Son livre, Mohicans, raconte une autre histoire de Charlie Hebdo : Denis Robert revient sur l’après-7 janvier, les années Val et la “machine à cash” qu’était devenu le journal.
Pourquoi sortir ce livre aujourd’hui ?
Denis Robert – Les attentats de janvier m’ont beaucoup affecté. J’étais incapable d’aller défiler avec ces millions de personnes dans la rue, le 11 janvier. Voir Richard Malka et Philippe Val truster les écrans et les entendre parler d’une histoire de Charlie Hebdo, voir utiliser ce nom d’une manière, par moments, absolument obscène m’a convaincu de faire ce livre. Mais je n’étais pas audible au moment des attentats. Il y a une période de deuil à surmonter. Je ne voulais pas qu’on interprète ce que j’avais à dire comme un règlement de comptes.
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Il y avait un côté sacrilège à s’attaquer à Charlie. Aujourd’hui, on peut sereinement évoquer cette histoire qui est aussi une histoire du capitalisme. Comment Charlie est devenu une marque commerciale et comment des types, à coups de procès, ont réussi à détourner l’identité du journal. La crise que vit aujourd’hui la rédaction de Charlie est évidemment liée aux attentats, mais prend aussi sa source dans les non-dits, les violences internes.
Riss et Coco peuvent faire le tour des médias pour expliquer que tout va bien, les gens un minimum au courant de ce qui se passe en interne savent que ça va très mal. C’est comme les secrets de famille dont il faut parler. Je ne suis pas habité par la haine et la colère, c’est un devoir de mémoire. Si je ne fais pas ce livre, personne ne le fera.
Au fil de l’enquête, c’est peut-être plus l’histoire fondatrice de Cavanna et Choron que celle de Charlie Hebdo que vous voulez raconter ?
Avant de mourir, Cavanna m’avait longuement parlé. J’avais perçu sa détresse et le “mensonge” dont il avait été la victime. Je n’arrivais pas à me lancer, je ne savais pas quoi faire de mes notes car je restais habité par ce qu’il m’avait dit. Il me répétait “qu’une fois qu’on est mort, on est mort”. Il me conseillait de laisser tomber tout ça. Il me disait que la vie était ailleurs. J’ai voulu expliquer à quel point ça a été dur pour Cavanna et Choron de se battre contre la censure. Nous devons notre liberté de la presse à Choron et Cavanna.
Que pensez-vous de la multiplication des proclamations “Je suis Charlie” durant cette période ?
Il y a eu beaucoup d’ambiguïtés, d’amalgames et de contre-sens. On en arrive à mille interprétations différentes. Je n’ai pas un regard de sociologue ni de philosophe sur cette histoire, mais un regard d’écrivain. Je me sens proche de Godard sur cette question quand il dit “Je suis Charlie”, du verbe suivre. Même si j’avais arrêté de le lire quand Val a commencé ses éditos pro-guerres et très droitiers, finalement insupportables. On ne pouvait pas continuer à être Charlie à ce moment-là.
Qu’avez-vous pensé de Qui est Charlie ?, le livre d’Emmanuel Todd ?
Je ne l’ai pas lu, mais j’ai suivi ce qu’on en disait. Je suis en accord avec lui sur le fait que les foules présentes ce 11 janvier étaient un mélange très hétéroclite. Mais je ne suis pas d’accord sur l’islamophobie. Ce n’est pas ce qui animait les gens. C’était l’émotion, le fait de se retrouver et de dire non au terrorisme.
Que pensiez-vous des récents numéros de Charlie Hebdo ?
Le numéro “Charia Hebdo” m’a bien fait marrer. Ils ont peut être commencé à déconner après celui-là. La question de la censure et du dessin est très compliquée. On peut rire de tout à condition d’être drôle. Et par moment, ils ne l’étaient plus, drôles.
Vous reprenez à ce sujet des propos de l’essayiste Pacôme Thiellement (“Il faut renoncer à l’humour quand l’humour est une arme qui ne blesse plus personne” – dans Tous les chevaliers sauvages, éditions Philippe Rey, 2012 – ndlr). Sans le dire, on comprend que vous partagez cet avis…
J’ai trouvé le numéro “Charia Hebdo” plus intéressant sur le terrain de l’humour que la publication des caricatures de 2006. Je suis absolument laïc, je pense que le blasphème fait partie des cartes de l’humour. On peut se moquer des religions. Le problème, c’est d’être drôle.
Certaines caricatures ne l’étaient pas, il y en a eu un usage forcené. Charb insistait, continuait de faire des vannes et de dessiner le Prophète. Un peu comme l’oncle qui, à chaque mariage, raconte tout le temps la même vanne. A la cinquième fois, vous dites : “Tonton, ferme-là et passons à autre chose.”
Avez-vous compris la charge de Delfeil de Ton contre Charb dans L’Obs au lendemain de l’attentat (“Quel besoin a-t-il eu d’entraîner l’équipe dans la surenchère ?”) ?
Delfeil de Ton a été profondément accablé par la mort de Charb. Il l’appréciait, contrairement à ce que l’on peut penser. Je pense que son papier a été mal lu et mal interprété. Il aimait surtout Wolinski qui, lui, préférait dessiner ses nanas et fumer des cigares.
Il racontait à Delfeil qu’il en avait ras-le-cul des caricatures. Dans le tête de Delfeil, quand il écrit cet article, il y a de ça. Mais Charb était dans la provocation permanente, il s’était engagé sur ce chemin-là, entraîné peut-être par d’autres, je ne sais pas.
Ne profitez-vous pas de certains épisodes – comme le limogeage de Siné en 2008 – pour régler vos litiges avec Malka (avocat de Clearstream contre Denis Robert – ndlr) et Val, auteur d’éditos vous mettant en cause dans l’affaire Clearstream ?
J’avais autre chose à faire que de régler mes comptes, j’ai gagné mes procès. Il est vrai que le passage sur Siné m’a posé problème dans le livre. Je ne voyais pas comment ne pas évoquer mon cas. Je devais informer les lecteurs de ma relation avec Val et Malka, de la manière dont ils peuvent parler de moi. Ce fut le déclenchement de l’affaire Siné, ce que j’avais du mal à croire car je le connaissais à peine en 2005. J’étais devenu un personnage du livre.
Votre livre précède celui de Val d’une semaine…
En juin, je vais chez Julliard pour parler du livre. J’évoque Val et Malka. J’ai quarante représentants face à moi, les gens parlent autour d’eux. Val a été alerté de l’existence de mon projet et, en réaction, décide de manière précipitée d’écrire le sien qui n’était pas au programme de Grasset en juin et qui va l’être en juillet.
Vous faites de Philippe Val (rédacteur en chef de 1992 à 2004, puis directeur de la publication de 2004 à 2009 – ndlr) une sorte de gourou au sein de la rédaction de Charlie…
L’extrait audio d’une réunion de rédaction que je retranscris dans le livre est équivoque. Nous sommes témoins d’un rapport de disciple à gourou. Ajoutons à cela le problème du rapport à l’argent. Dès le départ, comme en témoigne Olivier Cyran (collaborateur du journal jusqu’en 2001 et auteur de Charlie Hebdo, pas raciste ?, si vous le dites… sur Article11.info – ndlr), Val va distribuer des primes aux membres de la rédaction sans que personne ne sache combien touche chacun.
Il réglementait tout. Charlie a été, jusqu’à sa revente à Riss et Charb, une machine à faire du cash. Certains ont gagné beaucoup d’argent. Au fil du temps, Val a viré les éléments récalcitrants comme Siné, Cyran ou Mona Chollet. Il a pris des lieutenants, comme Agathe André qui lui est complètement soumise.
Charb me l’a confirmé lorsque je l’ai croisé lors d’un salon du livre. Les membres de la rédaction se justifiaient en disant qu’ils faisaient de petites concessions à Val pour s’offrir un confort financier. C’est le procédé du patron un peu paternaliste qui distribue les enveloppes. Ça permet d’acheter les silences et les consciences.
Vous décrivez un Cabu “respectueux de Cavanna, mais dévoué à Val”…
A la fin de sa vie, Cavanna ne voulait plus entendre parler de Cabu. Cabu avait de l’admiration pour Val, il était bluffé par sa rhétorique. C’est très intéressant car sans lui, Val ne serait pas parvenu à liquider La Grosse Bertha et n’aurait pas mis la main sur Charlie Hebdo comme il l’a fait.
J’ai eu des journalistes du Canard enchaîné et de Charlie Hebdo qui m’ont expliqué que Cabu avait tenté à maintes reprises de joindre Val quand il s’est retrouvé à France Inter. Il n’y arrivait plus et était très malheureux de ça. L’argent n’était pas le moteur de Cabu, c’était sans doute le plus doué des dessinateurs de toute l’équipe. J’ai du mal à comprendre.
Vous reste-t-il des questions sans réponses ?
Pourquoi Charb et Riss ont accepté de reprendre Charlie Hebdo dans des conditions que je juge déplorables, avec un trou de 486 000 euros. Pourquoi Riss continue à être solidaire de Val et de Portheault (directeur financier de Charlie – ndlr) ? Et quelle est la relation entre Malka et Val ?
Avez-vous cherché à les contacter ?
Je leur ai écrit à chacun une lettre au mois de septembre pour leur poser un certain nombre de questions. Je les appelle à mettre de côté nos griefs respectifs. Je porte alors des accusations très lourdes à leur encontre. La seule réponse qu’ils me font, c’est de prendre un avocat, maître Kiejman, qui écrit non pas à mon éditeur mais à la maison mère, Editis, pour nous mettre en garde contre l’utilisation que je pourrais faire de ce qu’ils qualifient d’allégations.
L’épilogue du livre est absent de la version finale ?
Il a été censuré. On a eu deux problèmes à la fin du livre. Un de mes témoins, l’avocat Bernard Dartevelle (dont le cabinet, duquel Malka est membre, est en charge des intérêts du journal depuis sa renaissance en 1992 – ndlr), me demande d’être retiré du livre. Il subissait des pressions terribles.
Il avait le conseil de l’ordre des avocats – sollicité par Malka – sur le dos. Et d’autres choses, beaucoup plus graves, dont je ne peux pas faire état. Je l’avais eu longuement, nous avions échangé des mails, il avait relu ses propos. Je lui explique que ce n’est pas possible car dans le courrier de réponse du conseil de Malka, Dartevelle est mentionné. Malka s’est fait prendre à son propre piège. Dartevelle, lui, a été courageux.
Vous avez été déprogrammé du Grand Journal ?
J’avais de très bons rapports avec Maïtena Biraben. J’ai été invité le 7 novembre pour présenter mon livre. L’attachée de presse de chez Julliard est alors sollicitée par d’autres émissions, mais Canal avait demandé l’exclusivité. Elle essaye donc de se faire confirmer mon invitation. Et là, silence. Or Anne Hommel, la conseillère image de Biraben, est aussi celle de Charlie Hebdo.
On apprend finalement par plusieurs sources qu’elle a mis son veto. Je suis déçu, je pensais que Maïtena Biraben jouissait d’un peu plus de liberté. Mon livre les inquiète vraiment, Val se rêve en ministre de la Culture de Sarkozy. Je suis un gros caillou dans leur chaussure.
Livre Mohicans (Julliard), 306 pages, 19,50 €
DVD Cavanna – Jusqu’à l’ultime seconde, j’écrirai (Le Bureau, Citizen films/Rezo films)
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