La musique de film a traversé le siècle en suivant la courbe d’évolution du cinéma : du muet, où elle comblait les vides, jusqu’à l’ère moderne, où elle contribue à forger l’identité intime des cinéastes. Illustrative au départ, elle est peu à peu devenue un élément de mise en scène, une alliée de premier plan.
Allez, hop ! un bon paradoxe pour commencer : le cinéma c’est déjà de la musique, et la musique c’est du cinéma sans images. Dans ces conditions, pas étonnant que la longue histoire du cinéma soit aussi celle des BO, ces dernières célébrant depuis les origines les noces permanentes entre le son et l’image, le visible et l’invisible, le montré et le suggéré, le conscient et l’inconscient. Films-BO, un vieux couple, dont l’évolution depuis un siècle est quasiment comparable à celle de notre antédiluvien binôme humain. Des frères Lumière aux cousins Kar-wai et Lynch, c’est comme partir du mariage arrangé entre bonnes familles pour arriver au Pacs, de la fiancée dépucelée en sa nuit de noces aux pratiques polysexuelles actuelles, une longue trajectoire vers la libération et la modernité.
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En sa période muette, le cinéma était essentiellement une activité foraine, une sorte d’excroissance technologique du music-hall ; logiquement, la musique de film se limitait à un simple accompagnement, une ponctuation sonore, le plus souvent live, au piano, à l’orgue et dans les grandes occasions, avec grand orchestre. Certains se remémorent peut-être le clavier sautillant accompagnant les petites bandes burlesques que l’ORTF diffusait encore il y a une vingtaine d’années (Histoires sans paroles), d’autres ont encore en mémoire le grand orgue du Gaumont-Palace, en état de fonctionnement jusqu’à ce que la grande salle de la place Clichy soit démolie en 1978. Le dos de votre serviteur se souvient encore d’une projection spéciale des Nibelungen de Lang au musée de Los Angeles, entièrement accompagnée à l’orgue. Mais le charme désuet de ce revival live n’a pas réussi à faire oublier ce soir-là la durée du film (quatre heures) et la fermeté des chaises en bois.
A partir des années 30, arrivée du son et développement des moyens aidant, c’est le début de l’âge d’or hollywoodien et, conséquemment, l’ère de la BO dans toute sa splendeur classique. Arrive le règne des Max Steiner, Dimitri Tiomkin et autres Elmer Bernstein. Les grands studios assignent à la musique de film une fonction non seulement d’accompagnement mais aussi d’amplification des moyens de mise en scène allant jusqu’au fléchage des émotions du spectateur cette conception de la musique de film se répand à peu près à la même période dans les cinématographies du monde entier. Ainsi entend-on des flots de violons lors des scènes romantiques, des arrangements insidieux et menaçants accentuant les séquences à suspens, tandis que les scènes d’action sont soulignées de scansions trépidantes et que les grandes envolées lyriques font monter la chantilly émotionnelle des mélodrames. Hollywood invente également la comédie musicale, transposition à l’écran des traditionnels musicals de Broadway. De Ziegfeld follies à Tous en scène, de Donen à Minnelli, la musique devient l’élément central du film, sa dynamo. Les paroles des chansons servent d’armature au scénario, parfois de commentaire ou de contrepoint, tandis que la musique est le vrai moteur du film qui entraîne dans son sillage chorégraphies, mouvements des corps, gestion de l’espace et rythme du montage. Si les musicals sont les premiers films à confier une prééminence à la musique dans le grand carrousel de disciplines qui contribuent à l’élaboration du septième art, ils sont aussi une sorte de ghetto doré. Ce qu’on tolère dans le musical, qui est un genre en soi bien spécifique, on ne l’essaie pas ailleurs. Si la musique prend le pouvoir dans le cercle certes large mais bien circonscrit des chansons et des claquettes, elle reste à sa niche d’accompagnement dans tous les autres genres, du western à la comédie classique. Hollywood a notamment loupé une rencontre qui aurait dû être historique, celle entre le jazz et le film noir. Si les grands classiques du film noir s’ornent de BO jazzifiantes et souvent réussies, ils n’auront pas su profiter (à quelques exceptions près, comme l’alliance Preminger/Ellington dans Autopsie d’un meurtre) de l’extraordinaire vivier de musiciens qui grouillaient à leur porte. Il faudra attendre la fin des années 50, les nouvelles vagues françaises et américaines, Malle et Cassavetes, pour entendre le sublime Miles Davis injecter ses beautés dans de la pellicule (Ascenseur pour l’échafaud) ou pour voir le jazz contaminer tous les aspects d’un film (Shadows). Ces deux films ont réellement provoqué une rupture dans l’approche de la BO : dans Ascenseur, on sait que Miles Davis et son groupe improvisaient en direct sur les images muettes du film, durant de longues et fameuses sessions nocturnes s’échouant aux petites heures du matin (aujourd’hui, la BO a d’ailleurs mieux tenu le coup que le film). Quant à Shadows, tous les éléments du film, du scénario aux acteurs, du filmage nocturne à la structure lâche du récit, semblent épouser le pouls de Charlie Mingus et son band.
A partir de là, on entre dans l’ultime phase des relations film/BO, celle où la musique et son utilisation deviennent des éléments de mise en scène aussi importants que le cadre ou le montage. L’immense Jacques Tati pense la bande-son dans sa globalité, depuis ses fameuses ritournelles jazzy jusqu’aux dialogues incomplets (voire incompréhensibles), en passant par tous les paradoxes ou variations du son (une porte qui claque en silence, une chaussure qui couine…), faisant de l’univers auditif de ses films de véritables symphonies de musique concrète. Oui, Tati est peut-être le grand précurseur de l’ambient et des futures recherches de Brian Eno. De son côté, Kubrick pratique le collage iconoclaste, réutilisant des pièces de musique classique sur des images contemporaines : Le Danube bleu faisant valser les fusées de 2001, ou Beethoven faisant jaillir les fantasmes ultraviolents d’Alex dans Orange mécanique mais c’est tout autant Alex qui pointe la part de violence spectaculaire dans l’ uvre du musicien allemand. Leone s’attelle à Ennio Morricone pour des films opératiques sans équivalent où la musique semble tout gouverner, Demy réinvente la comédie musicale en imaginant avec Michel Legrand le cinéma enchanté, les Straub adaptent Bach ou Schoenberg en enregistrant leurs partitions en son direct, ligne de conduite irréductible et respectueuse rendant à la musique toute sa présence et son intégrité.
Il y a aussi les cinéastes sans musique, du Rossellini de Rome, ville ouverte aux frères Dardenne de Rosetta. Selon eux, la musique sera toujours une ornementation inutile, une béquille superfétatoire pour un cinéma qui doit savoir marcher tout seul comme un grand, une façon de ne pas respecter le public en lui fléchant trop facilement une émotion. Dans leurs films, on entend malgré tout une autre musique, celle des sons et des dialogues, celle du battement du film en train de défiler, celle de la pulsation alternée lumière/cache. De l’autre côté de ce miroir sans tain, il y a les auteurs de musique de film sans film, de John Zorn à Portishead, de Tom Verlaine à Goldfrapp, des Avalanches aux Troublemakers : autant de disques orphelins d’images aveugles, autant de BO pour films à faire.
Aujourd’hui, les plus audacieux chevaliers de la BO se nomment Godard, Lynch, Wong Kar-wai… Avec ses Histoire(s) du cinéma, le plus con des Suisses pro-chinois a atteint une sorte de point de non-retour dans la longue aventure des sons et des images mêlés. Super MC omniscient, JLG y mixe tous les fragments de la culture des deux derniers siècles, qu’ils soient visuels (films, documentaires, peintures, publicités, clips, textes…) ou sonores (dialogues de films, textes lus, voix sépulcrale de JLG, chansons populaires, musique classique…) : c’est le grand chaos ordonné, le grand fatras sélectif, le carrefour bordélique mais structuré de deux siècles d’arts, où BO et film se confondent à un point tel que l’objet est sorti dans sa version vidéo et dans sa version CD. Possédant les deux, je suis en mesure d’affirmer que l’écoute des disques est aussi intense et nourrissante que la vision des cassettes. De son côté, Lynch nous sidère à chaque étape de son parcours, inventant avec son compère Badalamenti l’atmosphère sonore et musicale qui convient à chacun de ses nouveaux projets : volutes romanesques et voix somnambulique de Julee Cruise pour Blue Velvet, stridences industrielles pour Lost Highway, country instrumentale et apaisée pour Une histoire vraie… Lynch tourne souvent en jouant à fond sur le plateau la musique de la scène correspondante et ça se sent : pour son cinéma sensoriel, la musique est un organe vital. Quant à Wong Kar-wai, il serait champion du monde des clippeurs les doigts dans le nez s’il n’était avant tout un génial cinéaste postmoderne, le seul à savoir circuler de la surface scopique du clip à la profondeur du cinéma, parce qu’il est le seul à conjuguer la légèreté superficielle des images décoratives avec la maîtrise des couloirs infinis du temps, le seul sachant filmer au conditionnel ou au futur antérieur, le seul capable de transformer de la matière visuelle fétichiste en univers purement mentaux.
Le couple film-BO n’est donc pas près de divorcer, lui qui a engendré des couples de cinéma aussi inséparables que Lagarde & Michard, Lennon-McCartney ou Bogart-Bacall. Que serait Hitchcock sans Herrmann, Fellini sans Rota, Leone sans Morricone, Demy sans Legrand, Lelouch sans Lai, Lautner sans Magne, Kitano sans Hisaishi, Godard sans Cocciante, Lynch sans Badalamenti ? Hein ? En couple fidèle ou en partouze, la féconde copulation musique-cinéma va continuer de plus belle sous les auspices des nouvelles technologies qui faciliteront de plus en plus tous les échanges et circulations possibles. Un jour, il faudra peut-être penser à fusionner les rubriques de ce canard.
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