Créé en 2010 dans les bas-fonds londoniens, Boiler Room est devenu une institution de la scène électronique.
Boiler Room fêtait le 5 novembre ses 5 ans avec des fêtes à Londres, Los Angeles ou Berlin. Cette institution de la scène l’underground a su le rester malgré le succès.
Berlin, jeudi 5 novembre, soirée des cinq ans de Boiler Room. Le jeune résident du Berghain, Kobosil, fait transpirer la foule compacte de l’Arena, club minuscule et poisseux posé au bord de la Spree. Au dessus du DJ, sur l’écran géant, défilent les images de cinq ans de Boiler Room. Vertige des noms: Carl Cox, Ben Klock, Frankie Knuckles, DJ Shadow, Disclosure, Laurent Garnier, John Talabot. Vertige des villes: Londres, Berlin, Amsterdam, New York, Paris, Tokyo…
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Un dispositif devenu mythique
Créé en 2010 dans les bas-fonds londoniens, Boiler Room est devenu une institution de la scène électronique. Tout bon DJ qui se respecte a son Soundcloud, sa fiche sur Resident Advisor et sa Boiler Room. Toutes les semaines, dans le monde entier, le site organise des soirées où sont réunis une poignée d’artistes, souvent de la scène “underground” locale, qui jouent chacun pendant une heure ou deux en direct sur Internet. Les sets sont ensuite disponibles sur le site de Boiler Room. La page YouTube (et ses 3.300 vidéos) atteint les 231 millions de vues.
Boiler Room, c’est surtout ce dispositif scénique devenu mythique : un plan fixe sur le DJ, avec la foule qui danse derrière (même s’il y a maintenant plusieurs caméras et un peu de montage). Le spectacle est autant musical que visuel avec ces danseurs amateurs qui passent à la postérité. L’hilarant Tumblr “Boiler Room knows what you did last night” témoigne de ce culte de l’arrière-plan des Boiler Room.
La prestation de Kaytranada à Montréal est restée dans les annales pour le show proposé par son public. L’internationale des freaks semble s’y être donné rendez-vous.
On ne peut expliquer le succès de Boiler Room sans ce retournement copernicien de la géographie du club : avoir placé le public derrière le DJ. Ce n’est pas qu’un moyen de distraire l’internaute, mais un parti pris esthétique qui a tout à voir avec la philosophie du programme : Boiler Room donne à voir un DJ, mais aussi et surtout une scène locale.
« À travers ce choix scénographique, Boiler Room ne se propose pas seulement de médiatiser une performance musicale, mais le relie à une scène culturelle. Le groupe réuni à l’image est alors invité à produire pour la caméra une performance visible, celle du partage d’une même expérience […] Au lieu de construire la télégénie du mix, l’organisation montre le DJ comme participant d’une scène culturelle, que la vidéo ne ferait que capturer« , écrit Guillaume Heuguet, chercheur en sémiotique des médias.
La Boiler Room de Richie Hawtin à Ibiza rend autant compte de l’été 2013 dans les Îles Baléares que des talents de l’artiste canadien. Mieux qu’un épisode d’Enquête Exclusive.
Les villes sont un élément capital des Boiler Room. La liste des lieux où est implantée Boiler Room dessine une carte du clubbing mondial: les soirées ne sont organisées que dans les capitales de la fête, où existe une vraie scène underground. Il n’existe pas de Boiler Room Las Vegas, capitale de l’EDM, comme il n’y aura sans doute jamais de Boiler Room Limoges. Longtemps boudée par le site, la France a maintenant deux solides bastions, avec Paris et Lyon.
L’internaute n’est pas vraiment invité à la fête, il est plutôt spectateur d’une scène culturelle extérieure. La petite caméra low-cost de la Boiler Room donne à voir la scène locale, un peu comme ces webcams qui filment les plages du pourtour méditerranéen. Libre aux spectateurs de prendre ensuite un Easyjet pour rejoindre les warehouses d’Amsterdam ou de Londres.
Pas de touristes sur la photo
C’est tout le paradoxe de Boiler Room : pas de videur à l’entrée du site web, mais il est quasi impossible de rentrer dans une soirée organisée par le collectif. Les Boiler Room sont réservées à l’élite de la fête, la seule digne de témoigner de la scène du cru.
Les artistes qui jouent ont le droit à de gargantuesques guest list. Mais il leur est expressément demandé de refuser les demandes de leurs fans sur Facebook ou Twitter: « la plupart d’entre eux sont soit des freaky fanboys qui veulent tout le temps se rapprocher du DJ ou des touristes qui ne comprennent pas l’idée derrière Boiler Room et vont juste vous emmerder« , explique le mail traditionnel envoyé aux DJ avant leur prestation. La scène représentée à l’écran doit rester homogène, pas question d’avoir de sinistres touristes sur la photo.
Cette réticence à faire rentrer le grand public s’explique par les particularités de la culture techno. Dans son article, Guillaume Heuguet cite la sociologue du clubbing Sarah Thornton: « la club culture est l’inverse de l’accessibilité domestique de la radiodiffusion et l’antithèse du bavardage largement disséminé de la presse à grand tirage« . Pour les participants à la fête, « l’accessibilité générale de la diffusion, au sens strict du mot, est en décalage avec le caractère ésotérique et l’exclusivité des cultures club et rave ; elle distribue trop largement le matériel brut des capitaux sous-culturels de la jeunesse« .
Un concept à cheval entre deux cultures
En diffusant largement ces fêtes pour initiés, Boiler Room brise en quelque sorte un tabou. La politique ultra-rigoureuse à l’entrée peut se voir comme une contrepartie, pour ne pas trop trahir sa culture d’origine. Lors de la fête des 5 ans à l’Arena Berlin, on a vu plus de smartphones dressés en l’air qu’en un an de soirées à Berlin. Les photos sont proscrites dans les clubs berlinois, au nom de cette culture undergound. Partout, sauf à la Boiler Room, à cheval entre l’Internet panoptique et les caves sous-terraines de la scène techno.
Auto-proclamé comme « la principale communauté de fans de musique underground dans le monde« , Boiler Room a de fait réussi à rester underground. Ce qui est un miracle quand on sait que tous les plus grands DJ de la scène techno et house y sont passés et que les marques ont colonisées le programme : des “Ballantine’s Boiler Room” ou des “Ray Ban X Boiler Room” sont récemment apparues. On fait plus underground.
Mais les racines de Boiler Room protègent jusqu’à présent la réputation du programme, comme l’explique Tekilatex, créateur de son concurrent français sur Dailymotion, Overdrive Infinity:
« Boiler Room vient du grime et de la culture des radio-pirates anglaise. Ils ont eu une crédibilité instantanée via ce milieu là en sachant garder au départ un cap super underground et exigeant. Une fois qu’ils sont devenus le truc le plus cool sur terre, toutes les marques ont voulu se rattacher à eux et toutes les portes se sont ouvertes. Maintenant ils peuvent tout faire y compris des trucs plus « mainstream » »
Boiler Room s’est lancé en 2010, en s’inspirant des DJ anglais BokBok et Oneman, qui proposaient des mixes filmés en chambre et diffusés sur Ustream. Le webzine Platform décide de faire la même chose en invitant toutes les semaines des DJ londoniens à venir se produire dans les entrepôts dans lesquels est installée la rédaction. Jamie XX, SBTRKT ou Mount Kimbie font partie des premiers artistes invités.
Il faut couper court avec une légende : Boiler Room n’a pas commencé dans une vraie “boiler room” (chaufferie) mais dans une salle en ruines d’un entrepôt.
« Quand nous avons déménagé dans cette warehouse, il y avait cette incroyable vieille salle de chaufferie où personne ne semblait s’être aventuré depuis les années 30, même le proprio ne la connaissait pas, racontait Blaise Bellville, le créateur de Boiler Room à The Fader. C’est le genre d’endroit où t’as tout de suite envie d’y organiser une soirée. Je me suis dit que ce serait l’endroit idéal pour y réaliser un show Ustream. Mais finalement c’était plein d’amiante ! On a fini dans une autre salle vide à l’étage, mais le nom est resté ».
Boiler Room retrouvera une salle des machines en colonisant un an plus tard le Stattbad de Berlin, un club sis dans une ancienne piscine. Le programme s’installe dans la salle du bas, située en-dessous de la piscine, où évoluent d’immenses tuyaux.
Boiler Room n’aura pu y fêter ses 5 ans, les autorités berlinoises s’étant soudainement réveillées en mai dernier pour constater que le Stattbad, désormais clos, n’avait en fait pas la licence club.
Boiler Room est devenu aujourd’hui la salle des machines de la scène techno, indispensable à l’écosystème. Les prestations des DJ (qui ne sont pas rémunérés pour la performance) sont en quelque sorte leur C.V. en ligne: un mix d’une heure pendant laquelle ils montrent au monde entier l’étendue de leur compétence. En multipliant à l’infini les dates, Boiler Room a quelque peu perdu son côté tête chercheuse, estime Guillaume Heuguet:
« Il n’y a peut être plus autant un effet prescripteur qu’au début mais la manière dont c’est conçu fait que ça reste une bonne manière pour un promoteur de savoir à quoi s’attendre de la part d’un DJ… A moins que le DJ n’aie choisi d’en faire un exercice particulier, par ex en faisant un set ambient au lieu de faire un set techno. Aujourd’hui, tous les labels nationaux un peu reconnus ont fait leur « label night » Boiler Room, il y a plusieurs shows par jour, plein d’esthétiques différentes, différents styles de live… donc l’aspect « rendez-vous » pour toute la scène electro underground me paraît moins fort. L’effet de « mise à l’agenda » de certains DJ me parait s’être réduit aussi ».
Depuis peu, Boiler Room s’est ouvert à d’autres scènes que la musique électronique. Le site diffuse aussi des sessions de jazz, de musique contemporaine ou de world. Une manière de décloisonner la techno et de l’instituer comme un art légitime.
Boiler Room est assez peu présent sur la musique pop, folk ou rock, pour lesquels les Concerts à emporter de la Blogothèque restent la référence. Mais en fouillant dans les archives, on tombe sur une session de Connan Mockasin. Où s’arrêtera Boiler Room ?
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