Explorant les entrailles de la nuit, des corps et du refoulé, porté par les performances de Béatrice Dalle et de Vincent Gallo, Trouble Every Day est une coulée de cinéma sensoriel et inquiétant qui fera date. Rencontre avec son auteur, Claire Denis, dont l’apparence frêle et les manières douces cachent une ténacité de fer et une audace artistique sans faille. Une cinéaste au sommet de son art. Son film sera sur les écrans dès la semaine prochaine.
De Chocolat à Beau Travail, de S’en fout la mort à J’ai pas sommeil, Claire Denis a toujours malaxé la pâte cinématographique de manière unique en France, patrie du cinéroman. Là où la grande majorité des cinéastes français mettent l’accent sur des données telles que le récit, le dialogue, les personnages et leur psychologie, l’auteur de Nénette & Boni fouaille d’autres voies, qui passent plutôt par les corps et les comportements, les plans et les sons : elle élabore un univers où les gestes et les regards parlent avec plus d’éloquence que les mots.
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Claire Denis est ainsi pratiquement la seule cinéaste d’ici dont on peut comparer le (beau) travail plus proche de la peinture, de la musique et de la danse que de la littérature à celui de gens comme David Lynch, Abel Ferrara ou les meilleurs cinéastes d’Extrême-Orient.
Son prodigieux Trouble Every Day peut être perçu à la fois comme un nouveau départ (première incursion dans un genre précis, le film fantastique) et comme un aboutissement : le point culminant d’une filmographie explorant depuis toujours les sens, le sexe et le refoulé. Analysant les diverses mutations de ce projet magnifique, Claire Denis nous fait part du processus tortueux et passionnant qui gouverne son fonctionnement artistique et son rapport au monde.
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Trouble Every Day est-il un film de genre ?
Je n’ai pas consciemment voulu faire un film de genre. Le film de genre est le fruit d’une économie industrielle, comme celle des grands studios hollywoodiens : un décor ne sert plus, tel acteur doit travailler parce qu’il est sous-employé… En France, nous ne sommes pas dans cette économie-là. Alors, si on décide de faire un film de genre, ça devient une posture posture à mon avis impossible.
Trouble Every Day serait-il une série B, au sens le plus simple du terme : un film sans moyen et qui compose avec ça ?
Si on parle d’économie, j’ai toujours été dans la série B. Mais en France, on a quand même une liberté que n’avaient pas les réalisateurs de série B des studios : on fait ce qu’on a envie de faire, certes avec les moyens qu’on a…
Comment faire jouer Vincent Gallo et José Garcia dans un même film ?
Vincent peut être assez épouvantable avec ses partenaires. Il dit que c’est parce qu’il est américain, superpro, et que nous sommes minables du discours de surface. En réalité, il a le trac, et il préfère être agressif avant. Je me suis dit que le gars qui allait jouer le toubib devrait prendre sur lui. J’avais vu José dans Extension du domaine de la lutte de Philippe Harel, où il était vachement bien. En lui proposant ce rôle, j’y croyais à peine, je pensais qu’il était tellement occupé qu’il ne donnerait pas suite. En fait il a pris ça très à c’ur. Je crois qu’il a tenu Vincent à distance, qu’il l’a obligé à savoir son texte, à bien se tenir.
Est-ce si difficile de travailler avec Gallo ?
Ce n’est pas un acteur qui vient à l’heure jouer docilement son rôle. Vincent est fait pour des films en France et au Japon, mais ce qu’il désire vraiment, c’est la victoire sur le sol américain. Il veut planter son drapeau là-bas. Ce ne sera pas facile… Il était très ami avec Joey Ramone et je crois qu’il est resté assez punk d’esprit, c’est-à-dire qu’il ne veut pas céder. Et l’Amérique, au fond, a cédé. Là-bas, il n’y a plus beaucoup de gens qui résistent. Ferrara résiste, mais se détruit en même temps. Vincent veut résister en restant fort. Par exemple, il n’a pas d’avocat, pas d’agent, il fait ses contrats lui-même… Il veut se débrouiller seul et éprouver tout ce qui lui arrive. Alors je comprends qu’il agace beaucoup de gens, mais moi… je n’aurais jamais fait ce film sans lui. Vincent draine ce côté condescendant que peuvent avoir les Américains mais en fait, il est respectueux de la création, de ce qui se passe en Europe. Son maître, c’est quand même Pasolini.
Pensez-vous que Trouble Every Day est la somme de vos films ?
J’étais plus spectatrice de mon film précédent Beau Travail, spectatrice de ce monde masculin : le mythe du guerrier, les hommes entre eux… Alors que j’étais plus partie prenante de Trouble Every Day. J’aime bien ce titre parce qu’il signifie qu’à chaque jour sa merde, qu’il faut se retrousser les manches quotidiennement, parce que la veille n’a pas résolu le lendemain… Dans les rapports amoureux, on côtoie une incroyable liberté mais aussi une réserve, une accumulation de violence qu’on ignore et dont on prend soudain conscience. Comme on ne vit pas des vies très dangereuses, c’est à travers la libido plutôt qu’à travers l’instinct de survie qu’on prend conscience de ce qu’il y a de terrible tapi en nous. Je l’avais déjà ressenti en faisant J’ai pas sommeil, mais Trouble Every Day va encore plus loin.
Est-ce un film autobiographique ?
Dire que c’est un film autobiographique est difficile, mais il y a de ça : je suis plus dans ce film que dans Beau Travail. Lorsqu’on met en scène l’attraction de la victime pour le vampire (parce que le vampire ne pourrait pas s’en sortir tout seul, sans le mouvement de la victime vers lui), il se passe quelque chose qui dépasse le film de genre, le film de vampire et son décorum.
On vous reproche parfois de faire des films trop esthétisants, de purs objets formels qui sacrifieraient le récit au profit d’une exhibition esthétique.
C’est un débat bizarre, comme si on ne pouvait pas parler de forme sans se faire taxer de « cinéaste esthétisant ». Or le cinéma, c’est quand même de l’image et du son. J’ai revu récemment Farenheit 451 de Truffaut, un film que j’aime beaucoup et dont j’avais gardé un souvenir très précis parce que sa forme est justement adaptée à son récit, sans que ce soit du tout un film esthétisant. Je pense que c’est un film que Kubrick a dû aimer… Quand on prend un film comme La Bête humaine de Renoir, il y a une composition qui entoure le personnage de Gabin, la locomotive et ses pulsions meurtrières, et qui naît du cadrage et du son : c’est de la forme, pas autre chose. Même si le récit proprement dit vient après, le film est d’abord piraté par ça : on sait tout de suite que ça ira au meurtre, à cause de cette composition formelle. C’est un film auquel je pense souvent et qui a une forme exemplaire. Et Gabin a accepté d’avoir cette part animale dite incontrôlée qui ne se profère pas, à côté de la part humaine dite contrôlée. Peu d’acteurs français auraient accepté ça et je me souviens avoir parlé de lui et de son incroyable abandon d’acteur à Béatrice Dalle.
Quelle a été la genèse de Trouble Every Day ?
Vers 89, j’ai fait un court métrage à New York, produit par une petite compagnie avec laquelle j’avais sympathisé. C’était aussi l’époque où je cherchais des non-acteurs et où j’avais rencontré Vincent Gallo. Je voulais vite retravailler avec eux. Une chaîne de télévision américaine avait commandé à la boîte de production une série à petit budget, genre La Quatrième Dimension, qui devait se passer à New York, la nuit. J’ai écrit quelque chose qui se passait dans une chambre d’hôtel, avec Vincent : un couple, avec un malaise indéfini dans leur relation. Le projet ne s’est jamais fait. Plus tard, j’ai réalisé que le pastiche ou l’ironie, ce n’est pas mon truc. J’aime bien l’humour, mais quand on essaye de s’attaquer au film de genre, l’humour me paraît impossible. Dans ce que les Américains appellent les « genre movies », il y a souvent une dérision par rapport aux films de genre du passé, films que j’ai adorés. Moi, je pense que quand on y va, faut y aller, corps et âme ! Je ne vois pas comment on peut se consacrer à un projet en ricanant. Plus tard, en attendant les réponses de Djibouti pour le tournage de Beau Travail, Jean-Pol (Fargeau, coscénariste habituel de Claire Denis ndlr) et moi avons écrit Trouble Every Day à partir de cette idée d’un couple à l’hôtel.
Trouble Every Day a donc subi un tas de greffes et de mutations : ce qui correspond bien au sujet du film.
Curieusement, l’homme qui arrive à l’hôtel avec une jeune femme a toujours été Vincent Gallo, depuis l’origine du projet, depuis dix ans. Et il y avait aussi très vite l’idée qu’il avait rendez-vous avec quelqu’un qu’on ne voyait pas à l’image : le visage de cette femme à travers une fenêtre a toujours été Béatrice Dalle.
Comment avez-vous approché le côté médical dans cette histoire de vampires ?
Les histoires de plantes m’intéressent, je me suis intéressée au vaccin contre le paludisme. On voit que quand on isole un vaccin qui pourrait sauver plein de vies humaines, le vrai problème concerne toujours la paternité des brevets bref, les histoires de gros sous. Le type qui est en train de découvrir le vaccin contre le palu est originaire d’Amérique latine et je crois qu’il voulait offrir le vaccin au monde. Certaines plantes rituelles, hallucinogènes, ont aussi des fonctions curatives. De grands labos américains s’en sont aperçu : ils vont en Amazonie, isolent les plantes et les brevettent. Une tribu d’Indiens est allée à Washington pour leur dire « Vous ne pouvez pas breveter nos plantes. » Tous les médicaments qui vont être fabriqués à partir de telle ou telle plante vont évidemment rapporter plein d’argent aux labos, pas aux Indiens. Un avocat américain est entré dans la partie pour défendre les Indiens et pour essayer de protéger les plantes amazoniennes.
Dans le film, il y a ces scènes médicales qui suggèrent une explication et en même temps, il n’y a aucune explication.
Entre l’époque de Jacques Tourneur et la nôtre, on est passé dans un monde où la science et la médecine doivent expliquer beaucoup de choses. Mais au fond, plein de gens ont envie de plantes, de médecines parallèles, d’une manière quasi primale : ils se méfient de la science et vont vers les plantes comme on retourne à la magie noire. Et en définitive, ce phénomène rapproche un peu de Tourneur. En écrivant le scénario, on a lu les bouquins de Jean-Pierre Changeux, on est allé les voir travailler à Cochin sur la cartographie du cerveau. Et le cerveau est un territoire aussi vaste que le cosmos. Les fameuses zones du cerveau ne sont pas si séparées, ça circule constamment entre elles. J’avais lu une série d’articles sur le cerveau : au début du siècle, un mec au pays de Galles avait reçu une barre de fer qui lui avait traversé le cerveau. D’abord, il n’est pas mort parce qu’un chirurgien génial l’a rafistolé, mais en plus, il s’est remis comme un charme, sans aucune perte de mémoire ni rien. Mais il n’avait plus de sens moral, il était devenu « dépravé ». La question était : le sens moral aurait-il un siège dans le cerveau ? Les mecs comme Changeux répondent non. Le cerveau est en fait un vaste champ d’échange. Bien sûr, on ne pouvait pas traiter tout ça dans le film, mais on était gavé de toutes ces questions. Une part primitive pousse les gens d’aujourd’hui à aller se ressourcer aux plantes. De ce point de vue, les films de Tourneur sont modernes, ils anticipaient ce que disent maintenant les articles scientifiques : on a beau être un bon chirurgien, la médecine ne peut rien contre la part de mal.
Comment vous êtes-vous débrouillée avec le poids historique du genre ?
J’ai voulu montrer à Béatrice des films de Tourneur. Elle ne voulait pas les voir et j’ai très bien compris pourquoi : elle se préparait à sa façon, sur ses bases à elle. Il fallait que physiquement les acteurs empoignent quelque chose. On allait, en faisant ce film ensemble, découvrir quelque chose qu’il fallait garder dans le non-dit, conserver intact. Avec le maquilleur, on s’est dit qu’on n’allait rien faire : juste du sang, pratiquement rien d’autre. Le moins serait le mieux. Du coup, ça laissait une part encore plus grande aux acteurs. La couleur du sang était fondamentale. Dans ce film, le sang, c’est pas du ketchup ! Il a une présence sombre, matérielle.
D’autres références sont-elles intervenues ?
Les aléas du tournage nous ont permis de nous poser un tas de questions, de réfléchir au Petit Chaperon rouge, au Petit Poucet, à l’ogre… On voit bien que tous ces contes sont extrêmement sexuels, et qu’en même temps ils sont absolument délicieux quand on est enfant, même si l’enfant ressent aussi l’aspect sexuel. Quand l’ogre rentre, que le Petit Poucet est caché sous le lit de ses filles, que l’ogre sent tout de suite cette odeur et clame « Ça sent la chair fraîche ! » : un enfant sent immédiatement que par-delà le truc de la dévoration, il y a là quelque chose de l’ordre de l’interdit peut-être qu’une fille sent ça mieux qu’un garçon. La peur donne une forme de jouissance. Sinon, il n’y aurait pas ce plaisir délicieux de la peur qu’on éprouve quand on nous raconte des histoires effrayantes, notamment tous ces contes. Perrault les a génialement transcrits, mais je crois qu’ils viennent d’assez loin, de temps antiques.
En ce moment, on parle beaucoup de la pédophilie.
Quand même, l’ogre, c’est ça. C’est bizarre de parler de la pédophilie uniquement d’un point de vue moral. Les gens sont captifs de quelque chose d’insupportablement mal, ce qui est compréhensible, et point final. Comme si on ne pouvait pas expliquer que ces monstres aux yeux de la justice ne sont pas les premiers, que ça a toujours existé. Ils concrétisent des fantasmes que les gens trimballent depuis des temps immémoriaux. Un parent a envie de croquer son petit enfant ; un amant a envie de manger son amante et vice versa. Cette part-là est très belle dans La Féline, ou dans La Belle et la Bête… C’est compliqué de citer tous les maîtres du cinéma, parce que j’ai l’impression que le cinéma a été là, dans cette zone de l’inconscient et du refoulé, dès l’origine.
Vous filmez les terrains vagues comme une savane. Il y a quelque chose d’africain, de vaudou dans ce film.
Il y a un truc très beau dans la tradition caraïbe, c’est le personnage du « soukougnan » : un être qui pénètre la nuit dans les lits des femmes seules et qui leur fait l’amour alors qu’elles dorment. Mais le matin, elles savent qu’il est passé, parce qu’elles ont des marques. Pour en revenir à La Belle et la Bête, on vient de découvrir les peintures de la grotte Chauvet. On a isolé un bloc de dessins de femmes, où ne sont représentés que le bas-ventre et le haut des cuisses, le reste du corps étant un taureau. Et c’est reproduit plusieurs fois. Ce n’est donc pas juste l’imaginaire d’une personne, ça a une signification. On a aussi vu le Minotaure de Picasso. Quelle que soit la façon dont on traite ce mythe de la Belle et la Bête, on voit bien que ça existe depuis très longtemps.
Quel rapport entretenez-vous avec le cinéma gore ?
Moi, j’ai très peur au cinéma. Et j’aime bien avoir peur, j’aime beaucoup les films gore, les films fantastiques. Mais j’ai tendance à penser qu’il y a quelque chose de faux dans le genre cannibale. Soit c’est le radeau de La Méduse et on mange pour ne pas mourir, ce qui est quand même rare, soit le cannibalisme est rituel. Après… c’est de l’ordre des contes de Perrault, des peintures de Goya : quelque chose qui est fondamentalement le désir d’assouvir un appétit sexuel, plutôt que l’envie de manger de la chair humaine.
Concrètement, qu’a apporté Béatrice Dalle au film ?
Béatrice, plus encore que Vincent, a emmené le film très loin. Je crois qu’elle a pris un risque énorme. Nous qui assistions à ça savions que nous étions au-delà du trivial. On est sur une ligne, une frontière limite, où Béatrice se met à osciller sur elle, comme un enfant autiste, ou une panthère… Dans les scènes où elle miaule, ce n’est pas moi qui lui ai indiqué ça : cette métamorphose d’une femme en une féline est la création de Béatrice, je n’ai fait qu’accompagner cette transformation. Et il n’y avait aucun doute qu’on assistait à quelque chose de très beau, de très poétique, quelque chose qui appartenait au cinéma et pas au Grand-Guignol.
Trouble Every Day est aussi un grand film d’amour et de sentiments, que ce soit entre les personnages dans le film, ou entre vous et eux.
Vincent se retient de coucher avec sa femme pour ne pas l’attaquer. Il préfère attaquer la femme de chambre à la place. C’est cruel pour elle, mais dans les contes, c’est souvent la petite bergère qui est la victime, plutôt que la princesse. Mais j’espère que les sentiments passent. C’est facile d’aimer ces acteurs-là, mais c’est parfois difficile de se dire que tu vas faire telle scène et que ça restera un film d’amour.
Avez-vous éprouvé de gros doutes ?
Bizarrement, j’ai remarqué que quand le contexte économique d’un film est difficile, le film devient plus simple à faire. A un moment, il faut cristalliser le doute. Si on a le bol de le cristalliser sur des éléments extérieurs, c’est mieux pour le film. Sans doute parce qu’une dose maximale de crainte est pompée par les difficultés matérielles, il en reste beaucoup moins dans la poche à angoisse artistique.
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