Jazz et cinéma, ces deux enfants du XXe siècle, auront passé leur temps à se résister, partagés entre mépris, méfiance et fascination réciproques. C’est finalement aux marges du système que le jazz aura su injecter sa modernité, laissant même entrevoir les beautés inédites d’un cinéma réellement alternatif.
Se lancer dans l’évocation des relations tumultueuses entre jazz et cinéma, c’est d’abord ressasser toujours un peu la même rengaine et déplorer les innombrables rendez-vous manqués entre ces deux grandes formes artistiques si emblématiques du siècle écoulé. Qu’un artiste aussi important et fédérateur que Duke Ellington n’ait été sollicité par Hollywood qu’une seule fois, en près de cinquante ans de carrière, pour écrire la partition d’un film d’envergure (Autopsie d’un meurtre d’Otto Preminger en 1959) en dit suffisamment long sur le mépris ou la surdité du monde du cinéma envers la musique en général et les grands créateurs de jazz en particulier. Charlie Parker, Thelonious Monk, John Coltrane, Miles Davis (pour ne citer que ces quelques personnalités incontestables de la musique du xxe siècle) n’auront, pour leur part, jamais eu l’opportunité de prouver, ne serait-ce qu’une fois, leurs talents de compositeurs (voire simplement d’instrumentistes), pour les studios hollywoodiens. Trop modernes, trop incontrôlables, trop différents ? Trop noirs, peut-être ? Tout ça sans doute à la fois : trop jazz en somme… Dire que l’Amérique et sa « grande machine à rêves » firent longtemps la sourde oreille à la poésie trouble et subversive de ces musiciens du réel s’avère au final un bien triste euphémisme.
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Mais bien évidemment, les choses ne sont pas si simples. Parce que le jazz tout en restant sagement à sa « place » : aux marges, dans les interstices du système aura toujours su s’immiscer à sa façon dans la partie. Dès les années 30, certains pionniers d’Hollywood captent en effet dans cette musique juvénile et sensuelle la véritable bande sonore de l’époque, idéale pour rendre compte d’un certain type d’énergie dans l’air du temps : les frères Fleisher, par exemple, confient très vite l’illustration musicale de leurs cartoons (Popeye, Betty Boop) à quelques-uns des musiciens de jazz les plus avant-gardistes du moment (Armstrong, Cab Calloway, Don Redman…). La frénésie endiablée et l’humour volontiers absurde de ces dessins animés resteront à jamais associés dans la mémoire collective à ces scores résolument jazz, souvent d’excellente qualité, basés sur des effets de montage cut (coq-à-l’âne surréalistes), des variations de vitesse hallucinantes (effets d’accélération, polyphonies dédoublées), des ruptures de rythmes et de tons d’une grande modernité…
Par ailleurs, certains studios comme la Warner ou la Paramount produiront, jusqu’au milieu des années 40, une série de courts métrages d’une dizaine de minutes, destinés aux premières parties de programme dans les salles des quartiers noirs des grandes villes américaines, mettant en scène (?) les plus grands musiciens de jazz noirs de l’époque. Ces petits films médiocres, aux scénarios prétextes (vaudeville, mélo), platement filmés, permettront néanmoins à Ellington, Armstrong, Fats Waller, Jimme Lunceford ou Cab Calloway de propager leur musique partout dans le pays et d’exister de façon marginale sur et par la pellicule même si, parallèlement, aucune BO majeure de l’époque ne rend compte de cette réalité musicale qu’est l’émergence décisive du jazz dans la vie artistique mondiale.
C’est dans l’immédiat après-guerre que se dessinent les prémices d’un changement d’attitude. De nombreux musiciens de jazz, piliers de la scène West Coast, profitent du nouvel âge d’or d’Hollywood pour, en marge de carrières plus exigeantes, investir en masse et anonymement le confort lucratif des grands orchestres des studios. Mais surtout une jeune génération d’arrangeurs et de chefs d’orchestre, nourrie au jazz d’Ellington et au be-bop, apparaît peu à peu sur le devant de la scène. Lalo Schifrin, Johnny Mandel, Lennie Niehaus, Quincy Jones, Neal Hefti seront les principaux artisans de cette douce révolution musicale, leurs arrangements et leurs compositions intégrant peu à peu sonorités et rythmes spécifiquement jazz, sans jamais rompre avec les codes formels plus ou moins explicites d’Hollywood. A partir du milieu des années 50, le jazz, un brin édulcoré, toujours un peu masqué, est d’une certaine manière partout présent dans le paysage musical, sans jamais pourtant qu’aucun de ses musiciens majeurs n’apparaisse jamais au générique.
Il faudra attendre 1957 et le désormais mythique Ascenseur pour l’échafaud pour que Miles Davis enregistre enfin, sous son nom, l’une des plus grandes BO de l’histoire, propulsant d’un coup le jazz au c’ur de l’imaginaire cinéphilique. Improvisant sur quelques accords de blues basiques, le regard fixé sur les images défilant sur l’écran, une musique poisseuse, lyrique, nocturne et mélancolique, le trompettiste, touché par la grâce, transcendait l’exercice de style un peu vain de Louis Malle pour faire entendre pour la première fois la musique subliminale et secrète des grands films policiers américains associant ainsi pour toujours jazz et film noir, alors même qu’aucune BO des grands classiques ne relève de son esthétique.
D’innombrables films de genre, tout au long des années 60, notamment en France (Melville, Molinaro), jouant avec les codes implicites, appuyant les effets, surexposant les sous-entendus, allaient dès lors convoquer le jazz, si éloquemment muet depuis l’origine au c’ur des images, pour peindre une civilisation urbaine, violente, sulfureuse, trouble et ambiguë cette même réalité nocturne et souterraine qui depuis toujours sert de toile de fond au jazz et transpire dans ses dissonances et sa pulsation. A peine accepté par le cinéma, le jazz se retrouvait aussitôt enfermé dans un registre limité et stéréotypé, rattrapé en quelque sorte par sa mythologie.
C’est aux marges du système, au contact de cinémas alternatifs, plus expérimentaux, que le jazz allait finalement trouver, au tournant des années 60, des interlocuteurs sensibles à ses spécificités esthétiques : John Cassavetes bien sûr, improvisant avec Shadows (1959) une longue ballade jazzistique, libre et lyrique, totalement en phase avec la musique originale de Charles Mingus ; mais aussi Shirley Clarke, jeune cinéaste blanche proche de Jonas Mekas, signant avec The Connection (1960) et The Cool World (1963) deux magnifiques films, poétiques et politiques, littéralement portés par les improvisations hard-bop inspirées de Jackie McLean et Mal Waldron, mettant en scène directement le problème noir au c’ur du ghetto d’Harlem.
Ces quelques prototypes fulgurants et confidentiels redéfinirent pourtant d’un coup de fond en comble les rapports entre jazz et cinéma. Rejetant toute transcendance de l’écriture, élaborant les scénarios collectivement au jour le jour, dans l’instant de la mise en scène, intégrant l’accident et le hasard dans la conception des plans, inventant un art de l’acteur, au service de l’acteur, de sa plus totale expressivité, la caméra improvisant ses cadrages, ses mouvements, ses rythmes selon ses déplacements ou l’intensité de son jeu, ce nouveau cinéma de l’instant, de l’improvisation, du corps, cherchait (et trouvait !) dans le jazz tout autre chose qu’un environnement sonore, pointant là le modèle esthétique autant qu’imaginaire, d’un nouveau rapport au temps et à l’espace (au mouvement), à la narration, au montage, et en dernière instance au réel. Inversement, le jazz trouvait là, pour la première fois, des cinéastes capables d’entendre ses propositions esthétiques révolutionnaires et de les transformer en images-temps.
Se libérant ainsi de sa mythologie maniériste stéréotypée, le jazz projetait enfin à l’écran toute sa révolte romantique, toute sa dimension contestataire et foncièrement mélancolique, mais aussi se posait comme un espace de propositions formelles alternatives : la dialectique complexe entre écriture et improvisation, au centre des préoccupations du jazz de l’époque (chez Mingus notamment), cette façon unique de laisser l’individu s’exprimer librement sans jamais perdre de vue la dimension collective de l’orchestre, l’accentuation des temps faibles toutes ces problématiques allaient se retrouver au c’ur d’une certaine modernité cinématographique incarnée magnifiquement par l’ uvre de Cassavetes. Cherchant à rendre compte, dans ce va-et-vient entre une découpe instantanée du réel et sa mise en forme narrative, de toute la tension créative entre écriture et improvisation, s’appliquant à faire sentir physiquement l’inscription de l’instant à l’intérieur du plan, ainsi que certaines qualités de présence et d’imprévisibilité, pointant finalement dans cet interstice étroit entre fiction romanesque et réalité brute un espace narratif totalement neuf et éminemment moderne ce cinéma, réellement alternatif, demeurera pour toujours l’inscription la plus juste des valeurs du jazz sur pellicule.
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