A travers le très puissant “Un amour impossible”, autour de sa mère, Christine Angot s’attaque à tout ce qui fige les êtres dans le piège mortifère du social. Un texte coup de poing.
La mère : cela commençait à devenir, dans l’œuvre de Christine Angot, un angle mort. Un manque étrange, une ellipse nous donnant l’impression que ce qui se jouait entre les deux femmes serait plus indicible encore que l’inceste. Par exemple : comment avait réagi la mère en apprenant que la fille avait été abusée par son père ? Mystère.
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On s’aperçoit, en lisant Un amour impossible, ce livre enfin consacré à sa mère, que cette question planait comme une ombre sur tous ses textes. Une ombre, ou plutôt un voile, dans lequel mère et fille se sont empêtrées, que Christine Angot parvient enfin à nommer pour mieux le lever et s’en délivrer.
Quand Christine naît, son père s’est déjà volatilisé
Un amour impossible raconte l’histoire d’amour impossible entre ses deux parents, mais livre aussi les mécanismes d’un amour rendu impossible entre la mère et la fille à cause du père. On est à Châteauroux à la fin des années 50. Pierre, un grand bourgeois parisien, dominant les autres du haut de son statut social et de sa culture, vit une liaison avec Rachel Schwartz, une jeune fille pauvre et juive.
Il demande à Rachel de le suivre à Paris pour en faire une maîtresse qu’il installera mais n’épousera pas à cause de leur différence de classes. Elle refuse, mais tombe enceinte. Quand la petite Christine naît en 1959, son père s’est déjà volatilisé. Elle ne le reverra que très rarement durant son enfance.
La puissance d’Angot : savoir ce qui se joue dans les mots
Une enfance pourtant agréable, portée par l’amour de sa mère, qu’elle aime elle aussi passionnément. Lors d’une de ses réapparitions, Pierre annonce à Rachel qu’il en a épousé une autre, une Allemande : “Ce sont les seules femmes en dehors des Japonaises, qui savent vraiment s’occuper des hommes. Il y a eu tellement d’hommes tués pendant la guerre. Les Allemandes sont aux petits soins pour eux. Et son père a beaucoup insisté. Ça a compté. Bon. Ils sont assez fortunés. C’est une famille cultivée. Ce sont des gens agréables. Très mélomanes, comme tous les Allemands d’un certain niveau. Ils sont de bonne compagnie, comme on dit, en somme.”
La puissance de Christine Angot, c’est de savoir ce qui se joue dans les mots : cette violence feutrée du discours, contre laquelle on ne peut souvent rien, ni la nommer, encore moins la débusquer, la décrypter, et dès lors seulement en subir l’onde de choc.
Un seul objectif : mettre à nu le langage
Avec Un amour impossible, on mesure la maîtrise impressionnante que l’auteur de L’Inceste a acquise de son art : pas besoin d’effets, de grandes phrases, de mots chocs. Ce qui se joue entre les êtres est déjà suffisamment signifiant sans avoir besoin de “littérature” – et c’est peut-être ça, justement, la littérature.
Depuis quelques livres, Christine Angot semble avoir fait un pas de côté, ne plus mettre sa subjectivité au centre de son dispositif à travers une voix (la sienne), mais épouser une forme de neutralité, de détachement apparent, pour mieux servir un but : mettre à nu le langage. Et en arriver, peut-être, grâce à cette distance de ton, à avoir pu écrire ses textes les plus fulgurants : Une semaine de vacances et Un amour impossible.
L’inceste, contre l’existence de l’autre
En arriver à dire l’inceste dans toute son effroyable technicité, qui se joue contre l’existence même d’un autre, et ici, ce moment où sa mère apprendra par un tiers que sa fille se fait violer par son père : elle fera une violente infection des trompes et se fera hospitaliser. Et c’est tout. Elle n’appelle ni le père, ni la police. De quoi faire tomber sur son lien avec sa fille une “chape de plomb” qui pourrira lentement leur relation, pourtant si belle jusque-là.
“Dans les années qui ont suivi, j’ai commencé à lui attribuer mes échecs. Je l’accusais de ne pas s’être remise en question, de n’être restée en analyse que trois ans, d’avoir trouvé en mon père un coupable facile, de ne pas avoir réfléchi à sa propre responsabilité dans ce qui m’était arrivé. Je lui conseillais de ne pas s’étonner, par conséquent, de la difficulté dans laquelle sombrait notre relation. Je lui disais que j’étais la victime de leur égoïsme à tous les deux.”
Un échange de mots comme dénouement
Tout le livre ressemble à un puzzle que l’écrivain reconstitue minutieusement pour en cerner, à mesure qu’elle progresse, la pièce manquante, et en comprendre dès lors, révélé par tout le contexte qui l’entoure, le véritable motif. Jusqu’au dénouement final, donc, sous la forme d’un dialogue (récent) entre la mère et la fille, parce que la vérité de la mécanique à l’œuvre de la tragédie (l’amour impossible de ses parents, l’amour rendu impossible entre la mère et la fille) ne peut advenir que par un “échange” de mots – un échange de mots avec d’autres mots, ceux qui semblent déjà dictés, écrits, par le social.
C’est quand la mère a obligé le père à reconnaître sa fille, et à lui donner son nom (dans un autre échange : Angot contre Schwartz), qu’il a commencé à la violer. Une façon de nier sa filiation en en faisant sa “maîtresse”, et dès lors de nier son appartenance soudaine à sa famille, soit à sa classe sociale. Une façon de rejeter, d’humilier socialement encore davantage, sa mère.
“Avoir un enfant était possible, à condition que ça ne change rien à l’ordre, et qu’il ne me reconnaisse pas. C’est pas une histoire privée ça tu comprends. C’est pas un arrangement personnel, c’est un arrangement social, auquel tout le monde participe, y compris toi. C’est l’histoire du rejet social. Et de la sélection.”
Christine Angot dérègle toutes les conventions
C’est peut-être ce qui a semblé, dans l’écriture d’Angot, poser tant de problèmes à certains critiques : elle a toujours écrit contre cette sélection, en érigeant l’infinie puissance de la littérature (la sienne) contre les règles forcément limitées du langage (la linguistique, que son père maîtrisait et dont il usait pour humilier les plus faibles).
Son écriture déplace les mots et déclasse tout discours, en déréglant les conventions du sacro-saint “roman” tel que le bon goût le conçoit. Son tour de force, ici, consiste à faire mine de les respecter tout en les dynamitant, rétrospectivement, par la force du dialogue final. C’est aussi pourquoi elle s’impose comme l’un de nos écrivains majeurs. Il serait temps de le reconnaître.
Un amour impossible (Flammarion), 217 pages, 18 €
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