Disparus en 1992 après le triomphe de leur Connected et l’invention d’une soul anglaise et bagarreuse, les Stereo MC’s reviennent. Tout d’abord avec un album, Deep Down & Dirty, un rien déconnecté par rapport à une dance-music qui n’a pas attendu les Londoniens pour avancer, mais surtout avec des concerts toujours aussi indociles et rugueux.
La dernière fois qu’on avait vu les Stereo MC’s, c’était en 1992. Presque une décennie : l’équivalent d’un siècle pour cette dance-music anglaise où l’on vit en permanence dans un accélérateur de particules. Le bal des vauriens de Manchester emmenés par les Happy Mondays et les Stone Roses venait de plier son carnaval d’abus, le Connected des Londoniens en formait l’idéal générique de fin.
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Un groove élastique et canaille, frimeur et bastonneur : une manière de faire dans le sensuel brut encore inédite quelques années plus tôt, avant que Madchester ne se décide à frotter la seule véritable tradition britannique la pop et éventuellement le reggae aux rythmes américains, du hip-hop à la techno. Cette rencontre fit des étincelles, mais aussi beaucoup de morts.
Tube mondial toujours étonnamment vivace (on l’entend dans des publicités, des films, des ralentis de sport, des films de mariages), Connected fut à la fois la bénédiction et la malédiction des Stereo MC’s : courtisé par tous pour les premières parties (de U2 à Happy Mondays) comme pour les remixes (de Tricky à Madonna), le duo faillit y laisser sa chemise et le peu de chair qui flottait dedans, par la même occasion. « C’est la route qui a failli nous tuer, confirme le caoutchouteux Rob Birch. Tourner nous avait épuisés, nous ne savions même plus pourquoi nous faisions de la musique ensemble. En plus, nos vies privées s’étaient dangereusement éloignées, on ne pouvait plus se parler. Nous avons dérivé, perdu notre sens de l’humour, notre courage… Etre sortis indemnes de ce cauchemar relève du miracle. »
Pendant des années, on n’eut de nouvelles des Stereo MC’s que par la rubrique des faits divers ou, pire encore, des rumeurs demi-mondaines. Le groupe, disait-on, était rongé par la dope et la haine. Il était malade. Il était en studio, se lançant alors dans la plus formidable course d’escargots jamais envisagée en Angleterre avec un autre groupe, My Bloody Valentine, qui, cette année-là, avait sorti un séminal album. En 1992, les deux groupes étaient d’ailleurs la fierté d’un label encore plus ou moins indépendant : Island. Un label patient aussi : en 2001, My Bloody Valentine est toujours en studio (rires)… et les Stereo MC’s en sortent à peine, avec Deep Down & Dirty.
C’est bien entendu en studio, où il s’empresse de remettre la main à la pâte de chansons pourtant déjà sorties, que l’on retrouve le duo historique du groupe. Le chanteur-auteur-compositeur-producteur Rob Birch et son metteur en son Nick Hallam (que l’on connaissait sous le nom de The Head quand le groupe, hip-hop oblige, se la pétait grave) n’ont pourtant pas l’air de sortir d’une aussi longue convalescence.
Nick a l’air de sortir de vacances à Ibiza. Rob, lui, semble tout droit sorti de la morgue ou, au mieux, de l’hospice. Le choc est terrible : entre Connected et aujourd’hui, il a pris autant d’années qu’il a perdu de kilos. Cadavérique, les yeux creusés en deçà des joues, il parle avec difficulté, tousse gravement. Pourtant, tout le reste est ici intact (identique, est-on tenté d’écrire), de la volubilité du propos à la fluidité de la musique. Rob prévient : « Nous n’avons rien perdu de notre détermination, de notre obstination. Impossible de traiter nos chansons à la légère. » Quand on évoque les drogues dures qui auraient enrayé cette détermination une rumeur insistante , le duo éclate de rire et Nick nous jure qu’il « n’a même pas fumé un joint depuis quinze ans ». Ça nous apprendra à poser des questions cons.
« C’est une sale histoire de femme qui a tout foutu en l’air, hésite finalement Rob. Une histoire très exclusive, compliquée, qui m’a fait dérailler. Des trucs qui, sans doute, traînaient entre Nick et moi depuis l’enfance sont remontés à la surface, nous ont explosé à la gueule. Je ne pouvais même plus en parler avec lui, au mieux m’engueuler… Aujourd’hui, je regrette qu’il ne m’ait pas tabassé. » Bon, puisque personne ne veut parler de drogue, on parlera de thé. Nick : « Ecouter de la musique tout en buvant du thé : voilà comment nous nous préparons depuis des années. Avoir notre studio à nous, sans personne qui gravite autour, ça nous a sauvés. Ça évite les distractions, c’est notre salon, notre foyer à tous les deux (rires)… Ça permet de se concentrer, de prendre son temps sans se soucier de la facture du studio à la fin du mois. »
Sur le monstrueux et crasseux Traffic, terreur paranoïaque, on entend Rob Birch chanter : « Je n’arrive pas à stopper cette circulation dans mon cerveau. » Et l’on se dit qu’effectivement ce carrefour sans feux, sans priorités, sans garde-chiourme est un danger public, promis à tous les accidents. Car Rob Birch a beau tenter de nous faire croire qu’il a trouvé la sérénité dans un sous-sol obscur, chacun de ses gestes, de ses tics nerveux trahit une anxiété et un chaos intacts. « C’est vrai que dans mon cerveau, à ce carrefour, c’est encore l’affolement. Il y a des convois d’idées qui se bousculent, tout ça crée des embouteillages. »
Fidèle en géographie, c’est à Brixton, le quartier du sud londonien où se traduisent en anglais les musiques noires venues de l’Ouest, du hip-hop au reggae, qu’a été conçu Deep Down & Dirty. Dans le jardin d’une vaste bicoque transformée en QG, Rob et Nick ont enterré les montres, puis les calendriers, puis les échéanciers dans le jardin, afin de s’enfermer dans le sous-sol, plongeant autant dans les entrailles de Londres que dans leurs propres idées noires : un chaos dont la bande-son est alors composée par Primal Scream, Beck ou RZA et son Wu-Tang (« Ils nous rappelaient que l’intransigeance est possible. La BO de Ghost Dog est une merveille »). Une plongée régulièrement intolérable en apnée dans les eaux saumâtres du doute, du dégoût, de la haine, de l’impuissance.
Nick : « Pendant des années, on a fait de la musique dans la même pièce, l’un à côté de l’autre, mais ce n’était pas la musique d’un groupe, c’était celle de deux types qui voulaient aller dans des directions opposées. Entre nous deux, il ne se passait plus rien, ça m’a déprimé pendant des années. On allait voir des concerts et on en revenait jaloux, frustrés de ne pas être capables d’en faire autant. L’avantage de ne rien avoir sorti pendant toutes ces années, c’est qu’on n’a pas eu à se battre contre le cauchemar trip-hop, contre ce clonage atroce. »
Ces dix dernières années, un seul document était venu témoigner de la survie musicale du duo et encore. C’était l’année dernière, un album de mixage où le duo révélait quelques nouveaux sons, entre deux disques piochés dans son accueillante discothèque, pour la collection légendaire des DJ Kicks, où viennent pointer quelques musiciens dans le besoin (de changer d’air). Les deux Londoniens étaient venus reprendre leur carrière à la case départ derrière les platines et y trouvèrent une telle jubilation que cet exercice, a priori strictement récréatif, allait prendre des allures de rédemption. « Nous avions passé tellement de mois en tournée que nous avions perdu l’habitude d’acheter des nouveautés chaque semaine. Nous avons alors redécouvert la joie de travailler dans l’urgence, avec une date limite, sans nous sentir obligés de gâcher six mois sur un son de basse… Suite à ça, nous avons effacé tout ce que nous avions enregistré depuis cinq ans, rien ne tenait la route. Nous avions enfin récupéré la simplicité, la rudesse de notre son. Nous nous sommes retrouvés. »
Du coup, Rob et Nick ont l’air, en direct, de se retrouver, soudés par l’épreuve comme ils l’étaient, gosses de Nottingham, par la frustration provinciale. « C’est vrai que ça fait du bien d’être à nouveau un groupe, soupire Nick. On se connaît depuis l’âge de 7 ans et c’était horrible de ne plus être capables de communiquer. Nous étions tellement à court d’idées que nous en avons même été réduits, à une époque, à parodier ce que nous avions déjà enregistré. »
Parce qu’on est poli, on ne relève pas. Mais, effectivement, Deep Down & Dirty a de furieuses allures de déjà-entendu, l’allure hospitalière de terres apprivoisées, colonisées, balisées. Tout au plus sera-t-on estomaqué par l’intrusion d’une guitare possédée sur Running, ou par l’intervention de l’air du temps (anglais) sur Sofisticated, luxuriant rappel en paternité à la scène two-step. Le reste de l’album aurait finalement très bien pu, à part quelques ajustements soniques (les basses farouches de Deep Down & Dirty, la soul déviée de Breeze), sortir en 1993, dans la foulée de Connected.
Pour retrouver le danger, cette chute imminente mais sans cesse repoussée, c’est sur scène qu’il faudra donc aller guetter les Stereo MC’s, étonnante machine à groove à l’ivresse contagieuse, aux déhanchements enrayés, à la brutalité intacte. C’est là, quand le groupe redevient déluré après son disque souvent trop prévisible et raisonnable, quand il laisse ses chansons partir en dérapages pas toujours contrôlés, que son retour sur terre devient une nouvelle d’importance. Nick : « Quand je nous revois sur la vidéo de Connected, j’ai envie de nous dire « Faites attention ! » Nous avions fini par nous gâcher en écoutant trop d’avis extérieurs. C’est le jour où nous nous sommes retrouvés à Disneyland, à jouer à 7 h du matin pour les représentants des magasins de disques américains, que nous avons compris qu’il fallait nous reprendre en main. On nous a pris pour des pantins. Mais nous tenons maintenant les ficelles. »
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Deep Down & Dirty (Island/Universal).
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