Laurent Binet vient de recevoir le prix Interallié pour “La Septième Fonction du langage”, un roman déjanté dans lequel imagine que Roland Barthes a été assassiné. Résultat : un polar drôle et pop qui en fait une des meilleures surprises de la rentrée. Nous l’avions rencontré lors de sa sortie.
Laurent Binet s’est fait connaître avec HHhH, un livre sur l’exécution du nazi Heydrich par des résistants tchécoslovaques, et Rien ne se passe comme prévu, chronique de la campagne présidentielle de François Hollande. Dans La Septième Fonction du langage, il imagine que Roland Barthes n’est pas mort des suites d’un accident de la circulation, mais qu’il a été assassiné. Résultat : un polar déjanté, drôle et pop où l’on croise Foucault, Deleuze, Derrida, BHL, Philippe Sollers mais aussi de mystérieux Japonais en Fuego. L’une des meilleures surprises de la rentrée. On a rencontré l’écrivain chez lui, à Boulogne. Sur la table basse traînent, entre autres, le livre de Susan Sontag consacré à Barthes et le dernier roman d’Eric Marty, autre disciple de l’auteur des Mythologies. Preuve que Laurent Binet est encore habité par son sujet. Entretien.
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Comment vous est venue l’idée de ce livre ?
Laurent Binet – Le point de départ, c’est d’abord mon intérêt pour l’œuvre de Barthes et petit à petit pour sa vie puisque les deux sont assez liées. Je l’ai découvert assez tardivement, vers 24-25 ans. J’ai commencé par lire les Essais critiques, les Mythologies. Un grand choc intellectuel pour moi. Ce qui me fascine chez Barthes c’est sa capacité à tirer des textes des commentaires qui soient à la fois d’une absolue originalité et d’une très grande évidence. Ensuite, le déclic du livre, s’il y en a un, c’est quand j’ai appris que Barthes sortait d’un déjeuner avec Mitterrand quand il s’est fait renverser par une camionnette. Je me suis dit qu’il y avait matière romanesque.
Comment avez-vous élaboré l’intrigue à partir de là ?
Je voulais un arrière-plan politique à cause de Mitterrand et je me suis demandé qui constituait l’entourage de Barthes à l’époque : Foucault, Sollers et Kristeva. Puis j’ai élargi le champ : Lacan, Deleuze… Il a ensuite fallu que j’imagine pourquoi on aurait pu tuer Barthes. J’ai alors pensé, sans m’en rendre compte, à un pitch à la Umberto Eco : un manuscrit que tout le monde convoite et pour lequel on tue. Mais quel manuscrit ? C’est là que j’ai songé aux travaux du linguiste Roman Jakobson sur les fonctions du langage. J’ai imaginé qu’il pourrait y en avoir une septième. Pendant un moment, j’ignorais ce qu’elle pourrait être. Et finalement, c’est la théorie de la fonction “performative” du langage élaborée par J.L. Austin puis par son disciple John Searle qui m’a donné la clé.
Vous pouvez rappeler en quelques mots de quoi il s’agit ?
C’est l’idée développée par Austin dans Quand dire, c’est faire. La parole peut être un acte (par exemple lorsqu’on dit “Je te pardonne”, ndlr). J’ai vu là une possibilité de développement dramatique. Puisque dire, c’est faire, voyons quelles actions on peut développer à partir de ça. Le défi de mon livre était de tirer d’une théorie linguistique assez ardue une intrigue romanesque.
Vous parvenez à rendre accessibles des théories assez pointues. Cela vous a demandé beaucoup de travail ?
Pendant cinq ans je n’ai bouffé que de la French theory. J’étais certes familier de Barthes et des linguistes comme Jakobson, Saussure, Austin, Genette, Todorov, mais assez peu de Foucault, Deleuze et quasiment pas de Derrida. J’ai beaucoup lu. J’ai aussi consulté Eric Marty, spécialiste de Barthes, Didier Eribon au sujet de Michel Foucault, François Cusset qui a écrit un livre sur la French theory et beaucoup d’universitaires américains qui ont connu Barthes et Foucault. Cela reste insuffisant pour devenir spécialiste. Il faudrait toute une vie. J’ai probablement écrit des bêtises. Mais comme personne ne peut se targuer d’avoir absolument compris Derrida et Deleuze… Quand j’utilise la phraséologie de Deleuze pour une scène de sexe, je n’ai pas besoin d’avoir saisi entièrement L’Anti-Œdipe.
En découvrant Le Roland Barthes sans peine, le pastiche écrit par Burnier et Rambaud, votre personnage de flic, Bayard, pense que ça ne peut faire rire que les intellos. Vous n’avez pas peur que votre roman soit perçu de la même façon ?
C’est justement la fonction de Bayard de prendre en charge les ignorances du lecteur. Bayard joue un rôle de chœur antique qui parle pour le public.
On croise beaucoup de personnages réels et vivants comme Philippe Sollers, Julia Kristeva ou BHL, souvent tournés en ridicule. Vous ne craignez pas des poursuites ?
Si on commence à s’occuper de ça pendant l’écriture, on ne s’en sort plus. Il y a déjà tellement de mécanismes d’autocensure inconscients. Je me souviens de Sollers témoignant au procès de Houellebecq pour réclamer les droits imprescriptibles de la fiction. Je trouverais ça un peu incohérent qu’il s’offusque. En tout cas, j’ai reçu une très belle lettre d’Hélène Cixous qui a beaucoup aimé le livre. Tous, les morts et les vivants, je les ai approchés comme des mythologies. Ensuite, le principe du livre est d’exhiber sa fictionnalité. Il y a une dimension “méta-romanesque”, un peu à la Derrida. Le roman sape lui-même ses propres bases. Personne ne va croire que Barthes a été vraiment assassiné. Partant de là…
Vous décrivez une époque où la pensée française rayonnait à travers le monde. Vous éprouvez de la nostalgie par rapport à cette période ?
Ecrire ce livre a été pour moi un bol d’air par rapport aux Zemmour, aux Finkielkraut. Mais je sais comment cette nostalgie fonctionne. Elle existe tout le temps. Dans les années 80, on avait déjà la nostalgie d’un âge d’or. C’est ce qu’on voit dans le hit-parade des intellectuels paru dans Lire que je cite à la fin. La majorité des intellectuels consultés pour le classement disent : « il n’y a plus de penseurs » alors qu’il y avait encore Foucault et Derrida !
Il y a une dimension politique dans votre roman. Vous imaginez que le langage permet de conquérir le pouvoir. Mais aujourd’hui, si l’on pense à Nicolas Sarkozy par exemple, on ne peut pas dire que ce soit la préoccupation première des politiques…
C’est vrai, mais je ne suis pas sûr que celui qui parlerait aujourd’hui comme Mitterrand serait le plus efficace. Parce que l’enjeu de la rhétorique, c’est ça : l’efficacité. Mélenchon marie une élocution assez élaborée avec une vitalité, un dynamisme, un côté rentre-dedans. Je suis persuadé que déjà dans les années 80, on regrettait l’époque des De Gaulle, Chaban-Delmas… Finalement, la septième fonction du langage c’est l’allégorie de ce que tout le monde cherche. Prendre le pouvoir aujourd’hui, cela veut dire prendre l’Assemblée et le contrôle des chaînes de télé, soit les deux sièges du discours. Ce n’est pas neutraliser les casernes, c’est prendre le contrôle de l’endroit où on va pouvoir donner des ordres aux casernes. Le langage est plus fort que les armes. La maîtrise du langage, c’est le pouvoir.
>> La Septième Fonction du langage de Laurent Binet (Grasset), 496 pages
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