Accessoire, faire-valoir, objet sexuel ou trophée, le rôle de James Bond girl ne relève pas d’une féminité très moderne. Pourtant, quelques figures ont réussi à échapper à ce programme sur mesure.
Au commencement était Honey Rider, créature originelle surgie de la mer tel un mythe antique, beauté sauvage qui éclipsait dans James Bond 007 contre Dr. No les femmes, déjà nombreuses, rencontrées par l’agent au service secret de Sa Majesté. L’apparition de ce rôle tenu par Ursula Andress fit tant pour le succès du film qu’il devait imposer auprès du public international un type inventé par Ian Fleming comme complément indispensable au personnage de 007, la James Bond girl, expression qui peut évoquer aussi bien une simple conquête, une victime à secourir ou un double maléfique. Dès lors, les Girls vont se multiplier à l’écran autour de James Bond ; elles vont le tirer d’affaire, le piéger, se sacrifier pour lui ou être sauvées par ses soins, elles vont encore le seconder, le trahir, tenter de l’éliminer ou de le supplanter, mais toujours elles seront là, à le façonner, seul mâle véritable dans cette immense et fantasmatique cité des femmes.
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Femme objet
Des femmes, Bond en a par paquets, allant jusqu’à en conquérir trois ou quatre par film, mais toutes sont modelées sur un patron bien précis. Dans l’univers clos et fortement stéréotypé d’une série où il paraît si malaisé de faire entrer la moindre innovation, du moment qu’elle n’appartient pas au MI6, la Girl se présente invariablement comme jeune, énergique, piquante, séduisante à en devenir dangereuse. Souvent, c’est un ancien mannequin qui l’interprète, et ce n’est pas un hasard : pas de formes communes alourdies par l’âge ou la graisse dans cette production de l’ère moderne, mais des lignes fermes sculptées par le sport, des jambes longues aux chevilles minces, les traits gracieux de l’ange tombé du ciel et le sourire carnassier de l’ambition démesurée. Les seules courbes de ce profil vigoureux et sophistiqué se dessineront éventuellement dans les coiffures hautes des années 1960, dans les hanches larges et, généreusement offerte au regard du spectateur, dans cette chair fine qui saille toujours des soutiens-gorge et des serviettes de bain.
Cette fixation dans un type quasi immuable, cette objectivation, se double d’une imposition à des situations elles aussi convenues. Jouer une James Bond girl, c’est d’abord déambuler en maillot de bain ou dans une robe du soir largement échancrée, échanger avec Bond quelques mots à sous-entendus sexuels, puis le retrouver au lit où, après l’amour, il faudra le griffer ou lui mordiller le dos, nager aussi, en combinaison ou non, prendre une douche ou un bain et ainsi découvrir ses épaules, son dos, permettre à un téton de pointer, à un bout de fesse de s’échapper, enfin s’énerver un peu, envoyer des coups de pied, cogner, tuer ou être tuée.
C’est une existence conditionnée par l’érotisme et la violence davantage que par les sentiments et la psychologie, état qui pénètre jusqu’au nom souvent obscène de la Girl : Kissy Suzuki, Holly Goodhead (que l’on pourrait tourner en “sainte et bonne suceuse”), Chuss Mwa (à entendre comme “suce-moi”), Pussy Galore (“chatte à profusion”), Plenty O’Toole (traduit en français par Abondance Delaqueue), etc. Cette vision fort peu progressiste de la femme réduite à n’être qu’une promesse de jouissance la place du côté de la seule Nature et la conduit évidemment à frayer un peu avec le Mal.
Femme maléfique
Dès James Bond 007 contre Dr. No, le personnage de Mlle Taro profite d’un rendez-vous galant avec 007 pour lui tendre un piège. L’agent le déjoue, non sans avoir auparavant profité des charmes de la perfide. Une situation appelée à se répéter, Bond ne rechignant pas à goûter aux voluptés dispensées par des furies comme Fiona Volpe (Opération Tonnerre), que sa poitrine opulente et sa chevelure rousse assimilent à la tentatrice traditionnelle de l’imaginaire chrétien, Fatima Blush, nymphomane aux instincts de mante religieuse (Jamais plus jamais), May Day, athlétique tueuse androgyne (Dangereusement vôtre), Xenia Onatopp, Russe adepte de sadomasochisme (GoldenEye) ou encore Elektra, parricide à l’imagination tortionnaire (rôle tenu par Sophie Marceau dans Le monde ne suffit pas).
Ces femmes que leur sauvagerie dégrade en femelles partagent toutes un goût pour une sexualité agressive qui met à l’épreuve la virilité de Bond et le menace, parfois très concrètement, de castration. Elles le paient, la plupart en mourant. Si elle s’avise d’entamer une guerre des sexes, la James Bond girl perd inévitablement. A l’inverse, si elle se plie au stéréotype contraire, celui de la femme éplorée (mais toujours prête à accueillir dans sa couche son chevalier servant), elle a toutes les chances de survivre. La plupart du temps, il lui faudra alors quitter le lit d’un autre homme, le malfaiteur ennemi de Bond. Dans l’imaginaire de la série, la femme n’a donc d’existence première que par sa sexualité, et d’existence durable qu’à condition de se soumettre à la phallocratie régnante sans se risquer à inverser les rôles, goûter à l’homosexualité ou s’abandonner à des perversions autarciques.
Femme en détresse
En contrepoint de la femme maléfique se trouve ainsi la princesse qui souffre et demande à être tirée des griffes d’un affreux malfaiteur. C’est Domino Derval (Claudine Auger dans Opération Tonnerre et Kim Basinger dans Jamais plus jamais), Tracy di Vicenzo sauvée de la noyade par Bond dans une scène d’Au service secret de Sa Majesté inspirée de Vertigo, ou encore Melina Havelock (Carole Bouquet), dont les parents ont été assassinés et qui unit ses forces à Bond pour accomplir sa vengeance dans Rien que pour vos yeux. Le plus souvent, ces femmes‑là compliquent l’enquête menée par l’espion gentleman d’une bluette un peu moins éphémère que ses liaisons habituelles.
Femme mémorable
Le costume de la Girl étant fort étriqué, peu d’actrices sauront l’endosser et imposer une réelle présence. Maud Adams interprétera même deux James Bond girls différentes (dans L’Homme au pistolet d’or et Octopussy), preuve que la Girl est d’abord une fonction qui, dans son rapport à Bond, n’est pas loin d’équivaloir à un simple gadget.
Quelques‑unes sont toutefois parvenues à crever l’écran, ainsi Diana Rigg, dont la grâce mutine ne pâtit pas de l’antipathique réplique que lui donne le très falot George Lazenby dans Au service secret de Sa Majesté : d’abord vestale suicidaire, puis riche fille à papa, enfin Mme Bond assassinée aussitôt que mariée, Rigg, après avoir été l’inoubliable Emma Peel de Chapeau melon et bottes de cuir, réussit à incarner une des James Bond girls les plus émouvantes de la série.
Déjà impressionnante chez Buñuel et dans le Buffet froid de Blier, où elle figurait une Mort belle et glaçante, Carole Bouquet a su également toucher le public en interprétant une Grecque moderne à l’âme de Tisiphone dans Rien que pour vos yeux. Mais aucune n’a atteint la troublante justesse d’Eva Green dans le rôle de Vesper Lynd. Limitées par les exigences scénaristiques, mais aussi, bien souvent, par la pauvreté de leur talent dramatique, les comédiennes employées jusqu’alors n’avaient jamais témoigné d’une telle intelligence ni d’une telle finesse. Eva Green n’est certainement pas la plus belle au regard des plastiques habituellement exhibées par la série, elle n’est pas non plus la plus sexy, ce terme supposant une forme de vulgarité décomplexée. Mais elle est indubitablement la plus fascinante de toutes, étrange fleur vénéneuse qui intrigue Bond en profondeur, l’aimante et le désoriente jusqu’à l’entraîner dans une romance tragique où l’on supposait qu’il n’irait jamais, ou plus jamais, si l’on tient compte de la fin d’Au service secret de Sa Majesté.
Avec sa mort, un cycle semble se fermer à jamais : dans Dr. No, Honey émergeait de flots paradisiaques, dans Casino Royale, l’orchidale Vesper disparaît dans une eau meurtrière et, cette fois, son amant lui‑même sera impuissant à la ressusciter. Le Bond à femmes est fini, la James Bond girl n’a plus de raison d’être. 007 devient alors un être hanté, rongé par le doute et la culpabilité ; le fantôme de Vesper le poursuit tout au long de Quantum of Solace et Skyfall, alors même que réapparaissent autour de lui ces mannequins (Camille Montes jouée par Olga Kurylenko, Séverine par Bérénice Marlohe) appelés à devenir ses nouveaux coups d’un soir, obligation systématique à laquelle l’agent brisé se soumet désormais avec froideur et lassitude. En transcendant la figure obligée de la James Bond girl, Eva Green a rendu nécessaire sa réinvention. Les scénaristes de SPECTRE se seront‑ils attelés à cette tâche difficile ? En attendant de le découvrir, on interprétera la présence de la très talentueuse Léa Seydoux au générique du vingt-quatrième James Bond comme un signe favorable.
Cet article est extrait du hors-série des Inrockuptibles « James Bond, sur les traces de 007« , en kiosque depuis le 23 octobre 2015 et disponible dans notre boutique (8,5€)
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