Addiction aux jeux vidéo, aux réseaux sociaux ou injonction à la performance professionnelle : la nuit n’est plus un temps de repos. Le sommeil a été annexé par les nouvelles technologies et l’ultralibéralisme. Enquête.
Il est loin le temps où on se couchait avec le soleil. En dix ans, les moins de 30 ans ont perdu près d’une heure de sommeil par nuit. Rien d’insurmontable, en apparence. Mais, sous l’angle de la dette de sommeil cumulée, cette évolution prend un tour vertigineux : elle correspond à près d’une nuit par semaine, soit quarante-huit nuits par an.
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Que s’est-il passé ? La nouvelle génération est-elle frappée d’une épidémie d’insomnie ? Ou est-elle en train de reculer les frontières du sommeil, ce territoire dont les lois s’imposent à tous ? Assiste-t-on à l’avènement d’une génération zombie ? En cause, deux bouleversements majeurs : des avancées technologiques addictives et des transformations du monde du travail qui poussent au culte de la performance.
Yasmine, Marie et Rokaya, 16 ans, fument sur le trottoir devant le lycée. Deux à trois fois par semaine, elles chattent ou discutent avec des amis jusqu’à 3 heures du matin. Comme tout le monde, disent-elles. “C’est un comportement commun à tous les ados sans distinction économique et sociale”, confirme la psychiatre Sylvie Royant-Parola.
“La plupart des jeunes oublient de dormir”
Une tendance lourde : 21 % des jeunes de 12-13 ans dorment même moins de 7 heures par nuit et 9 % dorment 6 heures ou moins, selon une enquête du réseau Morphée, alors qu’il leur est conseillé de dormir entre 8,5 et 10 heures.
En somme, un tiers des moins de 30 ans dort en moyenne 6 heures contre 7 heures 30 pour le reste de la population, constate le professeur Damien Léger, directeur du centre du sommeil de l’Hôtel-Dieu à Paris. “La plupart des jeunes oublient de dormir”, ajoute le psychiatre Patrick Alécian.
En faisant entrer l’électricité dans les foyers, l’inventeur et entrepreneur américain Thomas Edison a révolutionné le sommeil. Plus tard, la télévision et le développement de l’industrie culturelle en ont encore reculé l’heure. Au début des années 1980, une nette restriction du temps de sommeil, notamment chez les jeunes, est observée. En cause ? L’apparition de programmes attractifs en troisième partie de soirée, vers 23 h 30-minuit.
Dans les années 2000, l’explosion d’internet et des écrans ouvre l’ère de la connectivité permanente et insatiable. Son lot infini de possibles porte un nouveau coup au sommeil. Dans les chambres, l’ordinateur, d’abord fixe puis portable, détrône la télé. La consommation culturelle se réinvente : elle se fait à la demande, des centaines d’heures de séries de qualité sont à portée de clic et le marché du jeu vidéo prend de l’ampleur.
“Je ne ressens pas la fatigue devant l’ordinateur”
Guillaume est un couche-tard hyperactif. Mordu de conception technique, le jeune homme de 17 ans anime aussi une webradio, joue au jeu en réseau League of Legend et échange sur Twitter. Il passe donc beaucoup de temps sur son PC le soir. “Je ne ressens pas la fatigue devant l’ordinateur ; au contraire, il me stimule, m’empêche de dormir”, nous explique-t-il.
Cette excitation résulte de la lumière bleue produite par les écrans. Ce rayonnement, qui s’apparente à celui d’un ciel d’été très transparent, influe sur la sécrétion de mélatonine, l’hormone du dodo. Plus la lumière bleue est proche de l’œil, plus elle appuie sur la fonction éveil du cerveau.
“Le smartphone vibre, envoie des notifications et c’est dur de raccrocher même quand l’écran fait mal aux yeux dans le noir, continue Guillaume. Mais je ne me sens pas accro, contrairement à ceux qui font des nuits blanches.”
Un smartphone à tout faire
Aussi vendu que la Bible, le saint smartphone s’impose sous les oreillers du monde entier. Apple, Microsoft, Facebook, Twitter, Snapchat sont à portée de main 24 heures sur 24. Aujourd’hui, 80% des 15-25 ans possèdent un smartphone à tout faire : internet, jeux vidéo, textos, chat, réveil…
“Nous entretenons un quasi-rapport de fusion avec cet objet devenu très familier : le monde numérico-industriel a su opérer une forte séduction grâce à l’ergonomie des interfaces et la qualité intuitive des applications, instaurant un lien quasi ombilical et charnel, analyse Eric Sadin, auteur de La Vie algorithmique” (Ed. L’Echappée, 2015).
“En outre, sa dimension lumineuse dans le noir crée même une sorte d’horizon de perception et d’action sans cesse maintenu.” Le smartphone recule plus loin les frontières des ténèbres avant de sonner l’heure de revenir au monde.
Plus de temps passé devant un écran qu’à dormir
Les parents sont parfois démunis devant ces générations nées avec un écran dans les mains. Les profs peinent à leur faire ranger leur téléphone et se plaignent que 30% des élèves somnolent en cours.
Mathieu (prénom modifié), 16 ans, a été convoqué au lycée. Il s’endort en classe et ne travaille pas. Sa mère ne le reconnaît plus : il s’est renfermé et a du mal à se lever le matin. Elle a découvert qu’il passait ses nuits sur son smartphone. Inquiète, elle l’a traîné dans un centre de prévention des addictions. Devant le psy, Mathieu dit ne pas comprendre : beaucoup de ses potes font pareil. Il dit se sentir “très réveillé” et explique que la nuit est le “meilleur moment” de la journée :
“Je n’ai pas besoin de dormir, si on a inventé internet c’est pour s’en servir à tout moment, il y a trop de trucs à voir sur le net et ma mère n’en profite pas.”
Selon Common Sense Media, une organisation américaine à but non lucratif, les ados passent plus d’heures à consommer du contenu en ligne qu’à dormir : soit neuf heures par jour contre sept heures de sommeil en moyenne.
Des symptômes de phobie scolaire ou de dépression
Une consommation majoritairement passive. Pour le docteur Benjamin Pitrat, praticien à l’hôpital pédiatrique Robert-Debré, “les parents paniquent, mais les écrans sont surtout un moyen de sociabilisation ; il suffit de mettre un cadre, comme cette maman qui prélève les téléphones à partir de 22 heures.” Ces objets emmènent, le soir, la vie sociale dans la chambre, un espace-temps qui n’appartient qu’à soi, fait de découvertes, de fantasmes et de transgressions.
Dans les cas plus inquiétants, comme celui de Mathieu, les écrans ou les jeux vidéo sont souvent le symptôme de phobie scolaire ou de dépression des ados. “L’addiction aux jeux vidéo avec risque de déscolarisation n’intervient qu’à partir de 30 à 50 heures de jeu par semaine”, précise Benjamin Pitrat.
Il préfère mettre en cause les horaires mal adaptés de l’école : “Se lever à 7 heures, c’est trop tôt ! Une école anglaise a expérimenté le début des cours à 10 heures : les élèves avaient des meilleurs notes !” Une étude récente de l’université d’Oxford est arrivée à la conclusion que faire travailler les gens avant 10 heures relevait de la torture…
#teaminsomniaque, #teamhibou, #teamnosleep
Seul chez soi, même très tard dans la nuit, il y a dorénavant toujours quelqu’un qui répond. Des microcommunautés se forment sur Twitter autour de mots-clés comme #teaminsomniaque, #teamhibou, #teamnosleep ou encore, en référence à la saga Twilight, #vampire dans les pays anglo-saxons.
y’a du monde là?! #TeamInsomniaque
— ️️️️️️ (@UnLvnatique) 9 Novembre 2015
Ce dernier hashtag sert souvent de relais à des articles calibrés pour effrayer les parents sur les dérives de leurs enfants zombies. Mais sur #teaminsomniaque, on trouve de tout : des fiers-à-bras qui se vantent de ne pas dormir, de vrais insomniaques, des dépressifs et, en majorité, des gens qui s’ennuient.
Damien, 23 ans, en deuxième année de master en alternance, le suit jusqu’à 3 heures du matin, parfois plus, lorsqu’il n’arrive pas à faire descendre le stress lié à ses journées de travail et à l’incertitude quant à la fin de son contrat. “Ce fil ne sert à rien mais ça nous occupe”, explique-t-il. On y rigole, on se clashe, on parle de bouffe.
On y croise aussi Sophie, cuisinière de 38 ans, jeune maman décalée par le sommeil anarchique de son fils. Sophie dort peu depuis ses années d’étudiante où, anxieuse d’échouer, elle travaillait jour et nuit, avant de tout plaquer. Depuis, elle a conservé l’habitude de ne se reposer que cinq heures par nuit. “Le reste, c’est du temps pour moi, pour lire, aller sur Twitter, sans que personne ne me demande où sont les chaussettes.”
“Le sommeil permet distance et maturation des capacités de contradiction”
Sans s’en rendre compte, cette génération zombie fait saliver les Patrick Le Lay 2.0 – cet ancien pdg de TF1 qui disait vendre aux annonceurs du “temps de cerveau humain disponible”. Ce qui alarme Eric Sadin : “Le monde numérico-industriel a réussi, par le modèle de l’innovation, à gagner constamment sur l’attention des individus jusque dans le temps imparti au sommeil.” Eric Sadin ajoute :
“Le plus inquiétant, c’est qu’on y succombe alors que le sommeil permet distance et maturation des capacités de contradiction. Au final, cela témoigne de l’affaiblissement des capacités critiques des personnes.”
Du pain bénit, au pire pour les manipulateurs et artisans de théories complotistes, au mieux pour les vendeurs de tapis. Sur le fil de discussion de #teaminsomniaque, on croise d’ailleurs le compte de Playstation France, un autre spécialisé dans les conseils de paris sportifs US ou @ministeredusommeil, faux nez d’une marque de produits connectés pour mesurer sur smartphone les performances… de votre sommeil, dans le but de “rendre plus performant dans les activités professionnelle et sportive”.
Réduire son sommeil au minimum pour atteindre une productivité maximale
Pour l’ensemble des médecins experts, l’addiction à la performance et à l’hyperactivité serait, outre le symptôme chronophage d’une peur classique de la mort, la conséquence d’une “crise du temps”, un phénomène pointé dès 2010 par le sociologue allemand Hartmut Rosa. Face à l’accélération des rythmes de vie et à la précipitation des transformations techniques, économiques, sociales et culturelles, le sommeil devient superflu.
Dans une temporalité mondialisée, hyperconnectée, contractée et toujours plus axée sur une productivité 24/7, le repos est perçu comme une perte de temps, un parasite dans une vie de rush permanent. “Les moins de 30 ans ont de plus en plus peur de la passivation, s’inquiète le docteur Patrick Alécian. Sans activité, ils se sentent sans force.”
“Early risers” (“lêve-tôt”) ou adeptes du sommeil polyphasique (un sommeil fractionné en cycles de deux heures), de nouvelles pratiques émergent chaque année avec une constante : réduire son sommeil au minimum vital pour atteindre productivité et réussite maximales. Un mot d’ordre : “you snooze, you lose” (“si tu fais un somme, tu es un perdant”).
“Si je ne tiens pas le rythme, un autre reprendra mes dossiers”
Il faut aujourd’hui faire ses preuves vite et tôt et “tout faire pour éviter de tomber dans la relégation”, souligne Jean Pralong, psychologue et professeur en gestion des ressources humaines à Neoma Business School. Conséquence : “On joue sans arrêt avec la nuit, et avec la vie”, reconnaît Mickaël, 30 ans, avocat pénaliste.
Employé dans un cabinet parisien depuis cinq ans, Mickaël a compris que l’unique moyen de conserver sa place est de grappiller sur ses heures de sommeil. “La concurrence est rude et sans scrupules. Si je ne tiens pas le rythme, un autre reprendra mes dossiers.” Alors il s’accroche, en tentant de ne pas s’inquiéter malgré la conviction d’être “sans doute en train de passer à côté de (sa) vie”.
De 9 heures à 20 heures, il travaille, au cabinet. De 21 heures à minuit et le week-end, il travaille, chez lui. Quid des vacances ? “Trois semaines, en deux ans. J’ai essayé de me rassurer en me disant que j’allais m’habituer à ce rythme. Mais ce n’est pas le cas…”
Aujourd’hui, il ne sait “plus comment dormir”. Depuis cinq ans, il se réveille deux à trois fois par nuit, obnubilé par son travail. Depuis cinq mois, il a viré insomniaque. Son corps et son esprit ne sont plus capables de se reposer. “Je crois que je suis hyperstressé”, dit-il. Il est conscient du problème mais assure ne pas avoir le temps de s’y arrêter. “Je pousse. On verra si je craque.” Avant de conclure :
“Je m’arrêterai seulement si je fais un burn-out. Alors j’oserai changer de voie.”
“Quand je dors, je culpabilise”
Même combat pour Margaux, 19 ans, étudiante en première année de médecine, qui ne parvient plus à dormir, bouffée par l’idée qu’elle doit être “hypercompétitive pour réussir”. Elle a commencé par se shooter aux somnifères avant de passer aux antidépresseurs, “un peu moins forts”. Souvent, encore, elle se relève à 2 heures du matin pour faire des “fiches”. “Quand je dors, je culpabilise de ne pas être productive.”
Inquiet de la pression que s’inflige une génération entière bercée dans la tyrannie de la performance, le docteur David Gourion, ancien chef de clinique à l’hôpital Sainte-Anne et auteur de La Fragilité psychique des jeunes adultes (Odile Jacob, 2015), reçoit de plus en plus de jeunes patients en quête de “médocs et d’amphétamines pour tenir”. Tandis que les boissons énergisantes poursuivent leur percée et que les “smart drugs” connaissent un essor inédit chez les jeunes.
D’année en année, le bilan de l’exclusion des jeunes français se précise : un million des 18-29 ans vit sous le seuil de pauvreté, 24% sont au chômage (trois fois plus qu’en Allemagne), et quand ils sont parvenus à arracher un poste, la moitié d’entre eux n’obtient qu’un contrat précaire. Un constat amer dressé cette fois-ci par Bernard Spitz, ancien conseiller de Michel Rocard à Matignon, dans son dernier ouvrage On achève bien les jeunes (Grasset, 2015).
Ajoutez à cela que seulement un tiers de la population française travaille à des horaires réguliers : “L’atypique est devenu la norme”, explique l’ergonome Sophie Prunier-Poulmaire, “le modèle 8 heures-17 heures s’efface derrière les 3×8, le travail de nuit, le 4×6, le 2×12, les horaires fragmentés. Des gens commencent à 5 heures et finissent à 21 heures, notamment chez les femmes de ménage ou les caissiers de supermarché.”
“Plus de nuit, plus de vie”
Clara, 25 ans, travaille comme stagiaire à 480 euros par mois de 9 heures à 17 h 30 dans une boîte de pub. Chaque soir, elle fonce dans la foulée servir chez McDo jusqu’à 2 heures du matin. Pour 670 euros supplémentaires, elle n’a désormais “plus de nuit, plus de vie”.
D’une voix douce, elle reconnaît que c’est parfois “la misère”, qu’elle est “un peu crevée la journée”, et qu’elle est en train “de niquer le peu de vie sociale” qu’il lui reste. Mais chaque jour, elle tient le rythme en se disant que “c’est sans doute normal”.
En France, la proportion de travailleurs indépendants, free lance ou auto-entrepreneurs a augmenté de 85% en dix ans. Parmi eux, une majorité de moins de 30 ans. Conséquence directe : des rythmes de travail décalés et des projets menés nuit et jour.
Burn-out, obésité, hypertension, troubles psy…
Céline, 28 ans, designer free lance, n’hésite pas à travailler “super tard”, parfois jusqu’à l’aube, après s’être octroyée une pause “sociabilisation” en début de soirée. Elle s’est habituée à ce rythme au point de “ne plus du tout savoir comment dormir”.
Vivien, graphiste, rogne régulièrement sur ses heures de sommeil pour mener à bien ses montagnes de projets peu rémunérés. “Le manque de sommeil est devenu une drogue”, explique-t-il. Reste un hic : “Le lendemain, tu dois être raccord avec la société, alors tu te lèves. Et là, tu prends ta dette de sommeil en pleine gueule.” Tous soulignent qu’ils “angoissent d’angoisser de ne pas réussir à dormir” et que, chaque jour, ils “flippent” en constatant leur état d’épuisement.
“C’est un truc énorme dans ma vie”, pointe Céline, qui passe des journées entières à penser à sa propre fatigue tout en se promettant, chaque matin, de se coucher tôt. Tous savent qu’ils risquent gros, physiquement et psychologiquement – à terme : burn-out, obésité, hypertension, troubles psy… Mais pour l’heure, ils poursuivent leur quête obsessionnelle à l’allure de piège. Parce que sans doute, quelque part, ils n’ont pas vraiment le choix.
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