Alors que son équipe de scénaristes termine l’écriture de la cinquième et ultime saison, nous nous sommes mis dans les pas de Vince Gilligan, le créateur de la série.
Pour le glamour, on repassera. C’est dans une pièce anonyme d’une quinzaine de mètres carrés, au coeur de Burbank, banlieue de Los Angeles, que l’une des séries les plus admirées au monde s’écrit depuis 2008, autour d’une table remplie de gadgets antistress et de larges tableaux où s’accumulent les détails des scènes d’épisodes à venir. Ne cherchez pas ailleurs les six scénaristes et le créateur Vince Gilligan. Ils sont là pendant plusieurs mois chaque année. De 10 heures à 17 h 30, ils échangent leurs idées, fulgurantes ou non, sur les aventures tragiques et parfois comiques de Walter White, le loser devenu dealer de meth, héros de Breaking Bad. Leur meilleur ami. Leur cauchemar. « C’est le lieu créatif le plus important, prévient la productrice Melissa Bernstein. Si rien n’avance ici, rien n’avance nulle part. » Arborant son éternelle petite moustache, Vince Gilligan plaisante à peine quand il raconte avoir l’impression de faire partie « d’un jury assigné à résidence ».
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Comme toutes les séries télé depuis les années 40, Breaking Bad s’élabore en flux tendu – il faut produire douze épisodes par an. La nouveauté ? Depuis une décennie environ, le processus est devenu plus complexe car hybride. Au caractère industriel de la fabrication des épisodes s’ajoute désormais la nécessité de respecter la vision personnelle d’un auteur. Comme Kurt Sutter (Sons of Anarchy), David Simon (Treme), Aaron Sorkin (The Newsroom) et quelques autres à Hollywood, Vince Gilligan a tout pouvoir sur sa création. Et cela n’a rien d’évident.
« Vince ne croit pas à la théorie de l’Auteur à la télévision, car il sait à quel point une série nécessite un travail collectif, explique Melissa Bernstein. Mais l’un et l’autre ne sont pas forcément contradictoires. »
Nouvelle star de la télé moderne, le showrunner ne se définit pas comme une figure créative isolée, peintre ou écrivain. Il ne ressemble pas non plus à un réalisateur de cinéma régnant sur son plateau. L’analogie la plus juste est à chercher du côté de la mode ou des fourneaux. Comme beaucoup de stylistes et de grands chefs, le patron de Breaking Bad navigue en permanence entre une appréciation générale des événements et un regard pointu sur les détails. Il est impliqué dans tous les éléments du processus de création, qu’ils soient triviaux ou immatériels. Pour lui, chaque saison ressemble à un marathon. « En termes de méthode et d’approche créative, j’ai tout appris auprès de Chris Carter, le cerveau des X-Files, qui m’a donné ma chance, affirme Gilligan. Tout commence avec des sessions d’écriture en huis clos. Avec mes scénaristes, nous imaginons le récit brique par brique, presque geste par geste. Cela nous prend de plus en plus de temps car la série existe depuis quatre ans et mène désormais sa vie propre. Au début, deux semaines par épisode suffisaient. Depuis la saison 4, c’est trois au minimum. »
Sans équivalent dans notre langue, cette première étape décisive est nommée, en anglais, « break the story » – littéralement, « casser l’histoire ». La traduction la plus fidèle se rapprocherait sans doute d’un néologisme comme « ouvrir l’histoire ». La libérer. Dans la pièce sanctuarisée de Burbank, on laisse le récit s’ouvrir comme une fleur, à force de stimuler l’imaginaire. Submergée de séquences passées, présentes et futures, la petite bande se coupe la parole, s’engueule, se réconforte, cherchant à définir la trajectoire la plus cohérente mais aussi la plus surprenante pour Walt, Jesse, Skyler, Hank et les autres personnages de Breaking Bad. Cela passe moins par des discussions théoriques ou psychologisantes que par un éloge de l’action, compas moral d’un personnage.
http://www.youtube.com/watch?v=_SnXzfuZu5I
Les idées qui sortent de la salle d’écriture sont souvent très visuelles (le matin de notre présence, Vince Gilligan imagine le héros portant son enfant dans une main, tenant un pistolet dans l’autre, vu de dos), comme s’il fallait constamment se figurer les créatures de la série en mouvement. C’est à ce prix que les règles ordinaires de la télévision se tordent. « Il y a quelques mois, un des scénaristes est venu me voir avec fierté car il avait écrit quatre pages sans un mot de dialogue », se rappelle le showrunner. L’équipe de Breaking Bad affectionne les expériences, même s’il y a un prix à payer pour cette minutie. « Ils passent des jours, parfois des semaines sur une seule scène », note la productrice et réalisatrice Michelle MacLaren. Le processus est si pointilleux que Vince Gilligan considère l’écriture concrète du scénario comme « l’étape la moins difficile ». D’ailleurs, il écrit rarement les scripts lui-même.
« Je n’ai pas le temps et j’ai confiance en mon équipe. Quand l’un d’entre nous s’isole pour mettre en forme ce dont nous avons décidé collectivement, cela lui prend deux semaines, voire moins dans les périodes tendues, comme les fins de saisons. »
Si un problème survient, le créateur peut toujours reprendre un scénario qui ne lui convient pas, avant de passer à autre chose. Car les problèmes surgissent partout. « Nous devons être capables de joindre Vince à tout moment quand il est à Los Angeles, explique Melissa Bernstein. Les tournages ont lieu à Albuquerque, distante de mille kilomètres. Il n’est pas souvent là. Je passe mon temps à prendre des photos d’un décor, du maquillage d’un acteur, pour les lui envoyer avec mon téléphone. Ainsi, il valide immédiatement… ou pas. Dans une scène de la saison 5, le personnage de Lydia porte des chaussures dépareillées. Pour lui, elles étaient une extension du personnage. Je lui ai envoyé des tonnes d’images avant qu’il dise oui ! Vince est aussi vigilant sur le casting, il est présent au montage, où il enlève six images par ci, trois images par là. Il jongle un peu tout le temps… »
La liste est encore longue des moments où l’on empêche ce garçon si affable de dormir sur ses deux oreilles. « Chaque épisode se tourne en huit jours, avec une semaine de préparation, raconte Michelle MacLaren, qui a réalisé neuf épisodes de Breaking Bad et supervise les réalisateurs freelance qu’emploie la série. C’est un peu comme une opération militaire. Quand un réalisateur arrive, on organise une réunion à laquelle Vince participe depuis Los Angeles, en visioconférence. Ensemble, nous relisons le script page par page. Puis les techniciens commencent à poser leurs questions : ‘Tu le veux gros comment, ce paquet de meth qui est à la page 35 ?’ Ensuite, on part visiter les décors, finaliser les choix de casting. Tout le monde a mille décisions à prendre, même si Vince reste celui qui tranche en dernière instance. Le soir, au restau, on ne sait même plus quoi commander tant on a décidé de trucs dans la journée. »
Les seules limites à l’autorité de Vince Gilligan et aux désirs de ses scénaristes sont celles du temps et de l’argent. « Quand ils nous ont demandé un train de marchandises en début d’année, on a accusé le coup avant de trouver des solutions », se souvient Melissa Bernstein en riant. Selon les sources, le budget alloué par Sony Pictures (qui coproduit Breaking Bad avec la chaîne AMC) est d’environ trois millions de dollars par épisode. Confortable mais pas incroyable, quand sur HBO, l’extravagante Game of Thrones coûte deux fois plus cher. Vince Gilligan connaît sa chance.
« Là où Sony et AMC sont vraiment généreux, c’est dans le temps accordé à la postproduction, tout ce qui vient après le tournage. Le montage a lieu juste au-dessus de la salle d’écriture. Une fois que le réalisateur a terminé son travail, je dispose d’une petite semaine pour terminer chaque épisode. Nous poursuivons le processus longtemps après que le dernier clap a retenti sur le plateau. J’aime la salle de montage, je m’y sens à l’aise pour apporter la touche finale, plan par plan. Je suis un fignoleur dans l’âme. »
À peine le grand échalas à l’accent traînant a-t-il terminé sa phrase que l’évidence saute aux yeux. Avec son obsession pour les détails, le travail bien fait et les protocoles huilés, Vince Gilligan manufacture Breaking Bad exactement comme son héros Walter White, chimiste de formation, fabrique ses kilos de drogue pure. L’autoportrait est peut-être oblique, mais il est saisissant. « C’est exactement ça ! », s’exclament en choeur Michelle MacLaren et Melissa Bernstein. L’intéressé n’essaie même pas de protester.
« Je suis un control freak, comme Walter White. Je serais plus heureux sans l’être. Je sais que la vie est trop grande pour être contrôlée. Je ne contrôle même pas mes émotions, les petites choses… Donc, c’est agréable pour moi de disparaître dans un univers de fiction que j’essaie de maîtriser. » À la différence notable de son héros, Vince Gilligan n’a tué personne, jusqu’à preuve du contraire. Sa réputation à Hollywood est plutôt celle d’un gentil, loin des monstres d’ego notoires comme le créateur de Mad Men, Matthew Weiner. « Il laisse ses collaborateurs s’exprimer, abonde Michelle MacLaren. Un type brillant comme Rian Johnson (réalisateur de Looper – ndlr) a été conquis et il est revenu réaliser un deuxième épisode. C’est aussi ça, la méthode Vince Gilligan. »
Le maître de Breaking Bad a encore quelques mois pour compter les points qu’il a en commun avec la créature qui occupe ses journées. Car les derniers moments de sa série se profilent. Les huit derniers épisodes vont être tournés à partir de décembre et diffusés l’été prochain aux États-Unis. Un choix délibéré. « Vince dit qu’il vaut mieux quitter une fête quand elle bat son plein et je pense qu’il a raison », éclaire l’actrice Anna Gunn, qui interprète Skyler, la femme de Walt.
« Je suis obsédé par les séries qui deviennent mauvaises avec le temps, complète Vince Gilligan. J’ai envie que les gens se souviennent de Breaking Bad comme ayant toujours progressé. À l’heure où je vous parle (la rencontre a eu lieu mi-septembre – ndlr), nous avons imaginé deux épisodes sur huit. Arriver au bout et impressionner les gens, c’est ce qui m’angoisse le plus. Quand on aura terminé, je me rendrai compte que j’ai passé un pourcentage énorme de ma vie sur cette série. Je serai triste, brisé, j’aurai probablement besoin de médicaments. »
Il éclate de rire, mais on jurerait qu’il ne plaisante pas.
http://www.youtube.com/watch?v=4DBOtzeppLo
Breaking Bad saison 4 chaque vendredi, jusqu’au 7 décembre, à 22 h 20 sur Arte (DVD disponible le 19 décembre). La première partie de la saison 5 sera diffusée sur OCS début 2013
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