Montant Arthur Miller comme une tragédie grecque, Ivo van Hove tire un portrait cruel des atavismes qui perturbent notre époque. Une brillante première aventure avec une troupe d’acteurs français.
Se proposant d’évoquer l’émigration en la recentrant sur la chronique de la vie d’une famille de la communauté italienne à New York dans les années 50, Arthur Miller rappelle avec sa pièce Vu du pont la manière des tragiques grecs en traitant du sociétal par le biais de l’intime.
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Séduit par l’ambiguïté qu’engendre souvent une telle fusion entre le politique et le familial, convaincu de la richesse des interrogations qu’elle est à même de provoquer dans l’esprit du public, le metteur en scène flamand Ivo van Hove monte la pièce en 2014 au Young Vic Theatre à Londres où elle rencontre un succès sans précédent.
Eclaircir des souvenirs
L’affaire aurait pu s’arrêter là, mais le sujet de l’émigration étant plus que jamais au centre des débats qui agitent notre monde contemporain, Ivo van Hove s’est depuis décidé à user de sa mise en scène comme d’un bâton de pèlerin pour parcourir avec elle la planète. C’est ainsi qu’il la reprend aux Ateliers Berthier de l’Odéon-Théâtre de l’Europe en reproduisant scénographie, lumières et musique à l’identique avec une troupe d’acteurs français, avant de faire de même avec une troupe américaine à Broadway.
S’expliquant dans le programme de salle sur les raisons de sa volonté de remettre Vu du pont sur le métier, le metteur en scène confie qu’au-delà de la légitimité à se positionner avec le théâtre dans le débat politique, ces recréations sont l’occasion d’éclaircir les souvenirs d’une situation et d’émotions vécues durant l’enfance.
Immense boîte noire
“J’ai créé la pièce au Young Vic Theatre, rappelle-t-il. J’ai donné je ne sais combien d’interviews et c’est seulement plusieurs mois plus tard que j’ai fini par faire le rapprochement avec mes propres origines. Je viens d’un minuscule village de Belgique. D’un côté de la rue, il y avait des Flamands. Et en face, c’était une communauté d’immigrants italiens. Quelque part en moi, cela a dû rester enfoui.”
Comme un secret placé depuis longtemps sous une pierre, la scénographie choisie par Ivo van Hove impressionne par la puissance de sa symbolique… D’autant plus que le dispositif choisi étant celui d’un gradin se déployant sur trois fronts, l’objet qui nous fait face se trouve cerné par les regards du public. La pierre en question prend la forme d’une immense boîte noire dont les parois se dressent comme des murs insondables. Ce n’est qu’au début de la représentation qu’elle se soulève pour rester suspendue dans les cintres.
Rectangle de sol blanc
Ce faisant, elle découvre un espace où, comme dans la tragédie grecque, on accède par une porte unique à l’immaculé de l’aire de jeu, un simple rectangle de sol blanc cerné par l’assise de bois noir d’un banc qui parcourt sa périphérie. Dès le début, nul ne peut alors ignorer que ceux qui vont s’aventurer là seront pris dans une nasse et menacés d’un grand péril.
Voici donc la vision que nous propose Ivo van Hove du foyer où, depuis la mort de sa mère, Catherine (Pauline Cheviller) a grandi après avoir été recueillie par sa tante Béatrice (Caroline Proust) et son mari Eddie (Charles Berling). Catherine vient d’avoir 17 ans, elle a trouvé un travail, rêve de rencontrer un garçon pour partir avec lui et vivre pleinement sa vie. Nous sommes à Red Hook, tout près du pont de Brooklyn, un quartier où se regroupent les familles de la communauté italienne à quelques encablures du port où les hommes travaillent comme dockers.
Résurgence de la figure du coryphée
Dans cet endroit, la solidarité fait figure de loi car tous sont arrivés un jour sans avoir de papiers. C’est le cas des cousins de Béatrice, Marco (Laurent Papot) et Rodolpho (Nicolas Avinée). Les deux frères qui viennent de débarquer sont accueillis dans la maison. L’idylle entre Catherine et Rodolpho va rendre fou Eddie qui couve la petite, refuse d’accepter qu’elle n’est plus un bébé.
Dernier recours, faire appel à celui qui représente pour Ivo van Hove une résurgence de la figure du coryphée (chef du chœur) dans la tragédie grecque. Mais même l’avocat Alferi (Alain Fromager) ne peut rien arranger à cette affaire. S’opposant à leur mariage, Eddie commet l’irréparable en dénonçant les nouveaux arrivants aux services de l’émigration. Ainsi se nouent les fils d’un drame qui ne pourra alors se conclure que dans le sang.
“Perverse pureté”
Servi par une troupe d’acteurs éblouissants, où chacun donne à son personnage une telle charge d’humanité qu’il est presque impossible de trancher pour savoir qui a tort et qui a raison, Ivo van Hove sème le trouble dans les esprits. Mais sa mise en scène va plus loin. En épurant son propos à l’extrême, il nous place face à une situation qui dépasse les individus qui la vivent pour nous proposer un portrait de groupe. Celui d’une microsociété tiraillée entre les compromis d’une Amérique qui les accueille et dont ils ont rêvé et les règles ancestrales de l’honneur toujours en vigueur dans une Sicile qui ne cesse de les habiter.
L’avocat Alferi touche le nœud du problème quand il confie que, même pour lui, il est presque impossible de résister à l’appel de cette “perverse pureté” qui fonde leur identité. Une loi du cœur dont il conviendrait pourtant de sans cesse se méfier.
Vu du pont d’Arthur Miller, mise en scène Ivo van Hove, avec Nicolas Avinée, Charles Berling, Pauline Cheviller, Pierre Berriau, Frédéric Borie, Caroline Proust, jusqu’au 21 novembre aux Ateliers Berthier, Paris XVIIe, theatre-odeon.eu
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