Pour ne pas bosser seuls dans leur coin, des travailleurs indépendants mettent en place des plate-formes pour coworker… à la maison. Un outil pour booster sa créativité ou une façon de “positiver” sa précarité ?
Pendant que Céline installe son ordinateur pour commencer à travailler, Marie a préparé du thé, et elle est en train de faire des cookies. Après, elle rejoindra Céline pour commencer à bosser elle aussi. Pas d’open space ni de machines à cafés pour ces deux travailleuses indépendantes, mais une grande table et un canapé. Leur bureau pour la journée, c’est l’appartement de Marie ; aujourd’hui, c’est coworking à domicile.
Céline Martinet Sanchez est l’une des cofondatrices de Cohome, un site qui met en relation des freelances. L’idée : leur permettre de faire du coworking à moindre coût, à la maison. Cohome est l’une des quelques options françaises laissées aux “entrepreneurs fauchés” – comme se décrit Nafissa, une “cohomeuse” – qui ne veulent pas débourser 250 euros par mois (minimum…) pour louer un bureau dans un espace de coworking. Et qui en ont marre de rester seuls et cloîtrés dans leur studio, condamnés à travailler sur la table de la cuisine, en quête de motivation.
De plus en plus de travailleurs indépendants dans le numérique web designers, graphistes, conseillers en communication, community managers… Tout un tas de “nouveaux métiers” nécessitent comme seuls outils de travail (ou presque) un ordinateur et une connexion Internet. Un paramètre qui pousse de jeunes actifs de ces secteurs à travailler en freelance.
Si la part des travailleurs indépendants en France reste l’une des plus faibles d’Europe (2,5 millions de personnes hors secteur agricole, 965 000 si l’on enlève les professions libérales et les artisans), elle augmente ces dernières années, “en particulier dans le secteur des services, comme l’informatique, le design, le conseil, les services aux personnes…”, précise Marie-Christine Bureau, sociologue chargée de recherche au CNRS :
“Le rapport Mettling [rapport sur la transformation numérique et la vie au travail remis à la ministre du Travail le 15 septembre 2015, ndlr] estime qu’un travailleur du numérique sur dix exerce son activité en dehors du salariat.”
Dans ce domaine où les conditions des emplois salariés sont souvent précaires, l’indépendance permet aussi une plus grande autonomie, notamment grâce au statut d’auto-entrepreneur. Mais “plus qu’un choix absolu, c’est plutôt une rationalisation du fait que ces travailleurs n’ont pas d’autre choix, nuance Christian Mahieu, sociologue chercheur au CNRS qui s’intéresse aux lieux de coworking. Plutôt que de rester au chômage, ils choisissent de devenir freelance, et veulent voir le côté positif de cette situation en s’organisant autrement.”
Un Airbnb du coworking
“Il y a de plus en plus de travailleurs nomades”, remarque ainsi Florian Delifer. Lui-même appartient à cette corporation en plein essor, et lorsqu’à San Francisco, l’appartement qu’il partageait avec ses amis est devenu leur lieu de travail, ils ont eu l’idée d’Office Riders : proposer aux particuliers de louer leur appartement à des travailleurs indépendants, le temps d’une journée, d’une semaine, ou plus. Office Riders s’affiche comme le Airbnb du coworking.
Les deux sites se ressemblent : photos des appartements, profils des hôtes… et tarifs concurrentiels : mises à part quelques exceptions, “rider” pour la journée coûte environ 20 euros.
“Cohome face à Office Riders, c’est un peu Airbnb face à couch surfing, analyse Vincent, qui a testé le deuxième. C’est moins cher (généralement 5 € maximum la journée), et il y a ce côté communauté, interaction.” De son côté, Jüne, illustratrice indépendante, a tenté de faire vivre Hoffice, un concept importé des pays scandinaves, à Lyon. Même principe que les deux autres, avec une différence notable : la gratuité totale. “On a fait une seule session, ça n’a pas pris. Je crois que les gens préfèrent payer”, en déduit-elle.
“Avec Cohome, les hôtes sont libres de faire payer ou non, décrit Laura Choisy, cofondatrice. Mais on a remarqué qu’en payant, les personnes se sentent engagés, et font moins souvent faux bond. Et puis, accueillir trois ou quatre personnes chez soi, ça a un prix : la wifi, l’électricité, l’eau, … et ce sans compter le thé, le café et les gâteaux… !”, ajoute-t-elle, en parlant de “défraiement” plus que de tarif.
Mais Jüne préfère ce côté gratuit : “En venant chez moi, ces personnes me rendent service. Ça ne me dérange pas de leur offrir un bureau, la wifi et du café.”
Comme à la maison, des collègues en prime
Car si tous ces travailleurs indépendants cherchent à sortir de leur solitude, c’est qu’ils voient beaucoup d’avantages dans le coworking : “C’est bon contre la procrastination”, “ça rebooste”, “ça donne un rythme : faire des pauses, ne pas finir trop tard…”
Outre l’avantage économique, beaucoup voient dans le coworking à domicile un côté beaucoup plus convivial que dans de grands espaces où parfois, personne ne se parle, témoigne Vincent : “On est en plus petits effectifs, et on se sent chez soi même chez les autres, alors que dans des bureaux partagés, chacun reste dans son coin, et ça ne change pas beaucoup d’un open space.” Mais pour certains entrepreneurs “sans local fixe”, la solitude est parfois nécessaire.
Sans engagement sur la durée, Cohome, Office Riders ou encore Hoffice laissent ainsi une plus grande flexibilité à leurs utilisateurs, qui ne veulent pas payer un abonnement au mois. Blandine, consultante indépendante et adepte d’Office Riders, a souvent besoin de rester seule pour mieux se concentrer ; mais quand elle veut organiser des réunions avec des clients, louer un appartement via ce site lui permet d’avoir “un endroit sympa, à un prix qui défie toute concurrence. Mais je n’y inviterai pas n’importe qui, car c’est assez intimiste, et ça renvoie une certaine image de ma boîte”, nuance-t-elle.
Positiver sa précarité
Pour le sociologue Christian Mahieu, cette manière de travailler traduit une “nouvelle façon d’appréhender la distinction entre vie professionnelle et personnelle”. S’il y a un effet de génération, “il y a une plus grande diversité d’âge qu’on ne le pense”, détaille le chercheur. Car ce qui définit ces travailleurs, c’est avant tout leur activité indépendante, souvent sur fond de fragilité économique.
Avec d’un côté, des personnes comme Marie ou Laura, qui peuvent accueillir des gens chez elle, et de l’autre, des travailleurs comme Vincent, ou Blandine, qui ont besoin, de temps en temps d’un local et/ou d’interactions, le coworking à domicile est l’une des façons de “repositiver” des situations parfois difficiles à gérer. Et quand, en prime, les tarifs sont bas, les gens sympas, et que le café est à volonté… l’environnement de travail est tout de suite plus agréable.