Hitchcock et l’Art, coïncidences fatales est l’exposition parisienne la plus courue du moment. A juste titre selon les hitchcockiens et les cinéphiles qui y découvrent de nouvelles facettes du cinéaste, de nouvelles pistes à rêver. Mais les observateurs de l’art contemporain lui reprochent une conception figée et trop cinécentrée de l’histoire des formes au XXe siècle. De quoi débattre avant (ou après) la visite à Beaubourg.
– complot de famille
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Dès la première salle de l’exposition Hitchcock et l’Art, coïncidences fatales, le visiteur est plongé en plein hitchland, et par le biais le plus hitchcockien qui soit : le fétichisme. La pièce est plongée dans l’obscurité, les haut-parleurs diffusent une partition de Bernard Herrmann, la seule source de lumière (très tamisée) provient des sommets de colonnes disposées en rang d’oignons.
Quand on s’approche de ces cages de lumière, on y découvre, dans un écrin rouge sang, divers objets clés et souvent contondants de la filmographie du maître : les menottes des Trente-neuf marches, les ciseaux du Crime était presque parfait, la corde de La Corde, la cravate de Frenzy… Mais cette première salle n’est qu’une entrée en matière, un apéritif déceptif, une fausse piste, quasiment le contre-pied de la suite de l’expo. Loin de tout fétichisme étroitement cinéphilique, les commissaires Dominique Païni et Guy Cogeval se sont au contraire attachés à ouvrir le regard, à montrer ce qui circulait entre les films d’Hitchcock et l’art de son temps, comment les uvres passées ou contemporaines du maître influençaient plus ou moins consciemment son propre foisonnement formel.
Les premières salles sont consacrées au rapport entre Hitchcock et certains peintres postraphaélites (Rossetti) sur la représentation de la femme. La plupart des tableaux sont d’un goût vieillot, d’une beauté pour le moins discutable. Mais peu importe… De même que la croûte observée et filmée dans Vertigo n’a jamais empêché le film d’être un chef-d’ uvre, la valeur intrinsèque des tableaux choisis ici importe moins que leurs correspondances troublantes avec les images d’Hitchcock.
Plus loin, dans les pièces consacrées à l’inquiétude ou à l’architecture, la qualité des peintures s’améliore nettement (Magritte, De Chirico…), tandis que les liens entre celles-ci et les films demeurent aussi pertinents, aussi ouverts sur de multiples hypothèses nouvelles.
L’exposition ne se contente d’ailleurs pas de juxtaposer photogrammes et peintures : on peut aussi voir et comparer extraits de films, photos documentaires, inserts et détails marquants… On se souvient ainsi, entre cent correspondances fécondes, du rapport troublant (à la fois visuel et psychanalytique) entre un bec d’oiseau et une vulve glabre, de l’alignement de trois écrans montrant trois blondes emblématiques et leurs lèvres rouges, des yeux et des regards dans les tableaux d’Odilon Redon qui a peut-être constitué une influence majeure du cinéaste en tant qu’illustrateur des textes d’Edgar Poe.
On trouve également certains éléments de décors des films, et lorsqu’au détour d’un couloir on tombe sur le portique des Oiseaux avec tous ses corbeaux empaillés, l’effet produit est aussi saisissant que dans le film.
A la suite de ce genre d’énumération, on pourrait s’imaginer (à tort) que l’exposition est un vaste fourre-tout, alors que pas du tout : chaque salle regroupe une thématique précise (Femmes, Le Désir et le Double, Inquiétude, Terreurs, etc.), chacune est éclairée par une citation importante soit du maître, soit de l’un de ses meilleurs exégètes, soit d’un critique artistique (Godard, Truffaut…). Cette scénographie rend la visite à la fois parfaitement lisible et complètement ludique, vivante.
Cette exposition magnifique suscite pourtant un certain nombre de réserves dans la famille de l’art contemporain. On reproche notamment à Païni et Cogeval de ne pas avoir fait une place suffisante aux artistes contemporains qui ont bâti des uvres à partir des films d’Hitchcock (Pierre Huyghe, Douglas Gordon…).
Bien que l’expo montre des uvres d’artistes tels qu’Alain Fleisher, Cindy Sherman ou Michael Snow, on peut éventuellement admettre ce manque, tout en considérant qu’il s’agit là d’un autre sujet, d’une autre expo (qui a d’ailleurs déjà été organisée, à Edimbourg, il y a quelques années voir Les Inrockuptibles n° 216). Celle-ci s’intitule Hitchcock et l’Art, et non pas L’Art et Hitchcock : cette subtilité sémantique ne procède pas de l’enculage de coléoptères, elle est fondamentale. Hitchcock est ici la proposition principale, le c’ur du projet, le point de vue central et originel des commissaires : c’est son uvre que l’on éclaire, avec des peintures et photos datant de l’avant ou du pendant, et non pas le contraire (même si le corpus hitchcockien renvoie aussi sa lumière vers les uvres exposées).
Donner une large place aux artistes contemporains, c’eut été se consacrer à l’après-Hitchcock, renvoyer le cinéaste au second plan et déplacer le centre du projet vers lesdits artistes. C’est une autre problématique. Par ailleurs, l’expo est sous-intitulée « coïncidences fatales » : son objet est donc bien de montrer comment des artistes majeurs, se posant des questions à la même époque, ont produit des uvres pleines de correspondances, SANS SE CONCERTER. Au contraire, des gens comme Pierre Huyghe ou Douglas Gordon se sont volontairement inspirés des films du cinéaste et, indépendamment de l’intérêt de leur travail, deviennent ici hors sujet.
En attendant, que l’on soit un fervent hitchcockien ou que l’on commence timidement à appréhender son uvre, Hitchcock et l’Art apporte une foultitude d’éclairages inédits sur ses films et ses influences (étant donnée toute la littérature qui existe à ce sujet, ce n’était pas gagné d’avance), suscite toute une combinatoire de rêveries et d’idées nouvelles, permet d’approfondir notre compréhension et notre fascination tout en évitant la componction muséale, l’ennui académique ou l’hyperspécialisation.
– faux-semblants
Cela ressemble à de la concurrence déloyale. Sixième étage de Beaubourg, dimanche après-midi. Une petite foule parcourt les salles de l’exposition Hitchcock et l’Art. Un groupe s’agglutine dans la salle consacrée au thème des terreurs. Au mur : une terrifiante tête d’enfant engloutie dans le néant par un dessin d’Alfred Kubin, un Magritte dépouillé et hiératique, un couple spectral mis en scène par le Belge Spilliaert : une belle ronde d’ uvres obscures surgies des débuts du xxe siècle, qui passe pourtant inaperçue tant le public est absorbé et on le comprend par la diffusion en boucle d’un extrait de Psychose, la fameuse scène de la douche. Les violons, le couteau, les gouttes d’eau, le cri… indépassable scène d’horreur à laquelle fait écho, quelques mètres plus loin, une reconstitution de la chambre du crime à taille que l’on devine réelle. A peine un regard pour les pièces accrochées au mur, ravalées au simple rang de décor, faire-valoir de la seule uvre dont il s’agit ici de faire l’éloge : celle de sir Alfred.
Consacrer une exposition aux rapports du réalisateur britannique à l’art, ces « coïncidences fatales » comme y invite avec élégance son titre, partait pourtant d’une généreuse idée. En grande partie pour la liberté prise par les commissaires de l’exposition, Dominique Païni et Guy Cogeval, avec la seule réalité historique.
En rapprochant un photogramme d’Ingrid Bergman extrait des Amants du Capricorne d’une photo symboliste de la fin du XIXe siècle, une scène de rue extraite d’Agent secret d’un tableau expressionniste de George Grosz, ou encore la Kim Novak noyée de Sueurs froides de la figure d’Ophélie, ils s’offrent une relecture subjective et suggestive de l’histoire de l’art, au fil des affinités imaginées et du regard supposé d’Hitchcock pour ces tableaux. C’est cette dimension d’investigation aléatoire, anti-autoritaire ils n’expertisent pas la généalogie du regard hitchcockien, mais le confrontent à d’autres imaginaires qui donne à l’ensemble un parfum iconoclaste bien senti.
Comment se fait-il alors qu’au fil des salles se dégage un persistant parfum de messe ? Peut-être parce que dès le préambule une citation de Jean-Luc Godard plane au-dessus des visiteurs telle une bénédiction urbi et orbi venue accueillir les fidèles : « Si Alfred Hitchcock a été le seul poète maudit à rencontrer le succès, c’est parce qu’il a été le plus grand créateur de formes du xxe siècle. » Et sur ce, poussant les battants d’une vieille porte de cinéma, on pénètre la salle des reliques où sont exposés sous verre et sur piedédestal quelques (faux) objets emblématiques du fétichisme de la filmographie hitchcockienne : le sac en cuir jaune de Marnie, le verre de lait de Soupçons, les lunettes brisées des Oiseaux… autant de pièces à conviction exhibées telles des trésors plaçant dès le début cette exposition sous le signe du culte. Et du factice. « On a voulu se marrer, explique Dominique Païni, montrer le cinéma dans ce qu’il a de plus kitsch et de plus trivial. Hitchcock est de toute façon un grand artiste du faux. Il déréalise l’image un peu à la manière d’un psy derrière son patient. »
Malheureusement, cet appel du faux traverse aussi les autres salles. A force d’accrocher côte à côte extraits de films photographiés, prises de vues historiques, story-boards, photos de tournage et tableaux, on finit par ne plus distinguer les uvres d’artistes de la simple documentation. Est-on face à une scène de rue méconnue de Walker Evans ? Un Brassaï discret ? Ou un extrait des Trente-neuf marches ? Une confusion entretenue par de ponctuelles tentatives de scénographie (la chambre de Psychose, le perchoir des Oiseaux) que l’on aurait toutes les raisons de prendre pour des installations alors qu’elles ne sont qu’un simple décor. Art, faux art ou imitation de l’art ?
C’est là que l’on touche au c’ur du projet Hitchcock et l’Art. On voit bien comment, en se focalisant sur les sources artistiques d’Hitchcock, excluant d’un même geste d’envisager sa prolixe descendance, les auteurs de l’exposition font de son uvre un aboutissement, une fin de l’histoire. Le problème n’est pas que l’exposition déçoive, mais qu’elle gêne par ce parti pris proclamé et assumé.
Et il n’est pas question ici de querelle de chapelle, de défendre un front de l’art contemporain ni de contester l’importance d’Hitchcock dans l’histoire de l’art du xxe. Le cinéaste trouve naturellement et légitimement sa place au musée. Mais c’est malgré tout dans ces allées et venues entre films et art que se situe toute la modernité de son uvre. Un auteur déconstruit, détourné, tourmenté par une descendance qui ne cesse d’y faire référence et amorce une autre histoire, celle d’un certain postcinéma, qui prend naissance dans son imaginaire visionnaire : des Film Stills de Cindy Sherman aux Remakes de Pierre Huyghe, des photos de Victor Burgin au Feature Film (une évocation de Sueurs froides par sa seule musique) de Douglas Gordon, qui offrit aussi de Psychose une crépusculaire version ralentie sans oublier Stan Douglas, John Baldessari et même Gus Van Sant, qui refit Psychose plan par plan… Une filmographie-relais, passionnante car au tournant d’autres pratiques.
« On ne s’est pas une seconde posé la question de l’art contemporain, répond pourtant Païni, Hitchcock a été l’acmé à un moment du xxe siècle. Et ce ne sont pas les artistes qui lui empruntent de manière un peu charognarde qui font avancer les choses. Cela dit, je trouve admirable les travaux de Sam Taylor Wood, que j’aurais intégrés à l’expo si elle n’était pas aussi rosselinienne. »
Il n’est qu’à voir la salle « people » de l’exposition, avec ses portraits tranquilles, ses films de famille et son mur d’honneur, pour comprendre la portée sacralisante du projet accueilli par le centre Pompidou. Ce qu’assume pleinement Dominique Païni : « Hitchcock a été primitif, maniériste, moderne… il a été cet idéal de l’artiste du xxe qui aurait été à lui seul le siècle, ce qui a été le grand fantasme de Kandinski et de Mondrian. »
Difficile manifestement pour une certaine école cinéphile de se départir de son impérialisme culturel, mâtiné d’un certain paternalisme que reflète finalement très bien l’exposition. De là à placer le cinéma au-dessus des arts plastiques… « Je pense que s’il n’y avait pas eu le cinéma au xxe siècle, Magritte, Dalí, De Chirico auraient été perçus comme des farces, insiste encore le commissaire. La trilogie Vertigo-Marnie-Les Oiseaux a représenté à un moment, artistiquement, ce qu’il y avait de plus haut. Le cinéma a donné sa légitimité à la peinture du xxe. »
Jugement radical et infiniment contestable, qui ne fait au final que formuler plus violemment ce que laissait supposer l’expo.
Et l’on se dit qu’aux rares uvres contemporaines figurant dans l’exposition (un Tony Oursler à peine visible, un affreux diptyque d’Eldon Garnet) on aurait finalement préféré cette simple citation de Douglas Gordon, sobre et modeste (à Bloc Notes, en 1996) : « Quand j’ai voulu utiliser Psychose d’Hitchcock, ce n’était pas un enlèvement. Le film original est un chef-d’ uvre que j’ai toujours aimé regarder et j’ai voulu maintenir la signature d’Hitchcock pour que le public pense davantage à lui en regardant la pièce et, si possible, ne pense pas du tout à moi. »
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