Christophe Honoré revient au théâtre avec Fin de l’Histoire, une farce provocatrice et philosophique sur fond de Seconde Guerre mondiale. Tout en s’interrogeant sur la place de l’artiste.
Artiste polyvalent, Christophe Honoré alterne la réalisation de films et la mise en scène d’opéras ou de théâtre. Il retrouve aussi l’écriture pour ses deux derniers spectacles. Après Nouveau Roman (2012) qui donnait la parole aux grandes figures de ce courant littéraire, la création de Fin de l’Histoire au Théâtre de Lorient prend comme matrice une pièce inachevée de Witold Gombrowicz, L’Histoire.
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Fiction et documentaire sont les ingrédients de base de cette comédie qui penche résolument vers la farce grinçante en faisant dialoguer l’ensemble de l’œuvre de Gombrowicz. Christophe Honoré invite aussi au débat les philosophes qui, de Hegel à Fukuyama, pointent la fin de l’Histoire et soumet les personnages de la pièce à un jeu de rôle décapant qui parodie et réinvente les accords de Munich de 1939 signés entre Hitler, Daladier, Chamberlain et Mussolini et qui scellèrent la mort de la Tchécoslovaquie.
De là à refaire les accords de Yalta entre Staline, Churchill et Roosevelt, il n’y a qu’un pas que Fin de l’Histoire franchit allègrement, dans un vertigineux jeu de miroir entre le traitement clownesque du spectacle et la façon dont les “grands de ce monde” décident du sort de la planète.
Dans le décor monumental d’une gare de Varsovie, l’été 1939, la famille Gombrowicz accompagne Witold en partance pour l’Argentine. Une nuit d’attente qui va partir en vrille, avec une bande d’acteurs qui vont très loin dans le politiquement incorrect, dont certains faisaient déjà merveille dans Nouveau Roman.
Quel est le début de Fin de l’Histoire ?
Christophe Honoré – Je crois que c’est Nouveau Roman, un projet important pour moi avec une méthode de travail que j’ai vraiment appréciée. D’abord, un long cheminement de documentation et de recherche sur un vaste corpus de huit écrivains, puis le travail avec les comédiens pour leur transmettre les textes et les faire “fictionner”. J’ai voulu continuer dans cette voie-là et je suis tombé un peu par hasard sur la pièce de Gombrowicz, L’Histoire. Ce sont des fragments, pas une pièce de théâtre mais une idée de pièce dont on a retrouvé le brouillon après sa mort.
Quelle est la trame d’Histoire ?
Il y a un homme qui se considère comme le propriétaire du monde et imagine qu’il peut changer le cours de l’Histoire. Il s’appelle Witold, comme Gombrowicz, et est entouré de sa famille qui lui reproche son immaturité. Je savais dès le départ que la famille allait se transformer en personnages historiques. J’avais envie d’approfondir une forme de farce et c’est la première comédie que je mets en scène.
Comment avez-vous construit le spectacle ?
Un an avant le début des répétitions, j’avais donné à lire aux comédiens plusieurs textes de Gombrowicz. Au premier jour sur le plateau, on démarre à partir de rien. A part un travail dramaturgique en amont important où tous les livres sont fichés, où tout est classé par thème. J’avais rédigé une série de situations de trois lignes sur lesquelles les acteurs ont improvisé. J’ai réécrit à partir de ce matériau le texte de la pièce en y réinsufflant du Gombrowicz. Et puis il y a des scènes plus libres comme le cours de danse que donne Rena à son frère Witold, où on a inclus les “gueules” qui viennent de Ferdydurke de Gombrowicz où il parle des personnages en disant que les gens se mettent une gueule, un masque en fait. Il se dit aussi l’inventeur du cucul, c’est-à-dire la manière dont les gens infantilisent l’autre pour pouvoir le dominer. On a beaucoup utilisé cette idée d’infantilisation.
Dans Fin de l’Histoire, il est aussi question des accords de Munich et des philosophes comme Fukuyama qui ont conceptualisé la fin de l’Histoire. Fiction et documentaire s’entrecroisent sans cesse. Pourquoi ce traitement ?
C’est lié à Gombrowicz dont l’œuvre a influencé Milan Kundera, et ce n’est pas un hasard si ce dernier l’admire autant. Ils fonctionnent de la même manière ; ils fictionnent et puis ils passent au mode de l’essai philosophique et la fiction reprend. En travaillant sur le projet, je me disais que je faisais la fin de L’Histoire inachevée de Gombrowicz et j’ai repensé à la polémique autour du texte de Fukuyama. Je trouve intéressant ce rapport à la philosophie de l’histoire. J’avais aussi envie d’arrêter la fiction à un moment donné et de prendre le temps d’évoquer un sujet philosophique. Alors, on s’est remis à lire Hegel, Marx, Derrida, Kojève, Strauss. Et puis, le dernier livre écrit par Gombrowicz s’appelle La Philosophie en six heures un quart et reprend les cours qu’il donnait en Argentine. C’est vraiment une espèce de Sartre qui aurait refusé toute pensée collective et dont l’œuvre, commencée juste avant la Seconde Guerre mondiale, est ensuite nourrie de cette expérience.
Pourquoi traiter les accords de Munich sur le mode de la farce ?
C’est cette idée de Marx selon laquelle l’Histoire se joue toujours en deux temps : d’abord tragique, puis comique. On a rencontré trois historiens, spécialistes de Marx, d’Hitler et de la Mitteleuropa, et chacun avait sa version de l’Histoire. Il nous fallait être très solides pour pouvoir faire l’idiot. Refaire l’histoire, c’est toujours une entreprise idiote. L’idée d’uchronie (réécriture de l’histoire à partir de la modification d’un événement du passé – ndlr) en histoire est inacceptable. Nous, on voulait refaire les accords de Munich et j’ai pensé qu’il fallait faire ceux de Yalta en 1939 au lieu de 1945. Sans les Américains, entre Européens, avec cette idée que les petits territoires pour lesquels on se fait la guerre, on n’a qu’à en faire des vassaux. C’est d’ailleurs un peu ce qui est arrivé avec la Grèce ou la Hongrie et les réfugiés… La plupart des phrases dites dans cette séquence sont réellement “historiques”. Mais c’est vrai qu’on se demande jusqu’où le spectateur va nous suivre. Notamment quand la famille reproche à Witold de vouloir se mêler du cours de l’Histoire et qu’avec ses conneries, on n’aura pas Si c’est un homme de Primo Levi, Shoah de Claude Lanzmann et Le Pianiste de Roman Polanski. C’est un moment très grinçant, très dérangeant.
C’est prendre le contrepied du philosophe Theodor W. Adorno disant qu’on ne peut plus écrire de poésie après Auschwitz ?
Comme les personnages sont monstrueux, on le traite par la bêtise, la farce. J’aime bien que ça pose question. S’il n’y a pas la modernité telle qu’on l’entend dans les arts, qu’y a-t-il ? S’il n’y a pas de circonstances tragiques, quelle est la valeur d’artistes comme moi qui n’ai pas connu de tragédie, à part celle du sida ? On a l’impression d’être les commentateurs d’une histoire qui se passe très loin de nous. On n’a jamais eu à choisir entre être collabo ou résistant. Qu’est-ce qu’on fait avec la non- histoire de notre pays et que représente aujourd’hui l’expression “avoir sa place dans l’Histoire” ?
Paradoxalement, la grande affaire de Fin de l’Histoire, c’est l’inachèvement ?
Je pense que l’inachèvement, l’impossibilité d’avoir un discours fermé sur lui-même ou de prétendre révéler une vérité, fait partie du monde contemporain. On a une perception éparpillée du monde et notre incompétence est le point de départ de toute notre réflexion artistique. L’incompétence comme forme de loyauté à partir de laquelle on essaie de faire des formes vives et incomplètes.
Fin de l’Histoire texte d’après Witold Gombrowicz, mise en scène Christophe Honoré, avec Jean‑Charles Clichet, Sébastien Eveno, Julien Honoré, Erwan Ha Kyoon Larcher, Elise Lhomeau, Annie Mercier, Mathieu Saccucci, Marlène Saldana. Du 3 au 28 novembre au Théâtre de la Colline, Paris XXe, colline.fr
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