Dennis Lehane réactive l’un de ses personnages récurrents, Joe Coughlin, pour le plonger dans la mafia des années 40. Le roman trépidant d’une trahison et de l’innocence perdue.
Comme cela arrive souvent aux écrivains, ce sont les adaptations de ses romans qui ont rendu Dennis Lehane célèbre : celle, d’abord, de Mystic River par Clint Eastwood, puis de Gone Baby Gone par Ben Affleck, et cerise sur le gâteau, son plus beau livre, Shutter Island, a été porté à l’écran par Martin Scorsese, avec Leonardo DiCaprio. Ça suffit pour que chaque nouveau roman de ce Bostonien de 50 ans soit attendu, commenté.
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Mais ça peut aussi suffire, injustement, à occulter ses séries consacrées à des personnages récurrents, écrites en marge de ses succès – Kenzie & Gennaro et celle du mafieux irlandais Joe Coughlin. Homme d’affaires au service de la mafia italienne, sans y être complètement accepté, Coughlin était déjà au centre d’Un pays à l’aube (2009) et Ils vivent la nuit (2013). Et il aura permis à Lehane de renouveler sa veine en travaillant sur le passé (Boston au temps de la Prohibition) et en se confrontant à un genre en soi : le roman sur la mafia.
Accents shakespeariens
Avec Ce monde disparu, on est en Floride en 1943 et la guerre qui fait rage est celle des gangs. Coughlin approche la quarantaine, a perdu sa femme, assassinée, élève seul son fils métis de 9 ans, et va devenir le pion, à son insu, d’un de ses proches (gangster, forcément), qui veut prendre le pouvoir au sein d’un des clans les plus puissants.
Lehane a dû parfaitement lire Le Parrain de Mario Puzo, et regarder les films qu’en a tirés Coppola : il sait que la mafia, c’est d’abord une histoire de famille, et que ce qui s’y joue a des accents shakespeariens. Tension et luttes de pouvoir, jalousie et orgueil, trahison et manipulation sont au cœur de son roman. Lehane n’ignore pas que les familles sont le meilleur laboratoire de toutes les caractéristiques humaines.
Fantôme d’un bonheur évanoui
Les hommes sont tous (même les voyous) des fils, des frères, des pères, des humains aussi sensibles que faillibles, tel Coughlin, sans cesse angoissé à l’idée qu’il ne puisse pas protéger son enfant. C’est ainsi que Lehane, tout en suivant ses règles d’or (rythme endiablé, fusillades, complots), renouvelle ce genre qui aurait pu paraître daté, en privilégiant l’intériorité de son personnage.
Ses regrets, ses rêves brisés, ses illusions saccagées prennent la forme d’un petit garçon blond qui revient le hanter, fantôme d’un bonheur évanoui. “On ne devenait pas Joe Coughlin, Dion Bartolo ou Enrico DiGiacomo en conservant une âme intacte et un cœur libre. On entrait dans ce monde parce qu’on avait accumulé tant de fautes et de chagrins qu’on n’avait plus aucune place ailleurs.”
Au final, dans ce roman des sentiments et des chagrins, des amours impossibles et des amitiés déçues, le monde disparu du titre fait écho aussi bien à une certaine forme de mafia (patriarcale et artisanale) révolue, qu’à ce temps de l’innocence et de l’enfance dont personne ne fait jamais vraiment le deuil. Nelly Kaprièlian
Ce monde disparu (Rivages), traduction de l’anglais (Etats-Unis) par Isabelle Maillet, 352 pages, 21 €
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