Jean Echenoz renoue avec le roman d’aventure décalé. Entre OSS 117 et Pierre Dac, son Envoyée spéciale est un sommet de délire comique.
Si OSS 117 était une femme, le célèbre agent secret ne s’appellerait pas Hubert Bonisseur de la Bath comme dans les polars de Jean Bruce, mais Constance, comme dans Envoyée spéciale, le nouveau roman de Jean Echenoz.
Hommage ou parodie ? La question est posée par Echenoz lui-même à la page 190, au prétexte d’une scène d’entretien radiophonique avec Gérard Delplanque, réalisateur du film Incertitudes et doutes chez Nitchika, l’espionne amoureuse. Ce Delplanque ayant l’amabilité de répondre à la question – “ni l’un ni l’autre évidemment. Il s’agit avant tout d’un film d’action” –, nous voilà sur la piste d’un roman qui lui aussi serait d’action, sans hommage ni parodie.
Il est permis de parler de nous, lecteurs, puisque Echenoz, à plusieurs reprises, nous en donne l’autorisation, quand il use de ce fameux pronom personnel de la première personne du pluriel (qui, sympa, gaze pour les deux genres) pour nous mouiller dans une ténébreuse affaire.
Séquestrée dans un bled de la Creuse
Constance, notre (donc) héroïne, n’a dans un premier temps qu’une consistance signalétique. Au physique : “Coupe à la Louise Brooks et courbes à la Michèle Mercier – ce qui n’a pas l’air d’aller très bien ensemble mais si, ça colle tout à fait.” Au moral : “Trente-quatre ans, peu active et peu diplômée – à peine capacitaire en droit –, épouse d’un homme dont les affaires marchent ou du moins ont marché.” Autant dire une parfaite innocente qu’on découvre dans l’innocence d’une vente d’appartement, “pensé à la manière d’un atelier d’artiste”, dans le beau quartier du Trocadéro à Paris.
Rien que de banal, n’était que, sans aucune sorte de transition, c’est-à-dire au sortir du cimetière de Passy où Constance, n’ayant rien à faire, “ce qui est assez fréquent”, a décidé de baguenauder, va être enlevée, séquestrée de longs mois dans un bled de la Creuse avant d’être mûre, pauvre fille, pour accomplir une mission ultra hyper archi secrète fomentée dans l’ombre par le général Bourgeaud, “spécialisé dans l’infiltration et l’exfiltration de personnalités sensibles” : ni plus ni moins que la séduction (d’où Constance) de l’officier Gang Un-ok (“un nom facile à retenir”), gros bonnet nord-coréen, et du coup, on est en droit de l’espérer, la déstabilisation du régime dictatorial de Pyongyang.
Une palanquée de branquignols
L’intrigue ainsi résumée, ce n’est plus un seul ange qui passe mais toute une escadrille qui bat de l’aile dans le ciel d’Envoyée spéciale et qu’Echenoz, tireur d’élite, ne se prive pas de canarder avec entrain. L’auteur a beau dire, voilà sans conteste, plus qu’OSS 117, un bel enfant plus ou moins caché de l’immarcescible Bons baisers de partout, feuilleton radiophonique de Pierre Dac et Louis Rognoni qui, au virage (sans les freins) des années 1960-1970, fit les riches heures de France Inter.
Ne niez pas, Jean Echenoz ! Et regardez-nous dans les yeux quand nous vous lisons, “nous, qui sommes toujours mieux informés que tout le monde !”. Car faites excuses, il y a beaucoup du colonel de Guerlasse, héros de Bons baisers de partout, dans la personnalité du général Bourgeaud, addict aux cigarillos Panter Tango dont il use entre autres pour pointer sur une carte les points chauds de la planète.
Itou pour la palanquée de branquignols qui saturent le casting d’Envoyée spéciale. Certes, ils ne s’appellent pas Julien Bougredecombre ou Emmanuel Tiercemolle comme chez Pierre Dac mais Pognel, Lessertisseur, Zwang, Tausk, Alcover, et au rayon prénoms, Hyacinthe, Jean-Pierre et Christian, ce qui n’est déjà pas si mal.
Le curare de l’humour fou
Sans abuser de la litote, disons qu’ils ne sont pas bien finauds. Surtout Jean-Pierre et Christian, deux des kidnappeurs de Constance et, soit dit en passant, nos préférés, sortes de Laurel et Hardy de la DGSE, fournisseurs officiels de gaffes en tout genre et bientôt promis à un bel avenir de bras cassés lors de l’épisode nord-coréen d’Envoyée spéciale, dont les infernaux rebondissements feraient passer le marsupilami pour un invalide.
Bref, on se gondole à toutes les pages, on se bidonne par paragraphes entiers, la faute au style flambeur et affolant d’Echenoz qui, c’est assez inédit, trempe sa griffe dans le curare de l’humour fou et parfois colérique, et partant, fait très mal, voire bobo.
Echenozisés par la lecture d’Envoyée spéciale
Cela tient pour beaucoup à un réseau complexe de digressions, véritable crise d’appendices à répétition, qui ne recule devant rien : une escapade zoologique glosant sur le rapport peu connu entre les papillons et les éléphants, un hommage impromptu quoique nécessaire à Patrick Hernandez (Born to Be Alive), un panorama original sur la campagne creusoise, une note de bas de page en forme de petite annonce qui ne nous épargne rien du descriptif d’un chouette appartement (“Prix : nous consulter”) et, feu d’artifice autant que youkoukou final, une encyclopédie sur la Corée du Nord, ses mœurs singulières et ses coutumes étranges dont la capacité, lorsqu’on est l’épouse de sa splendeur irradiante Kim Jong-un, de lancer des coups d’œil “où se déchiffraient divers destins possibles, du camp de travail à régime sévère au déchiquetage à la mitrailleuse lourde”. Ne manquent donc que le bulletin de la météo marine et le point sur la circulation en direct du PC de Vomi-sous-toi.
Au terme d’Envoyée spéciale, comme echenozisé par sa lecture, il nous pousse une question à faire saigner les gencives : quel rapport avec la choucroute ? Aucun. Enfin… aucun…, comme le dit Echenoz, “pour le moment”.
Envoyée spéciale (Editions de Minuit), 313 pages, 18,50 €