe doit énoncer qu’il faut se réorienter sous l’idée qu’autre chose est possible. Sinon, nous allons à un désastre dont je ne connais pas la configuration mais dont on sait qu’il se prépare.
Ce sera un désastre de la désorientation générale, dans laquelle il n’y a plus finalement que le règne des appétits et des fanatismes. Il faut, si vous voulez, tempérer les choses et avoir un retour à une rationalité partagée, car nous sommes réellement aujourd’hui à l’époque de l’humanité tout entière… L’époque de l’internationalisme, c’est vraiment aujourd’hui. Du temps de Marx, on avait encore des rivalités nationales et des contradictions de développement.
Aujourd’hui, on a des rivalités mais elles sont toutes internes au même système, puisque le capitalisme est maintenant hégémonique partout. De même que Platon se rendait compte que finalement la cité grecque, c’était fini, parce que lui aussi est dans une période de crise. Ma fraternité avec lui, c’est aussi ça : une période de grave crise du système général de l’organisation du monde. Pour lui, c’était la cité grecque. Il vit à l’époque où c’est la fin. Les Macédoniens sont à l’horizon et finalement les Romains.
Nous, on est à la fin de l’hégémonie européenne et l’apparition de polarités très puissantes, extérieures mais toutes rangées sous la bannière du capitalisme. Dans ces conditions, de même que Platon a dit : ça nous impose une proposition politique alternative – la République s’appelle “politeia”, en réalité, ça veut dire la politique, une alternative politique. De même, je pense que c’est notre tâche philosophique, non pas de la créer, parce que ça c’est la politique, mais d’en énoncer la nécessité.
Pourquoi le mot “communisme”, souvent décrié, vous semble si important à retenir ?
J’ai repris le mot communisme parce que, franchement, je n’en voyais pas d’autre que celui qui a toujours désigné l’hypothèse d’une organisation collective qui ne soit pas sous le règne de l’oligarchie financière et de la propriété privée. Alors après, il y a un bilan à faire. Communisme est un mot qui a été traîné dans le ruisseau. Enfin, les mots de la politique le sont tous à un moment ou à un autre. Si on essaie d’avoir un mot pur de toute souillure historique, on n’y arrivera pas. Même le mot démocratie a été mis à toutes les sauces.
Donc ça a à voir avec Platon, qui est l’inventeur des principes les plus généraux, les plus abstraits du communisme. A savoir que si on veut avoir des gens désintéressés – c’est la grande idée de Platon – un gouvernement véritable doit s’intéresser à la collectivité et ne doit pas être régi par des intérêts personnels ou de classe ou de groupe. Il faut des gens désintéressés. Cela ne peut se faire que sur un horizon qui valorise le désintéressement, pas sur un horizon qui considère que la loi des choses, c’est l’intérêt. Communisme, ça veut dire ça. Existe-t-il ou peut-il exister une politique dont la loi immanente soit le désintéressement, c’est-à-dire le bien public et pas la maintenance indéfinie d’un système dans lequel la société est aux mains des grands intérêts.
Quelle place ont aujourd’hui, à côté du capitalisme, les fondamentalismes religieux comme vision d’un absolu. Comment en traitez-vous dans La République de Platon ?
Dans les périodes de désorientation, il y a la tentation du retour à des figures en réalité épuisées de l’orientation, qui sont comme des spectres, des zombies d’orientation mortes, qui se présentent comme vivantes. Comme tout ce qui est mort, quand il se présente comme vivant, son mode d’existence est la terreur. Le cinéma d’épouvante en a fait sa matière. Le retour des morts, c’est l’épouvante et le retour des fondamentalismes religieux, c’est l’épouvante.
Mais il faut aller à la racine des choses, ça ne peut trouver une audience que dans le vide, que parce que la désorientation générale est telle que même des jeunes gens ordinaires peuvent se trouver captivés par ça, uniquement parce que c’est une orientation. C’est un grand péril. Le péril de la désorientation, ce n’est pas seulement la désorientation, c’est aussi le surgissement de vieilles orientations monstrueuses, parce qu’elles sont dans la figure de la mort. Nietzsche dit : mieux vaut vouloir le rien que ne rien vouloir. C’est ça le nihilisme et c’est ça aussi le fondamentalisme. Vouloir la charia, l’ordre religieux, c’est vouloir quelque chose qui, du point de vue de la société, dans sa dynamique générale, est un cadavre.
C’est la lutte moderne entre la modernité et la tradition, mais où la tradition tente de prendre une revanche sur la modernité au niveau de la désorientation justement. Elle dit : nous, nous proposons un sens à l’existence et votre modernité ne propose rien du tout de ce genre, à part consommer des objets. En réalité, il faut substituer d’une manière ou d’une autre à la contradiction entre modernité et tradition une autre contradiction qui soit entre désorientation et orientation, mais pas dans la figure d’un retour aux orientations traditionnelles qui sont mortifères au sens strict.
D’une certaine façon, la désorientation est mortifère aussi à long terme, elle va créer des monstres mais elle est elle-même une décomposition lente d’un univers voué à rien d’autre qu’au développement de la consommation et à la concurrence de tous contre tous pour essayer de trouver la meilleure place consommatrice possible. On est aujourd’hui dans le règne absolu d’une fausse contradiction mortifère entre tradition et modernité. Le cadavre des dieux morts d’un côté et de l’autre, l’avenir indéchiffrable du développement du capitalisme dont on ne voit pas du tout où il mène l’humanité.
Et quand je dis communisme, je dis simplement : écartons la chose. Installons une contradiction différente. Et je pense que c’est exactement ce que propose Platon dans La République. Il dit : on est dans la contradiction entre démocratie et tyrannie, mais il fait une critique de la démocratie telle qu’il la voit à Athènes, et aussi la première critique très violente de la tyrannie. Il dit : il faut installer une autre contradiction que celle-là parce que, finalement, il y a quelque chose de commun entre tyrannie et démocratie. Il le montre d’une façon merveilleuse. Si le seul intérêt de la vie est du côté du consumérisme généralisé, de se croire libre mais sans la moindre idée de ce que veut dire cette liberté, on aura la tyrannie. Y compris au niveau général de l’analyse de la situation, il y a une pertinence de Platon.
Comment vous percevez les débats intellectuels un peu confus autour de ce qu’a représenté « l’esprit du 11 janvier » ?
Je pense que l’esprit du 11 janvier est pris dans la fausse contradiction, c’est ça le problème. En réalité, le contenu effectif de ce qui est appelé “république” est beaucoup trop faible pour se stabiliser par rapport au contenu mortifère du Dracula fondamentaliste. La république c’est un thème qui a été à mon avis épuisé très tôt dans le devenir de la Troisième République. Je le rappelle souvent, la Troisième République commence par le massacre des ouvriers de Paris au moment de la Commune. C’est son acte de naissance et ça n’a pu se créer qu’en éliminant l’autre hypothèse, l’hypothèse ouvrière. Cela continue avec un colonialisme déchaîné dont le bilan n’est pas encore fait. Après quoi, on a le premier grand massacre du siècle avec la figure de la guerre de 14, qu’on commémore. Mais on ne sait pas trop ce qu’on commémore. C’est en réalité une épouvante, littéralement, dont on sait très bien qu’elle n’avait aucun sens autre que le fait que les Anglais et les Français ne voulaient pas que l’Allemagne participe au gâteau colonial. On ne peut pas s’enchanter de ça. Et puis, s’agissant de la France, la Troisième République finit piteusement en se couchant devant Pétain. Alors, franchement, de la Commune à Pétain, en passant par la guerre de 14 et le colonialisme, la Troisième République…
Alors, on la concentre sur un point spécifique qui est la façon dont elle a tenté de régler la puissance subsistante de l’Eglise catholique avec la laïcité. Cela a été une espèce de concordat intérieur qui réglait, après un siècle de difficultés, la question du statut de la religion catholique dans le régime politique français. OK, très bien… mais ça ne suffira pas pour une boussole d’orientation aujourd’hui.
Le 11 janvier, les millions de gens qui ont manifesté l’ont fait dans l’élément d’une émotion. Il y avait un crime atroce, le crime des zombies justement, le crime des fondamentalistes, des fous religieux. Moi, je l’ai qualifié de crime fasciste parce qu’on tue les idéologies adverses. Cette émotion a été capitalisée et cristallisée par l’ensemble des Etats occidentaux réunis et les gens ont défilé derrière ça. Moi, je trouve ça piteux, à la fin des fins.
D’ailleurs, plus personne ne sait très bien ce que cette chose a été. J’ai été frappé de voir que, très vite, la grille d’analyse de ce qui s’est passé là était : est-ce que les sondages de Hollande vont remonter ? Ça donnait la hauteur de la chose, franchement. On sent bien qu’il y avait l’idée qu’il s’était passé là quelque chose de grand, alors qu’il ne s’était pas passé là quelque chose de grand. Il y a quelque chose qui n’était pas à la hauteur.
Par rapport à la République dont vous critiquez le cadre aujourd’hui, La République de Platon pourrait former une sorte d’horizon possible selon vous?
Je pense qu’au regard de la tradition mortifère, il faut être en état de dire : on propose une orientation véritable. On ne propose pas la maintenance de l’orientation qui est un mot mort, mais on montre l’urgence qu’il y a à proposer à l’ensemble des gens une orientation unificatrice et égalitaire, minimalement égalitaire, plutôt que la perpétuation de ce qu’il y a. Parce que, la République, c’est un mot valise pour désigner la perpétuation de ce qu’il y a. Tout le monde est républicain. Demain, le parti républicain sera dirigé par Sarkozy, on saura ce que c’est quand même. De même que républicain, ça désigne la réaction la plus noire aux Etats-Unis depuis les origines.
Qui peut porter cette orientation dans l’espace public ?
Alors ça… Je pense qu’à l’heure actuelle, on est sur une pente savonneuse. La configuration la pire, c’est que cette affaire de la République a pour essence l’indistinction progressive entre la droite et la gauche, contre les zombies. C’est tout ce que ça veut dire. Dans l’espace public, tel qu’il est constitué aujourd’hui, on va avoir l’opposition entre une masse républicaine plus ou moins indivise, un congrès de fusion entre l’UMP et le PS que Valls incarne assez bien et, de l’autre côté, le Front National qui est un gérant des débris de la tradition. Il essaie de rassembler les quelques débris de tradition qui existent pour s’installer dans le système comme tout le monde. C’est le courant général et on n’a pas les moyens, à l’heure actuelle, de le contrarier autrement qu’en projet. De même, Platon, malheureusement, n’a pas empêché le destin des cités grecques qui a été de s’effondrer sous la tyrannie de Philippe et d’Alexandre.
Vous dites dans la préface de La République de Platon que pour traduire cité idéale, vous employez trois expressions : politique vraie, communisme et cinquième politique. De quoi s’agit-il ?
Ce n’est plus lié à Platon parce qu’il décrit quatre politiques qui sont le régime militaire, qui est le plus ancien, ensuite le régime strictement oligarchique, le régime de la souveraineté des propriétaires. Le premier régime, c’est celui des grands capitaines conquérants, celui qu’on retrouve vaguement chez Homère. Puis vient le régime des propriétaires fonciers, ensuite c’est le régime démocratique athénien et le dernier, c’est la tyrannie que la démocratie prépare.
Il y a ainsi quatre politiques négatives pour lesquelles on pourrait trouver des correspondants contemporains : les dictatures militaires qui ont régné dans des tas de pays, le règne des latifundiaires, des grands propriétaires en Amérique latine, les démocraties que nous connaissons et puis les grandes dictatures fascistes. C’est ça le panorama contemporain.
La cinquième politique, c’est ce qui n’est pas ça. C’est le communisme idéal. Pour Platon, c’est la politique qu’il propose et elle vient en cinquième position. Mais je pense qu’aujourd’hui, je serais plutôt porté à dire qu’il y a quatre politiques possibles plutôt que cinq. Il y a l’opposition possible entre les politiques démocratiques et les politiques autoritaires, fascisantes. Il y a eu la figure des Etats socialistes qui était la troisième modalité. Ces trois politiques se sont expliquées pendant la Seconde Guerre mondiale. Finalement, c’était Hitler, Roosevelt et Staline. Et puis, il y a la politique manquante, la cinquième chez Platon, la quatrième chez moi, c’est-à-dire la nouvelle politique communiste.
Après l’effondrement des Etats fascistes et socialistes, on a progressivement l’hégémonie d’un état intermédiaire, qui est entre la démocratie libérale et la démocratie autoritaire. Le tout enveloppé par l’hégémonie du capitalisme planétaire. Donc, l’invention politique est hors de ce cadre-là et consiste à lui opposer une politique différente.
On s’éloigne un peu de Platon car il ne s’est pas trop intéressé à ce que seraient les moyens modernes de réaliser sa politique. Il en avait conscience parce que les jeunes gens le lui demandent. A la fin de ce qui est chez lui le IXe livre de La République, les jeunes gens lui disent : aujourd’hui, quoi finalement ?
Platon avait conscience que la question se posait puisqu’il l’a fait poser par les jeunes. Et Socrate répond, un peu comme moi : j’en sais trop rien, ça serait mieux que ça se passe plutôt que ça ne se passe pas et puis, si ça ne se passe pas ici, ça se passera peut-être ailleurs. Et si ça ne se passe pas aujourd’hui, ça se passera peut-être plus tard. Je suis toujours tenté de répondre ça, mais en réalité je pense que cette politique existe aujourd’hui à l’état liminaire sous deux formes. Dans l’effort purement théorique d’en proposer la nécessité et la possibilité. C’est mon travail et celui de quelques autres. Et elle existe aussi dans des expériences localisées très diversifiées, très complexes, qui fermentent, depuis des espèces de soulèvements, d’occupations.
Comme on a vu en Turquie, à New York, en Grèce, en Espagne, jusqu’à l’avènement de gouvernements incertains dont on ne sait pas trop ce qu’ils vont faire, comme Syriza en Grèce aujourd’hui, en passant par des expériences plus discrètes, mais peut-être porteuses, concernant tous les groupes qui s’occupent des questions du statut des étrangers dans les pays, des questions écologiques, etc. Il y a un fourmillement quand même militant que je vois quand je circule dans le monde entier.
Ce sont des gens qui font des choses que je vois et qui, pour l’instant, sont à l’état subliminal, qui ne se coalisent pas en une politique à proprement parler, mais qui sont un peu dans le même état que ce que, dans les années 1840, Marx appelait le mouvement ouvrier. Quand Marx parlait du mouvement ouvrier, il n’y avait pas de parti, mais il y avait les grèves des canuts lyonnais, le mouvement des briseurs de machines en Angleterre. Il y avait une agitation ouvrière et ce qui s’est créé petit à petit, c’est une espèce de rencontre ou de demi-fusion entre cette agitation ouvrière de plus en plus organisée, syndicalisée, et le marxisme comme travail intellectuel. Marx était sur les barricades en Allemagne, mais, par ailleurs, il venait de Hegel.
Quel est votre cousinage ou votre fraternité intellectuelle aujourd’hui dans le paysage de la pensée ? Vous sentez-vous un peu seul ou avez-vous des complicités ?
Non, je ne me sens pas vraiment seul. Même en France, je peux parler. Il y a des voisinages évidemment. Une philosophie est toujours singulière, elle est toujours seule d’une certaine façon. Il y a des raisons à ça. Ce qu’on appelle la philosophie, à vrai dire, c’est un ensemble de philosophies qui sont singulières. Il n’y a pas d’histoire plus violemment structurée par les noms propres que l’histoire de la philosophie. Il y a Badiou ! En même temps, si je discute avec Giorgio Agamben, avec Jacques Rancière, Toni Negri, c’est quand même le même univers au sens où c’est l’idée qu’en effet, il faut trouver un principe d’orientation.
C’est pour ça que j’ai monté des conférences internationales sur le mot communisme. On en a fait quatre, à Londres, Berlin, New York et Séoul. On va faire en 2016 un tandem entre Buenos-Aires et La Paz, ensuite ce sera Durban en Afrique du Sud. C’est l’occasion de rencontrer à la fois tous ceux qui travaillent intellectuellement dans des orientations de ce type autour du mot communisme et aussi des militants de différentes figures.
Le Comité invisible, c’est-à-dire largement Julien Coupat, je connais tout à fait. On n’est pas très amis, mais ce n’est pas important. Il y a toujours un moment où les expériences politiques sont en apparence divergentes, mais c’est le futur qui montre qu’elles ne l’étaient pas tant que ça. Cela s’est passé comme ça pendant tout le XIXe siècle. Le communisme avait d’innombrables significations différentes. Communisme utopique, Fourier, etc., et puis cette situation coagule petit à petit de façon complexe.
On est au début d’une période comme ça. Il faut comparer notre période plutôt aux années 1840 qu’au siècle dernier. On est beaucoup plus près de l’époque où Marx, Engels, Fourier, Proudhon débattent de l’idée alternative, en présence de mouvements très dispersés, très lacunaires, où l’idéologie est très importante parce qu’il faut d’abord partager une idée, que de ce qui s’est passé dans le siècle dernier où on avait au contraire un mastoc un peu monstrueux d’Etats socialistes, de partis communistes archi militarisés, tout ça s’est écroulé. On recommence…
Au début de l’entretien, vous nous avez parlé d’une troisième voie possible pour vous à vos débuts : les eaux et forêts. Quelle place aurait selon vous aujourd’hui dans une cinquième politique l’écologie, à l’heure du sommet international qui se prépare pour l’environnement ?
Je pense que le fait que le capitalisme soit une puissance dévastatrice au niveau naturel ne fait pas de doute et pour de multiples raisons. Donc, qu’il y ait un militantisme, des négociations entre Etats, correspond à la situation. Cela dit, je ne pense pas que ça puisse faire une politique à soi tout seul, pas plus que ne peut le faire une question isolée.
Parce que, quand vous avez une idée isolée, vous avez toujours la tentation de penser que, malgré tout, vous pouvez convaincre de votre bon droit les Etats existants. Lesquels font semblant que c’est le cas. En réalité, ils ne touchent pas au fond de l’affaire. Or, je pense vraiment que le fond de l’affaire est le capitalisme lui-même. C’est un régime prédateur. Prédateur de la matière humaine et aussi de la matière naturelle. Il n’a pas de principe de contrôle. Tout le monde se plaint que les décisions prises ne soient pas appliquées, mais c’est la loi des choses. Toutes les initiatives politiques qui se constituent dans un certain régime d’orientation et d’autonomie par rapport au système existant contribuent à ce recommencement et je les bénis toutes ! Après, je souris un peu parce que je vois que ça va dans le mur.
Par-delà le théâtre, beaucoup de philosophes s’intéressent aujourd’hui à la série télévisée. Est-ce votre cas ?
J’aime bien aussi les séries télé. Je connais parfaitement The Wire. Une série de haut niveau, c’est un instrument de présentification stylisée d’un certain nombre de problèmes de la société profonde assez remarquable C’est à mon avis l’équivalent de ce qu’a été au XIXe siècle le roman feuilleton. C’est son substitut.
De grands écrivains se sont inspirés du roman feuilleton. Dickens est le créateur de tout ça, mais même Les Misérables de Victor Hugo, c’est une sorte de roman feuilleton. Beaucoup d’autres ont été populaires et je pense qu’effectivement, la série télé aujourd’hui occupe cette place et est en état de nous figurer, de nous styliser la situation. Elle est, pour les meilleures de celles que j’ai vues, un instrument de diagnostic et d’éclaircissement de la désorientation justement. Les grandes séries montrent comment les choses patinent, comment elles se répètent, comment l’aboutissement positif est très incertain, comment, en fin de compte, à la fin de la série, on sait énormément de choses mais on est aussi toujours au même point. Elle montre ça très bien, l’insistance du réel. Elle traque l’insistance du réel.
Le théâtre peut-il résister à l’attrait des séries ?
Ce n’est pas comparable. Je pense que le théâtre et le roman feuilleton ont coexisté au XIXe siècle dans des fonctions un peu différentes parce que, j’y insiste dans mes écrits, le théâtre et le cinéma, ce n’est pas la même chose. Le cinéma et la série sont des choses fixées. Une fois que c’est fait, c’est fait. Tandis que le théâtre n’est jamais fixé. Aucune représentation n’est jamais strictement identique à une autre et ça a lieu devant vous. Ce que vous êtes en train de voir, on ne le reverra pas. C’est un petit événement chaque soir.
Propos recueillis par Fabienne Arvers et Jean-Marie Durand.
La République de Platon, d’Alain Badiou, mise en lecture Valérie Dréville, Didier Galas, Grégoire Ingold. Jusqu’au 24 juillet à 12h, jardin Ceccano, festival d’Avignon.
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