Pour Portishead, l’enjeu est de taille : trois ans après le fondamental Dummy, comment survivre à ce disque écrasant et toujours mystérieux, désormais entré dans le domaine public ? En restant soi-même, répond Portishead, le somptueux second album des Bristoliens, qui ose revisiter ces terres brûlées avec un oeil neuf, sale et terrifiant. Et réussit […]
Pour Portishead, l’enjeu est de taille : trois ans après le fondamental Dummy, comment survivre à ce disque écrasant et toujours mystérieux, désormais entré dans le domaine public ? En restant soi-même, répond Portishead, le somptueux second album des Bristoliens, qui ose revisiter ces terres brûlées avec un oeil neuf, sale et terrifiant. Et réussit cet exploit inespéré : avoir l’air de rester sur place tout en conservant des années d’avance.
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Précaution élémentaire avant toute plongée hasardeuse à l’intérieur de Portishead, le second et éponyme album de Portishead : réécouter Dummy. Se laisser pétrir à nouveau les pavillons auditifs, se reconstituer lentement le palais, réapprendre à nos gestes l’apprivoisement de ces formes longtemps demeurées sauvages, inspirer jusqu’à l’étouffement ces parfums avec lesquels on n’a jamais osé entretenir de familiarité. Constater de visu, enfin, combien l’énigme originelle a su conserver sa belle opacité. On n’aura jamais trop de cinq sens en parfait état de réceptivité, en alerte permanente, pour accueillir après trois ans d’attente fébrile parfois même inquiète la suite de ces aventures intérieures scénarisées, mises en scène et interprétées par Beth Gibbons et Geoff Barrow. Dans cette affaire, Dummy restera notre seul point d’ancrage, l’unique boussole disponible sur le marché à laquelle on puisse entièrement s’en remettre pour arpenter à nouveau et sans risque les abscisses et les ordonnées, les horizons et les abysses, les champs et les contrechamps dont est constituée l’inimitable géographie de Portishead.
De septembre 94 date de sa sortie à aujourd’hui, Dummy s’est vu épier, copier, photocopier, ronéotyper sous tous les angles, dans toutes les langues, par tout le monde et essentiellement n’importe qui. Le fameux « Bristol sound » a progressivement été adopté comme langage international, une manière d’espéranto à l’usage des yuppies et des musiciens sans imagination. Le trip-hop est devenu un genre omnipotent, vulgairement tripoté par une jungle de mains baladeuses et maladroites. Une manne pour DJ’s indigents, une aubaine pour ingénieurs sans génie, l’équivalent sonore de ce que fut à l’aube des années 80 le noir et blanc chiadé chez les cinéastes dépourvus de discours : un leurre stylistique, une coquille de frime chic destinée à emprisonner du néant. Plus préoccupant : la musique de Portishead elle-même s’est laissé abuser, prendre en otage, violer collectivement par les publicitaires et autres récupérateurs en gros. On a vu Sophie Marceau tournoyer à l’aube sur les Champs-Elysées au son de Glory box pour les besoins d’un parfum de luxe. Sophie Marceau… « Reviens, Portishead, ils sont tous devenus flous ! », étions-nous à deux doigts de hurler chaque fois qu’un nouvel intrus s’emparait du philtre Portishead, menaçait d’en banaliser les causes et d’en pervertir les effets. Pendant ce temps-là, Barrow aussi se débattait avec les focales, vivait dangereusement en plein brouillard artistique, en proie à un post-partum à durée indéterminée suite au succès colossal et imprévu de Dummy, aux pesanteurs de la tournée qui suivit, face au moral en pente raide de Beth. Quant à l’obligation de faire (au moins) aussi bien que Dummy, on en connaît n’est-ce pas, My Bloody Valentine ? pour qui la gageure aurait vite paru insurmontable. On pourra toujours prétendre que la déprime est un organe vital à la création, le blues un poumon essentiel et le bourdon un incontournable centre nerveux, encore fallait-il un coeur pour connecter entre eux ces foyers dépressionnaires.
Portishead, acte 2, scène 1, débute ainsi par des battements cardiaques, juste après une courte séquence qui rappelle la mise à feu du générique de Mission : impossible. Des bandes-son de feuilletons policiers transportées aux urgences, placées sous respiration artificielle, conduites au bloc opératoire : l’ordinaire du son Portishead demeure il aura suffi pour s’en rendre compte des quelques secondes d’ouverture de Cowboys une alchimie délicate, interdite aux charcuteurs d’atmosphères, aux trafiquants d’ambiances et d’organes. Pour ceux-là, fini de rêver : le capital amassé sur son dos pendant les trois années d’absence de Portishead n’aura pas mis longtemps à partir en fumée. Les singes sont priés de ramasser la monnaie qu’il leur reste et d’aller voir chez Prodigy si, par hasard, il y aurait de l’embauche. Le beat de Cowboys ressemble au tamis des chercheurs d’or, les choeurs à des gestes circulaires et répétitifs, le piano aux gouttes de sueur qui perlent à mesure du suspense. Les scratches évoquent les regards en coin, la guerre des nerfs, la raillerie des corbeaux. Beth Gibbons, en Calamity outrancière, toise la scène, étonnamment débraillée. Portishead invente le western à huis clos, les grands espaces en trompe-l’oeil, Sergio Leone sous Prozac. Pas de son Dolby, seulement une stéréo crapoteuse. Pas plus d’effets en Technicolor mais des guitares distordues qui strillent la pellicule. Pour seul horizon, un décor où la chanson finit par s’écraser, d’un ralenti magnifique.
Arrive ensuite All mine, qui mêle étrangement reggae et science-fiction, cuivres et bruits d’ovni. On croit y distinguer Bob Marley et Mr Spock raStar-trek ? en figurants involontaires d’un ballet aérien suspendu au bon vouloir et aux lèvres de Beth, Billie Holiday futuriste qui menace à tout moment d’en rompre les fils. Successeur probable de Sour times sur les FM, All mine promet de sacrées frousses dans les allées des supermarchés, de beaux phénomènes inexpliqués le long des autoroutes. Le troisième titre, Undenied, paraît entièrement construit autour de la voix, comme une ballade folk à laquelle on aurait greffé des ailes à la place des guitares. Des ailes de papillons noirs que l’imperceptible mouvement du clavier agite d’un bout à l’autre contre le vent griffant et sec des cymbales. Une incroyable chanson qui a du sable dans les yeux mais le souffle limpide : la première tentative réussie de mise en musique d’un vol à basse altitude dans le désert. A l’origine, Half day closing s’intitulait Leslie, du nom de l’ampli à éolienne qui donne son vibrato patiné au son des orgues Hammond. Emportée à son tour dans ce vertige, la voix semble parvenir des tréfonds, aux prises avec une faune visqueuse et une flore hostile, pilonnée par la basse et les racines gelées.
Pour ceux qui, à ce stade du disque, se risqueraient au jeu des différences entre Dummy et Portishead, ce morceau livre deux indices précieux. D’abord, Geoff Barrow s’est remis à la batterie, son instrument d’origine, et on l’entend ici en son direct, brut et abrupt, telle une implacable et lancinante machine à tailler des oraisons funèbres. D’autre part, Barrow a découvert Gainsbourg entre les deux albums, et Melody Nelson aura constitué un terrifiant canevas, un obsédant modèle pour la tête pensante de Portishead, ce qui resurgit là comme une évidence. Après une tentative de dialogue entre une Beth aux abois et une guitare sourde, Over introduit une batterie industrielle, prothèse métallique qui déchire les airs et les chairs, relayée par les zébrures de scratches façon kung-fu. Comme son nom pouvait le laisser entendre, Over ressemble à un titre de clôture. N’importe qui aurait cédé à l’astuce, mais Portishead n’est pas n’importe qui. Cependant, avec sa longue intro au theremin et les violons d’Il était une fois dans l’Ouest, Humming ressemble quant à lui à un morceau d’ouverture, signe qu’un second chapitre s’est ouvert. Bien vu, le mélange theremin-violon, arme favorite de Morricone et Herrmann pour crayonner l’angoisse, attirer l’attention et attiser la tension sur leurs BO. Le beat, calqué sur la fréquence des pas, avec ses arrêts brusques, sa cadence métronomique, sa distance prudente de la voix, accentue l’impression de filature. Les fabricants de thrillers peuvent aller se rhabiller. Mourning air est quasiment un titre jazz dont la trompette bouchée le serait par du béton, un My funny Valentine qui aurait perdu le sourire. Les marchands d’émotions peuvent aller se rhabiller aussi. Billie Holiday (encore elle) et Ennio Morricone (encore lui) se retrouvent à la nuit tombée, pour une lune de miel et de fiel qui dure le temps de Seven months et se termine forcément mal.
Only you est un calvaire pour Beth. Une sorte de mise à l’épreuve, de test de résistance. Scratches, samples et beats dérapants ne cessent de lui tendre des pièges, de lui glisser des peaux de banane. La guerre des nerfs amorcée jusque-là éclate au grand jour et seul un orgue moite de fin de bal parvient à amortir les coups. Sur Elysium, Beth, décidément d’humeur belliqueuse, règle une bonne fois ses comptes et ses dettes envers Piaf, Janis Joplin et les chattes enragées qu’elle a dans la gorge. Il faut attendre le morceau final, Western eyes, pour espérer l’entendre reprendre ses esprits (et retrouver la terre ferme), la voir pour la première fois faire du gringue, jouer les égéries de saloon, puis, en bonne apparition divine qu’elle a su rester, s’éclipser sans manière, comme arrachée au réel. Le second chef-d’oeuvre de Portishead, et l’étalon des trois prochaines années, s’achève en désordre par l’intervention impromptue de Sean Atkins, Dean Martin enroué de Bristol. Messieurs les suiveurs, bon courage !
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