En mélangeant guitares sèches et beats hardcore, souvenirs haïtiens et quotidien de Brooklyn, les Fugees ont donné au hip-hop un rap fécond et au monde ébahi quelques tubes effrontément sensuels : Fu-gee-la ou Nappy heads. Enfin de retour en France, ils jurent que leur maman les tuerait si elle les voyait avec dreadlocks et boucles […]
En mélangeant guitares sèches et beats hardcore, souvenirs haïtiens et quotidien de Brooklyn, les Fugees ont donné au hip-hop un rap fécond et au monde ébahi quelques tubes effrontément sensuels : Fu-gee-la ou Nappy heads. Enfin de retour en France, ils jurent que leur maman les tuerait si elle les voyait avec dreadlocks et boucles d’oreille.
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« ooh la la laa ! It’s the way that we sound when we doin’ our thing. » Bien difficile ces derniers temps de passer à côté du refrain de Fu-gee-la, le tube calibré qui pourrait bien faire vibrer les foules ensoleillées, de Palavas-les-Flots à Saint-Brévin-l’Océan. Les Fugees font partie de ces rares bonnes surprises du paysage radiophonique français, album que votre petite sœur s’empressera de squatter et que vous retrouverez, après bataille rangée, classé à la lettre F, entre East 17 et Guns N’ Roses. Le destin peu ordinaire d’un groupe qui passait, il y a peu, pour farouchement alternatif au sein de la scène rap américaine.
La saga Fugees débute on ne peut plus classiquement : deux potes de fac, Prakazrel « Pras » Michel et Lauryn Hill, jettent les bases d’un premier groupe, le Tranzlator Crew, dans lequel ils seront bientôt rejoints par Wyclef Jean, cousin de Pras. La cohabitation de ces trois fortes personnalités aboutit en 93 à la création de Blunted on reality, premier album qui ne recevra qu’un accueil mitigé auprès du public américain peu sensible aux incursions acoustiques de la guitare de Wyclef dans un rap qui péchait par un manque d’originalité dans le débit des deux cousins. A cette époque, beaucoup considèrent que ces deux-là font de l’ombre à la voix douce et profonde de la belle Lauryn à qui l’on conseillera même de poursuivre en solo. Salaam Remi KRS One, Channel Live viendra remettre le groupe sur orbite en remixant le titre Nappy heads, bel effort qui rencontrera l’assentiment général du public dans un style nettement plus conventionnel. Mais qu’importe, ce remix constitue la carte de visite indispensable aux Fugees pour intégrer la grande famille du hip-hop, laquelle supporte habituellement assez mal les écarts de conduite.
Pendant que Lauryn reste cloîtrée dans sa chambre pour se remettre d’une extinction de voix contractée dans la nuit parisienne à la sortie du club de L’Orée du Bois, où les Fugees ont improvisé au micro dans l’admiration générale , Wyclef, le plus loquace des deux cousins, s’étonne encore du triomphe du single Nappy heads, en 93. « C’est le producteur Salaam Remi qui nous a fourni l’idée de la boucle instrumentale du morceau. A partir de cette base, les paroles sont venues d’elles-mêmes. « Yo Mona Lisa can I get a date on Friday »… Très vite, tout le monde s’est mis à chanter ces quelques mots dans Brooklyn. Salaam est le premier producteur avec lequel nous nous soyons vraiment entendus. Nous sommes conscients de ce qu’il nous a apporté et nous savons que sa présence a contribué à notre succès, mais si Nappy heads n’avait pas aussi bien marché, je crois que ça n’aurait pas changé grand-chose à la suite des événements. Nous serions quand même arrivés au dernier album The Score qui se vend aujourd’hui comme des petits pains. Mais nous sommes restés proches de Salaam : pour preuve, nous lui avons demandé de venir travailler sur le single Fu-gee-la. » Comprenant qu’on ne change pas une équipe qui gagne, les « réfugiés » (re-fugees) sont donc restés unis dans l’effort créatif, malgré les rumeurs persistantes de séparation rumeurs démenties de la plus belle manière qui soit par The Score, triomphe mondial. Un succès justifié pour un groupe qui a su opportunément tirer les enseignements des critiques. Car avec le temps, le phrasé des deux fils de réfugiés haïtiens a mûri : Wyclef joue désormais à merveille de son accent caribéen, mêlant quelques intonations ragga au détour de ses rimes. Pras, lui, délivre ses textes sur un phrasé sous forte influence Method Man c’est qu’entre-temps le cyclone Wu-Tang s’est abattu sur la Côte Est américaine. De son côté, la troublante Lauryn a compris que sa voix pouvait faire des ravages : elle en use maintenant avec une science rusée. Tout au long de The Score, ses rimes impeccables et ses refrains soul glacent le sang on ne s’est pas encore remis de l’intro de Ready or not. Sûre de son coup, elle se permet même une reprise solo réussie du Killing me softly de Roberta Flack. Plus heureuse que Wyclef, qui martyrise amoureusement Bob Marley sur un No woman, no cry incongru sur cet album concept, bâti autour de sketchs insistant sur des thèmes récurrents : les pompeurs de style en manque d’inspiration How many mics, Zealots , la maréchaussée The Beast ou encore les faux-semblants qui inondent cette époque The Mask. « Eh oui, j’ai osé reprendre Bob Marley, explique Wyclef. J’écoute sa musique depuis l’âge de 13 ans. En débarquant d’Haïti, j’ai atterri directement à Brooklyn, en plein quartier jamaïcain où la musique reggae était omniprésente. Je suis allé en Jamaïque l’année dernière et j’avais emporté avec moi une cassette de la reprise que je venais d’enregistrer. Un soir, je l’ai fait écouter à des gars qui ont complètement craqué sur le morceau et m’ont demandé si le mec qui chantait était jamaïcain, s’il était rasta. »
Exercice d’humilité vite balayé par le réveil de Pras, qui réputation de mauvais garçon oblige se lance dans un long et emphatique discours à l’arrogance somme toute assez convenue pour un Américain en goguette à Paris. « La carrière des Fugees ne pourra jamais être démolie ou sauvée par un seul homme. Seul Dieu a ce pouvoir. Ce destin, c’est une question de foi et la foi, nous l’avons. C’est elle qui nous a fait venir aux Etats-Unis, Wyclef et moi. C’est elle qui nous permet d’atteindre ce que nous accomplissons aujourd’hui, même si ce n’est qu’un commencement. Il nous a fallu six ans pour réussir à nous imposer à Brooklyn et dans le New Jersey, six ans pour que les gens s’habituent à notre son. Nous avons été les premiers à mélanger guitare acoustique et beats hardcore. Au début, les gens n’étaient pas très réceptifs à ce genre d’innovations. Maintenant que le son Fugees s’est imposé, notre carrière peut réellement commencer. Notre but est de construire des fondations solides autour desquelles il sera possible d’évoluer. Avec ce groupe, on veut voir loin : réussir une carrière sur le long terme, comme les Rolling Stones. Les Rolling Stones du rap, tu vois le truc ? Besoin de 5 millions de dollars ? On part en tournée ! Une Cadillac ? On sort un disque ! »
La belle Lauryn Noelle Hill se montre enfin. Sourire béat, un rien Tex Avery, du journaliste et œillades appuyées de Pras : « Alors, t’as vu ? Aussi jolie qu’en photo, non ? » Certes… Interrogée sur le déclin du hip-hop politisé aux Etats-Unis, Lauryn retrouve sa voix. « Je ne suis pas sûre qu’aujourd’hui il y ait moins de conscience dans le rap qu’à la fin des années 80. Nas, AZ ou Genius : ces gars-là écrivent des textes profondément ancrés dans leur époque, en phase avec le monde de la rue. Ils parlent un langage que tout le monde n’est pas en mesure de comprendre, mais qui touche les principaux intéressés. Ces types-là rappent sur des histoires très réalistes. Et qu’ils les aient vécues ou non n’est pas le plus important : le principal est la morale qu’ils en tirent au final. »
Impossible de rencontrer les Fugees en faisant l’impasse sur les origines haïtiennes de Wycleff et Pras, qui vaudront au groupe son étiquette « alternative » au sein de la galaxie hip-hop. « Venir d’ailleurs donne un regard différent sur les choses et sur la musique en particulier. Mais pour nous, au début, c’était plutôt fatigant. La presse utilisait nos origines comme un gimmick bien pratique : haïtien ceci, haïtien cela. » Elevés dans le strict chemin tracé par la toute-puissante Eglise catholique omniprésente sur l’île , les deux cousins évoquent avec effroi le poids des traditions. Fils de prêtre, Wyclef n’oserait pas se pointer à la maison avec des dreadlocks. « Si je fais ça, je suis un homme mort ! » De son côté, Pras aimerait se faire percer l’oreille. Impossible. « Avec un truc planté dans le lobe, ma mère me renie. » A priori anecdotiques, ces révélations dévoilent le côté bien élevé d’un groupe épargné par la violence et la misère des quartiers où se sont endurcis la plupart des artistes rap de la Côte Est. Cette violence urbaine, Wyclef l’aura plutôt essuyée sur le tard, au cours d’un voyage dans son pays natal, l’an dernier. « C’était la première fois que j’y retournais. Mais les émigrés haïtiens établis aux Etats-Unis sont plutôt mal vus par les gens qui sont restés au pays et qui ont dû affronter les événements de ces dernières années. Un soir, en sortant d’une discothèque, je marchais seul dans la rue et un type est venu me brancher : « Hey diaspora ! Tu ferais mieux de dégager d’ici avant qu’on te fasse la peau ! » C’est comme ça qu’on appelle les émigrés, à Haïti : diaspora. Alors je me suis barré à toute vitesse. »
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