Année de toutes les réhabilitations, de la soul au rock’n’roll, du blues au folk, mais aussi de toutes les combinaisons, même les plus abracadabrantes, entre les genres et les époques, 2001 a résolument imposé la victoire du postmodernisme. Une année où l’on a peu créé mais beaucoup recyclé, avec un culot jubilatoire et un sens inédit de la génétique.
On aurait rêvé que cette année, Morrissey quitte sa retraite et sorte un album totalement barré, histoire d’intituler cette rétrospective 2001 : Morrissey de l’espace. Mais, même résident californien, Morrissey ne s’est pas mis à surfer : la vague spectaculaire du retour des années 80 aurait pourtant pu propulser sa planche (de salut). Car, des Français ludiques lubriques de Miss Kittin And The Hacker aux Anglais chics de Zoot Woman, de l’Américain Felix Da Housecat aux Allemands Notwist, du retour en béatification de New Order à la reformation de, au hasard, Lotus Eaters, Spandau Ballet ou Soft Cell, les années 80 sont fermement de retour on annonce même un revival « Force tranquille » et le retour à la tribune de Giscard. D’ailleurs, les années 30, 40, 50, 60 et 70 sont aussi de retour, du folk le plus désossé à la soul la plus plantureuse, du blues le plus primitif au rock’n’roll le plus convulsif, du reggae le plus tordu à la pop la plus luxuriante, de Gillian Welsh aux Strokes, de Macy Gray aux White Stripes, de Saul Williams à Mercury Rev, de Bilal à Sparklehorse. Tous des grands disques, résolument ancrés dans leur époque, mais la mémoire longue et jamais bornée.
Car la culture musicale n’est enfin plus l’apanage de quelques savants aux discothèques aussi bien rangées que figées : grâce aux MP3, les jeunes générations découvrent des passages secrets entre les disques, des connexions loufoques entre les chansons et des tunnels spatio-temporels. Loin de ressembler à un musée cliniquement rangé, la discothèque mondiale ressemble ainsi à une vague aire de jeux et de partouzes, où les chansons s’échangent, se croisent et forniquent au hasard des joyeuses rencontres. Car, avec le passage au nouveau millénaire, les compteurs sont revenus à zéro : tout est disponible en CD ou en MP3, et les échelles de valeur autrefois appliquées entre genres nobles et genres mineurs ont été sacrément limées.
Certains artistes, aussi différents que Roudoudou, Fatboy Slim ou The Avalanches, ont trouvé une solution à cette invasion de sons et de propositions : ne pas faire de choix, tout englober, tout malaxer, tout mélanger. D’autres, fâchés avec le bon goût officiel (Ý 1999), picorent sans œillères dans ce vivier où le podium des hiérarchies a été rasé, y dénichant des combinaisons autrefois impossibles, voire interdites : la musique de Daft Punk peut ainsi revendiquer les influences conjuguées des Buggles comme de New Order, Air celle de Kraftwerk comme de Pink Floyd, Basement Jaxx celle de Joy Division comme de Santana. Tout cela pourrait sombrer dans la dictature du n’importe quoi érigé en art, dans la cancrerie devenue discipline obligatoire, dans la plus cynique désinvolture, le plus aveugle laisser-aller : ce postmodernisme, à l’ uvre depuis belle lurette chez Beck ou Massive Attack, reste pourtant la belle affaire de ce début de siècle. Cette année, on lui doit, en vrac, les albums gourmands, jouisseurs et raffinés de Daft Punk, The Avalanches, Gorillaz, NERD, Röyksopp ou Troublemakers.
Pour faire ce choix dans le spectre illimité des musiques vacantes et des mariages improbables que cette profusion autorise, des oreilles panoramiques, reliées à des cerveaux pervers, ont été l’accessoire le plus utile de l’année. Pas étonnant, dans ces conditions, que 2001 ait été à ce point marqué par le triomphe non pas seulement d’artistes mais aussi de producteurs, ces filtres nécessaires à la musique contemporaine. On a ainsi énormément parlé du turbulent Dan The Automator (derrière Deltron 3030, Handsome Boy Modeling School, Gorillaz ou Lovage), des cultivés et tout-terrain Neptunes (derrière Kelis, Britney Spears, NERD ou Limp Bizkit), de l’increvable Dr Dre (derrière Busta Rhymes ou Mary J. Blige), ou surtout du fascinant Timbaland, aux manettes derrière quelques chansons déterminantes de l’année, aux côtés de Missy Elliott, Bubba Sparxxx, Magoo ou la regrettée Aaliyah.
Même la musique populaire, cette frileuse, cette paresseuse, a senti souffler le vent des audaces et de la libération : jamais autant de disques, que l’on aurait autrefois considérés trop obliques pour les radios et le grand public, n’avaient encore envahi les rayons des supermarchés. Impensable il y a quelques années encore, le triomphe cette année d’albums aussi différents mais aussi audacieux que ceux de Björk, Spiritualized, Radiohead, Missy Elliott, Noir Désir, Aaliyah, Gorillaz, ou même Madonna, en dit long sur l’ouverture d’esprit, jusqu’ici royalement sous-estimée ou ignorée, du grand public. Seuls quelques nostalgiques des castes d’antan, des frontières nettes entre musiques savantes et populaires, regretteront cette chute du mur de la honte qui séparait encore le mainstream des avant-gardes.
Seront aussi déçus, dépossédés, les quelques crétins qui avaient eu l’idée saugrenue et insultante d’attribuer les musiques par tranches d’âge. Au nom d’un adolescentalisme suspect et ridicule, certains journaux faisaient ainsi croire aux teenagers qu’il était criminel d’écouter des groupes de l’âge de leurs parents et vice-versa. Heureusement, cette barrière a également volé en éclats face à la curiosité insatiable des nouvelles générations, qui ont besoin de nourrir leurs samplers, le disque dur de leur ordinateur ou leur discothèque. Cette année, Dylan, Cohen ou même McCartney ont ainsi sorti des albums dignes et franchement adultes, sans pour autant se faire traiter de tromblons, de « soixante-dix-huit tours ». Du coup, on peut enfin, dans le rock, tenir compte de l’âge de ses artères sans être remisé à l’hospice il n’y a plus guère que Jagger pour donner dans le jeunisme pathétique. Une bénédiction pour Paul Weller, REM ou, de manière encore plus spectaculaire, pour les courageux Noir Désir et Pulp, que plus rien n’oblige à gesticuler ou hurler. Durer : le casse-tête du musicien de rock. Sans doute pourquoi Dominique A, Miossec ou Christophe (tous trois auteurs de disques marquants cette année) ont décidé de ne jamais vraiment toucher à ce rock qui les fascine tant, se rapprochant avec l’âge d’une forme de sérénité et de distance qui autorise tous les lendemains. Une hypothèse tournée en bourrique par un album fougueux et cintré de Brigitte Fontaine, antithèse farouche de toute idée d’assouplissement, de béatitude.
La libre circulation des musiques et des idées aura également permis d’abolir d’autres frontières géographiques, celles-là. L’exclusivité que s’étaient autrefois octroyée les places fortes du rock paraît aujourd’hui dérisoire et archaïque. Si la France a continué de s’imposer comme une plaque tournante forte et vivace (Air, Daft Punk ou la famille Solid, mais aussi Kid Loco, Burgalat, Programme, Sébastien Tellier ou Supermen Lovers), les pays d’Europe du Nord, voire la Russie (EU, Fizzadrum), se sont imposés comme une destination immanquable de 2001, de Björk à Röyksopp, de Lali Puna à la douce Stina Nordenstam, des Kings Of Convenience aux prometteurs Leaves, de Sigur Rós à Notwist.
Mais, jalouse, l’Amérique, et donc le Texas de la famille Bush, a décidé de rappeler au monde qui tient la bride. Le Texas a donc fatalement fait beaucoup parler de lui cette année : d’abord avec la disparition prématurée d’At The Drive-In, mais aussi par les promesses immenses de Lift To Experience ou Trail Of Dead bientôt secondés par Okkervil River ou Speedealer. Et si, hors du Texas, le hip-hop « grand public » a été décevant en Amérique où le R & B lui a volé le monopole de l’innovation et de la surprise , il s’est imposé dans l’underground comme un bouillonnant laboratoire de recherche sonique. A San Francisco (Deltron, Clouddead, Anticon) ou New York, où les anciens Company Flow ont brillé sous leur nom Mr Len et, surtout, à travers leur label Def Juz, fournisseurs des albums grandioses d’Aesop Rock ou Cannibal Ox.
Si la partie (servile) de sa branche molle s’est totalement prostituée aux pieds des radios (son avis de mort), le hip-hop français sidère par son insolente santé et son ouverture d’esprit : alors que le Saïan Supa Crew a continué d’enflammer les scènes, qu’Akhenaton a confirmé qu’il reste le plus sensible reporter en direct de Marseille, toute une nouvelle génération est prête à l’action. On reparlera ainsi beaucoup, dans les mois à venir, des très doués La Rumeur, de La Caution, de TTC, du prodige Rocé et, surtout, du sensualiste et touche-à-tout DJ Mehdi.
Il ne faudrait cependant pas croire une rumeur qui attribue aux seuls R & B, hip-hop et electronica l’exclusivité des langues nouvelles : le rock a encore su, cette année, humilier les ordres de son cahier des charges, débordant allégrement dans l’au-delà sous les assauts furieux de la tribu canadiennne de Godspeed You Black Emperor ! (A Silver Mount Zion ou Set Fire To Flames) ou des esthètes de Mercury Rev, Radiohead, Pinback ou Sparklehorse. Moins aventurier mais plus physique, le rock’n’roll en cuir a été, comme prévu l’an passé, la surprenante révélation de 2001 : grâce aux gandins des Strokes, bien entendu, mais aussi sous la poussée des gracieux White Stripes, de Black Rebel Motorcycle Club, des Hives ou des Von Bondies. A ce rythme-là, on va bientôt reformer les Flaming Groovies, voire Little Bob Story. Un retour en force du binaire dont quelqu’un devait faire les frais : c’est l’électronique anglaise qui a le plus trinqué, incapable de se renouveler ou de faire face à temps, à l’exception notable des hédonistes Basement Jaxx ou des Chemical Brothers. Car on se demande encore où sont désormais passés tous les Prodigy, Orbital ou Fatboy Slim, ces dinosaures pris en tenailles entre le retour des ancêtres de New Order et le culot des bleusailles, qu’ils tissent une soul malsaine et inventive (The Streets, So Solid Crew…) ou des comptines électroniques empoisonnées (Simian, Zero 7 ou Squarepusher).
« Rock is dead », proclamait il y a des années un hymne pour ravers, dont les rangs se gonflaient chaque jour de nouveaux déserteurs du rock. C’est aujourd’hui dans l’autre sens que se déroulent les défections. A ce rythme, avec son « pendez le DJ » des années 80, Morrissey pourrait bien vite revenir à la mode. Mais 2002, Morrissey de l’espace, comme titre, ça aura moins d’allure.
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10 DISQUES MAJEURS
– 1 RÖYKSOPP Melody A.M.
L’outsider surprise de l’année n’est ni anglais, ni américain, ni français, mais norvégien. Avec Melody A.M., premier album d’electro-pop capiteuse, ce duo espiègle a apporté une touche de pureté salutaire dans la pollution ambiante.
– 2 A SILVER MOUNT ZION Born Into Trouble as the Sparks Fly Upward
Ces Canadiens cintrés jouent à un moment très rare dans le rock : précisément à cette seconde fragile et terrifiante de calme qui précède les grandes tempêtes.
– 3 SPARKLEHORSE It’s a Wonderful Life
Finesse magnifique de l’écriture et richesse des collaborations Tom Waits, PJ Harvey… font de It’s a Wonderful Life, troisième album du brillant et intimiste songwriter Mark Linkous, un disque grandiose et terriblement humain.
– 4 THE AVALANCHES Since I Left You
L’album mille-feuille de l’année : quarante années de disques volés, tordus, rapiécés et tonifiés par ces Australiens vicieux et leur sampler glouton. Etonnamment sensuel et jovial, ce monstre de génétique a servi de BO aux meilleures surboums de 2001.
– 5 BJÖRK Vespertine
Björk, accompagnée des meilleurs artisans de l’electronica, de Matmos à Herbert, a accouché d’un album plus intime et introspectif, mais tout aussi défricheur qu’à l’accoutumée : un cocon musical sans limites…
– 6 THE WHITE STRIPES White Blood Cells
Comme son titre l’indique, il s’agit ici de sang neuf, même si les veines sont anciennes. Mais en injectant la furie du punk et la souplesse de la pop dans les vieilles artères du blues ou du rock’n’roll, le duo de Detroit lui a redonné ses jambes de vingt ans.
– 7 MISSY ELLIOTT …So Addictive
Soutenue par les beats malsains de Timbaland, Missy Elliott revisite soul et funk à sa manière tordue. Impossible d’échapper à ses chansons vicieuses, chargées de promesses coupables et de menaces auxquelles on se soumettra avec plaisir.
– 8 THE STROKES Is This It
La résurrection d’un certain rock’n’roll, sec et élégant, nerveux et frimeur. Ces cinq New-Yorkais bouillonnants donnent un coup de fouet vivifiant et salvateur au genre, déboulant, sans gêne, avec des chansons aussi insolentes qu’altières.
– 9 NEW ORDER Get Ready
Retour en forme et en beauté des Mancuniens. Huit ans après un Republic mollasson, New Order retrouve tonicité et génie de la mélodie. Get Ready pousse les synthés dans un coin et violente les guitares avec fougue.
– 10 ROOTS MANUVA Run Come Save Me
Sous les uppercuts rythmiques et un flow dantesque se dissimule un arsenal de références issues du meilleur des années 80 britanniques. Une preuve fracassante que le hip-hop anglais possède une pertinence et un devenir.
5 ESPOIRS
– SÉBASTIEN TELLIER L’Incroyable Vérité
Sébastien Tellier a sorti avec L’Incroyable Vérité l’album dont n’osaient plus rêver les fans de Robert Wyatt, Syd Barrett et Eric Satie. Avec son look de noceur désargenté, Tellier rajoute une touche de style à ce cortège de vieilles barbes.
– HAWKSLEY WORKMAN For Him and the Girls
Avec pas moins de trois albums publiés dans l’année et quelques concerts magnétiques, ce jeune Canadien stakhanoviste aura médusé nos esprits de sa grande gueule, de son style flamboyant et, avant tout, de ses chansons gourmandes, érudites et glamour.
– SIMIAN Chemistry Is What We Are
Ce groupe, qui mêle Syd Barrett, Stone Roses et electronica, est un repère d’alchimistes miraculés. Leurs talents d’artificiers psychédéliques ont commencé à éclore sur ce premier album foisonnant de trouvailles sonores folles.
– MISS KITTIN AND THE HACKER First Album
Derrière les chansons sexplicites et les beats electro calibrés années 80, Miss Kittin And The Hacker déploie un vrai talent pop, bourré d’humour, d’impertinence et de folie furieuse. La musique idéale pour jouer au docteur.
– LIFT TO EXPERIENCE The Texas-Jerusalem Crossroads
Le rock charnel et mystique des Texans a constitué l’une des expériences physiques (et auditives) les plus puissantes de l’année. Avec une BO pour le prochain film de Grandrieux, on devrait reparler de ce bruit blanc, sec et possédé.