Soumission est sorti en librairie le 7 janvier, le jour du massacre à Charlie Hebdo. Un an plus tard, le romancier récuse les accusations d’islamophobie et reproche à l’Etat son désengagement en matière de sécurité.
Après les attentats du 13 novembre, tu as écrit un texte très énervé dans le Corriere della serra, contre la politique française…
Il y a eu de l’émotion, des bougies, mais pas un seul examen des politiques menées ces dernières années ; je sens bien pourtant que de grosses erreurs ont été commises, et qu’elles ne seront jamais jugées. C’est la conséquence de la domination des chaînes info, qui sont uniquement dans l’immédiat et dans l’émotionnel, et vous transforment en zombie amnésique. Cette amnésie est quand même un problème, au cas par exemple où on souhaiterait voter.
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Qui aujourd’hui est capable de se souvenir de ce qu’Alain Juppé a bien pu foutre au cours de sa carrière politique ? Le pire est que c’est pour ça qu’il sera élu. Je ne sais pas si je suis plus énervé par la gauche ou par la droite. On peut commencer par dédier un mot de mépris particulier aux écolos. Il y a peu d’années, ils faisaient un forcing pour l’entrée de la Turquie dans l’Europe, allant jusqu’à s’opposer à la loi mémorielle sur la reconnaissance du génocide arménien, pour éviter d’indisposer les Turcs. Si on les avait écoutés, aujourd’hui l’Europe aurait une longue frontière commune avec l’Etat islamique.
Pour la diminution des effectifs de la police, même si j’ai oublié l’enchaînement exact, mes soupçons se portent sur Sarkozy. Aujourd’hui la droite est exaspérante, à arriver la bouche en cœur, comme s’ils venaient de se rendre compte que des fonctionnaires, quand même, ce n’était pas complètement inutile.
Je vais faire une parenthèse moins intéressante : je suis juré au prix 30 millions d’amis, et à ce titre j’ai lu un bon livre d’Anne de Loisy sur la filière viande. Le résultat de son investigation est effarant : tôt ou tard, on va avoir une catastrophe sanitaire majeure, car on a drastiquement réduit le nombre de vétérinaires en charge du contrôle des abattoirs, ils n’y arrivent simplement plus. C’est le même problème.
Mais le plus choquant est de voir la droite continuer à se revendiquer du gaullisme, alors qu’ils mènent depuis quarante ans une politique exactement inverse. Une des premières décisions que prendrait de Gaulle aujourd’hui serait de quitter l’Otan – et, accessoirement, l’espace Schengen. Il y a eu l’exception Villepin-Chirac, au moment où ils ont refusé d’entrer en guerre contre l’Irak, guerre particulièrement stupide et honteuse. Les interventions militaires ne servent presque à rien, le terrorisme est trop multiforme.
On n’aurait pas dû intervenir militairement contre Daech ?
Je n’ai jamais connu de monde sans terrorisme. Les premiers dont je me souvienne, ce sont les Palestiniens, puis il y a eu le Hezbollah (je me souviens très bien des attentats de 1986, j’avais deux heures de métro par jour, c’était très anxiogène). Puis les islamistes algériens en 1995. Puis Al-Qaeda, et enfin Daech. Tous ces groupes n’ont pas disparu ; les terroristes qui ont attaqué Charlie étaient liés à Al-Qaeda ; les islamistes qui ont décapité Gourdel en Algérie existaient avant Daech et existeront après lui. Laisser croire qu’on aura éradiqué le terrorisme une fois Daech vaincu, c’est une imposture.
Il y a deux formes d’interventions militaires : les catastrophiques, qui créent le chaos (type Irak ou Libye), et les inutiles, type Afghanistan : dix ans plus tard, les Américains sont repartis sans avoir en rien modifié la situation (les Talibans se sont juste repliés un peu plus loin ; les gens de l’Etat islamique feront pareil).
L’idée d’ingérence humanitaire me paraît plutôt venir de la gauche (mais là aussi c’est une impression, je n’ai pas de preuves). Idée extravagante : tu prends un pays inscrit à l’ONU, tu décides que son dirigeant est méchant et tu lui déclares la guerre. Voilà une source de guerres sans fin. Pour l’Irak, au moins, Bush avait monté un baratin d’Etat sur le thème des “armes de destruction massive” : baratin minable, mal ficelé, mais enfin ils avaient fait l’effort. Pour la Libye, rien du tout, l’arbitraire pur. Qualifier ces guerres de néocoloniales, en quoi est-ce inexact ?
Je ne dis pas comme Michel Onfray que ces guerres sont injustifiables (certaines sont la réponse légitime à une agression) ; je dis qu’elles sont inutiles. Aucune action militaire ne permettra de vaincre le terrorisme ; ce qui ne veut pas dire qu’on ne peut rien faire. Les Américains se prennent depuis longtemps pour les gendarmes du monde, avec pour principal résultat de propager le chaos ; nous avons accepté un rôle de gendarme adjoint, c’était déjà une erreur.
Mais au moins ils se protègent, on n’entre pas facilement aux Etats-Unis, les contrôles sont réels, alors qu’en France c’est une passoire, on n’a même pas eu ce bon sens élémentaire de sécuriser nos frontières. Les Américains ont pratiquement réussi à éviter les attentats sur leur sol depuis le 11-Septembre, alors qu’ils restent la cible mondiale numéro un. Non, j’insiste : nous sommes vraiment gouvernés par des irresponsables.
Quelle serait la solution ?
Vu le comportement déraisonnable des politiques, mon obsession pour la démocratie directe m’a repris. Cela consisterait à modifier les lois par référendum, et uniquement par référendum. Le budget pourrait être géré de la même façon. Il y a un sujet qui occupe 80% du débat politique, c’est le libéralisme, et je le trouve posé de manière effroyablement simpliste.
Quand j’ai publié Extension du domaine de la lutte, je travaillais à l’Assemblée nationale ; je me souviens d’avoir été choqué par l’avidité avec laquelle les hommes politiques se jetaient sur leur revue de presse ; avidité bien supérieure à la mienne. Alors que j’étais un jeune auteur qu’on pouvait excuser d’avoir envie de faire parler de lui ; je les imaginais plus posés, moins obsédés par leur image médiatique. Ils font de la com, et rien d’autre n’existe à leurs yeux.
Il est faux de penser que les gens se désintéressent de la politique, ils s’y intéressent au contraire de manière très précise et ont envie de donner leur avis : ils désapprouvent certaines dépenses publiques, ils souhaiteraient en augmenter d’autres, mais ils ne font plus confiance à leurs soi-disant représentants, ils veulent pouvoir se prononcer eux-mêmes. Quand quelqu’un emploie le mot “populisme”, je me dis que ça dissimule un mépris profond pour la démocratie. De même quand on souligne le côté “irresponsable”, “émotif” du peuple, alors que les dirigeants seraient guidés par la raison ; je pense exactement le contraire.
Un mot sur Manuel Valls ?
Manuel Valls est à la fois énergique et dénué de sang-froid, ce qui est la combinaison la plus dangereuse pour un homme politique.
Au début de l’année, il avait déclaré : “La France, ça n’est pas Michel Houellebecq”…
Oui… manque de calme.
Comment as-tu vécu cette année ?
L’année a été très sombre. Et puis il y a une nouveauté dans ma vie : pour la première fois, je suis protégé par la police. Ce n’est pas injustifié, je suis devenu très célèbre, n’importe qui peut me reconnaître, dont éventuellement des individus qui me seraient hostiles. C’est un mode de vie étrange. Leur but est que je puisse vivre comme avant, mais ça ne marche pas tout à fait. En réalité j’essaie de regrouper mes déplacements, et la plupart du temps je ne sors pas de chez moi.
Parce que Soumission a été perçu par certains critiques comme islamophobe ?
Oui. Et la police a été choquée par son échec à protéger Charlie, ils ont eu une rallonge budgétaire, ils peuvent protéger davantage de gens, et en effet je fais partie des cibles possibles.
Comment as-tu vécu la sortie polémique de Soumission ?
Ça n’a pas été juste une sortie de livre, mais une chose d’un autre ordre. Je me suis résigné à l’idée que je n’étais plus un sujet littéraire. J’ai accepté que les choses aient changé. Même si je ne comprends pas totalement pourquoi. Et puis cela a été mélangé à l’horreur de l’ensemble, qui était forte.
Cela dit, je suis d’accord dans une certaine mesure avec mes détracteurs : ce n’est pas un livre islamophobe (dire ça était quand même très bête), mais c’est un livre dérangeant. Il ne fait pas de concessions et ne propose pas de solutions. Le problème y est posé assez durement. Mais je n’ai pas à me justifier, à part que je suis là pour faire œuvre littéraire, pas pour régler les problèmes de la société.
Pourquoi est-ce un texte dérangeant ?
Le livre ne dit pas qu’on va s’en sortir, qu’on est une société unie et solidaire, que tout ça va être laïque et sympa. Il y a des divergences de valeurs réelles. Je n’ai rien à proposer pour vivre ensemble. Il y a un personnage occidental pas très heureux, qui n’a aucune conviction assumée et est un peu prêt à n’importe quoi. D’ailleurs, il n’y a même pas de vrais musulmans dans ce livre, juste des politiques qui utilisent l’islam.
Qu’as-tu fait cette année ?
Après les attentats de Charlie, tout a changé. L’essentiel était de dire que si on veut écrire contre l’islam, on a le droit. On a le droit au blasphème ; ce n’est pas négociable, la liberté d’expression fait partie des valeurs du pays dans lequel j’ai grandi. Je me suis donc retrouvé à défendre l’islamophobie par principe. Ça a été globalement très pénible : la liberté en général, le droit de blasphémer, on a perdu sur ce front. Le “oui mais quand même, faut pas exagérer”, au final, a gagné. Très vite après Charlie, on a commencé à entendre des gens dire que les dessinateurs avaient “quand même été trop loin”. Sans même parler d’Emmanuel Todd.
J’ai commencé à travailler sur une exposition de mes photos au Palais de Tokyo, en juin, enfin… il y a mes photos mais aussi quelques artistes invités, dont Robert Combas. Il y a aussi le film adapté de Rester vivant, réalisé par des Hollandais et interprété par Iggy Pop.
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