Derrière les Gorillaz ou Deltron 3030, le Californien Dan The Automator a tenu les casseroles sur quelques-unes des tambouilles les plus turbulentes et épicées du moment. Il nous raconte son année qui fut aussi la nôtre, du 11 septembre à Gainsbourg, de PJ Harvey à The Coup.
Subrepticement, Dan The Automator a squatté tous les interstices de notre discothèque, sans que l’on y prenne garde, depuis le hip-hop sombre de ses débuts jusqu’à ses dernières fantaisies musicales, indéfinissables et hybrides, mêlant en un même jet les genres les plus alambiqués. Dans sa marmite d’alchimiste du son, il cuisine reggae, rap, rock, easy-listening, pop et bandes originales, avec une démesure et une frénésie gargantuesques. En 2001, son éclectisme et son appétit désormais légendaires l’ont conduit à orchestrer, en compagnie de Damon Albarn, le hold-up masqué des Gorillaz, ce faux groupe de dessin animé qui a fait main basse sur les charts, en avançant armé de beats assassins. Loin de se contenter de ce succès magistral, après dix ans d’underground pur et dur, Dan The Automator a livré un drôle d’album, sous le pseudonyme incongru de Nathaniel Merriweather. Ce disque, Lovage, est un petit précis d’éducation sexuelle et romantique, sur lequel on retrouve les voix de Jennifer Charles (Elysian Fields) et Mike Patton, chanteur défroqué de Faith No More. En 2001, la discographie du bonhomme s’est aussi enrichie d’une version instrumentale de l’album de Deltron 3030, son projet le plus ténébreux et le plus futuriste.
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Homme de l’ombre, Dan The Automator est aussi à la tête d’une des maisons de passe les plus excitantes et les mieux fournies du hip-hop actuel, 75Ark, qui s’est distingué cette année en sortant un album de The Coup, notoirement célèbre avant même sa sortie officielle : sur la pochette originale, prémonitoire mais censurée depuis, le groupe posait devant les tours du World Trade Center en train d’exploser.
Producteur, musicien, patron de label, Dan The Automator reste surtout un amoureux des masques : l’unique moyen de rester éternellement fan de musique, comme à l’époque où il découvrait le hip-hop en écoutant Afrika Bambaataa et nourrissait ses machines avec des samples volés chez Gainsbourg, ses deux idoles patentées. Il revient ici sur les événements marquants de son année 2001.
Dan The Automator Cette année, j’ai tourné avec Afrika Bambaataa et Arthur Baker, mes deux influences majeures. Sans Bambaataa, il n’y aurait sans doute pas de hip-hop aujourd’hui et je ne pourrais pas être en mesure de faire ce que je fais. J’étais vraiment très heureux et excité d’être dans la même tournée qu’eux, même si on n’a pas travaillé ensemble.
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Cette année, tu as produit le disque de Gorillaz, qui a été ton premier vrai succès commercial.
J’ai eu vraiment de la chance de participer à tant de disques cette année, avec des gens que j’apprécie. Ça a été une bonne année. Je me souviens encore du mois de janvier. J’étais revenu à San Francisco pour mettre les dernières touches au disque des Gorillaz, dont on a enregistré l’essentiel en Jamaïque. J’étais déjà en pleine préparation du disque de Lovage. Puis, le disque de Gorillaz est sorti en avril en Angleterre. C’était très excitant de se retrouver avec Damon Albarn, j’adore ce qu’il fait avec Blur, c’est quelqu’un de très doué. Mais en fait, je crois que Gorillaz a eu du succès grâce au travail de Jamie Hewlett, qui a créé de vrais personnages en dessin animé. Même si pas mal de gens savent que c’est moi qui ai fait le disque, on ne connaît pas pour autant mon visage.
Tu as aussi produit Nathaniel Merriweather Presents Lovage, un album tout aussi conceptuel que le disque des Gorillaz.
L’idée de Lovage me trottait dans la tête depuis quelques années. Je me disais que plus personne ne faisait des disques d’amour, de séduction. Il y en a eu, évidemment, dans les années 60 et 70 : d’excellents disques par Barry White, Tom Jones, Serge Gainsbourg, Fausto Papetti. Des disques assez romantiques, souvent très lisses. Mais dans les années 80 et 90, il y avait un manque. J’ai réfléchi à l’idée pendant deux ans et je me suis mis à élaborer des morceaux instrumentaux dans cette optique-là, avant même d’avoir trouvé des chanteurs appropriés. Mike Patton, l’ancien Faith No More, m’a alors contacté pour produire son album, qui s’appelle Peeping Tom, qu’on va finalement faire l’an prochain. Entre-temps, je lui ai parlé du projet Lovage et de Gainsbourg. Il m’a avoué être grand fan de ce dernier et m’a supplié de lui laisser une place sur le disque. Au départ, j’étais assez sceptique : d’habitude, son chant est brutal et je ne le voyais pas participer à ce disque, plutôt calme et apaisé. Finalement, on a fait un essai et j’ai trouvé le résultat vraiment magique. Quant à Jennifer Charles, je suis vraiment fan de ce qu’elle fait et je l’ai contactée par une connaissance commune. Certains titres des morceaux de Lovage sont empruntés au cinéma et à Hitchcock. Il a du flair pour les ambiances. Il orchestre le drame et crée des atmosphères très denses, qui convenaient parfaitement au genre de disque qu’on voulait faire.
La pochette de Lovage reprend une des premières pochettes de Gainsbourg, auquel tu voues une grande admiration. Que représente-t-il pour toi ?
A l’origine, je suis un producteur de rap et de hip-hop et je sample beaucoup de choses. Du coup, j’écoute des tonnes de disques, à la recherche de beats et de sons. C’est comme ça que je suis tombé sur Gainsbourg à la fin des années 80. Bien évidemment, je ne comprenais pas ses paroles, mais j’appréciais vraiment le travail instrumental, sur les cordes, etc. Et surtout, ce sont des disques très funky et conceptuellement assez saugrenus. Quelques années plus tard, j’ai finalement eu la traduction de ses paroles et je me suis rendu compte que c’était vraiment quelqu’un de très fin et malin.
Et puis, il a aussi cette réputation d’homme à femmes, ce qui le rend encore plus intéressant et attirant à mes yeux. La pochette de Lovage est évidemment un hommage explicite, bien que le disque lui-même ne soit pas du tout un disque à la manière de Gainsbourg : ce serait complètement stupide de vouloir le copier.
Tu as la réputation de quelqu’un d’éclectique et ta musique embrasse désormais plusieurs genres et styles, au-delà du hip-hop. Tu es un vrai boulimique musical : quels disques ont été importants pour toi cette année ?
En ce qui concerne le hip-hop, j’ai été impressionné par les disques de Jay-Z et DMX, même si ce sont des albums assez commerciaux. J’ai surtout adoré le dernier album de Sigur Rós, qui est sorti en 2000, mais que je n’ai vraiment écouté qu’en 2001 : ça a été une des découvertes importantes de cette année. J’aime vraiment ce qu’ils font, ils me font perdre la tête : je n’arrive pas à être aussi hypnotique qu’eux. J’aime aussi beaucoup PJ Harvey, qui dégage une sorte de sexualité et de sensualité très débridée et sauvage. C’est très rock et j’adore ça ! Ce que j’aime dans le rock et que je ne retrouve pas dans les autres musiques, c’est cette attitude-là. C’est pourquoi les Strokes sont un peu à côté de la plaque : Iggy Pop fait tout ça bien mieux qu’eux, ils se contentent de recycler le vieux son punk de New York. Il n’y a rien de révolutionnaire là-dedans. Je préfère les White Stripes.
Tu es aussi à la tête d’un label, 75Ark, une place forte pour le hip-hop indépendant et militant.
75Ark est effectivement un label indépendant, qui ne vendra jamais des millions de disques. Garder le label en vie est un combat permanent. C’est juste satisfaisant de pouvoir sortir des disques : l’album de The Coup est fantastique et les disques de Deltron 3030 et Lovage marchent plutôt bien. Le disque de Deltron 3030 me tient vraiment à c’ur : c’est le genre de disque de hip-hop que j’ai vraiment envie de faire, qui va à l’encontre de tout ce qui se fait dans ce genre en ce moment. Il y a un message derrière Deltron et une prise de position politique, qui manque vraiment au hip-hop actuel. Superficiellement, le message est de dire : « Attention à ce que vous faites maintenant, parce que ça aura un impact sur le futur. » Mais la vraie question est de se prémunir contre la globalisation et les entreprises multinationales. Les monopoles internationaux peuvent changer notre perception du monde : des entreprises comme CNN fabriquent les nouvelles et les événements.
Aujourd’hui, avec la situation géopolitique actuelle, le message de Deltron trouve un nouvel écho et une illustration évidente : on n’est au courant de ce qui se passe en Afghanistan que par l’intermédiaire des reporters qui y sont. Nous sommes dépendants de leurs décisions et de ce qu’ils veulent bien nous montrer. Gorillaz a fait un morceau sur les événements du 11 septembre, mais je n’y ai pas participé : ils l’ont enregistré le 12 septembre et je ne pouvais pas quitter les Etats-Unis pour les rejoindre en Angleterre. Le morceau a été produit par le collectif hip-hop D12. Je me souviens que le 11 septembre, les événements se sont produits alors qu’on dormait encore sur la Côte Ouest. Le téléphone a commencé à sonner alors que j’étais en plein sommeil, il était 7 heures du matin et j’ai allumé la télé. C’était une expérience surréelle. J’étais à New York deux jours avant et tous mes amis m’ont appelé pour savoir si j’allais bien.
Un des albums importants sur ton label, cette année, a été le nouvel album de The Coup, avec sa pochette incroyablement prémonitoire.
Le 11 septembre précisément, on était censés presser le disque de The Coup. C’était horrible ! Il a fallu tout arrêter à cause de cette pochette. Aux Etats-Unis, la plupart des gens vivent dans l’illusion que tout va bien. J’ai toujours essayé d’aller contre ça, en me tenant au courant de ce qui se passe dans le monde. En plus, comme je voyage énormément, je vois des choses hallucinantes, comme en Jamaïque où les gens se baladent dans la rue avec des armes sous le bras. Ou alors en Irlande, où la tension est permanente : on se demande à tout instant si une bombe ne va pas exploser au coin de la rue. Le monde est beaucoup plus brutal que ne le laisse supposer CNN. Là, les Etats-Unis ont enfin réalisé qu’ils ne sont pas imperméables à ce qui se passe dans le reste du monde.
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