En mettant ses godillots furieux dans le plat aseptisé du R’n’B des années 90, Kelis a rappelé que la variété n’était pas fatalement un gros mot. Son Wanderland est un vaste pied de nez à tous les purismes.
Parler de Kelis dans un dossier consacré aux divas nu-soul et autres prêtresses modernes du R’n’B, c’est déjà faire un pas de côté, une légère entorse au sujet. Impossible de confondre Kelis Rogers, la plus jeune et pétulante des chanteuses noires américaines récemment apparues, avec le tout-venant de ces filles javellisées et amidonnées dans les studios-laveries des années 90 puis pliées et repassées dans la blanchisserie MTV. Si quelques-unes ont retrouvé des couleurs et du relief grâce à une génération de producteurs moins avachis que leurs aînés, Kelis a débarqué alors que la mutation avait déjà eu lieu.
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Son premier album, Kaleidoscope, fait partie de ces petits classiques d’une époque émancipée où les frontières entre soul commerciale, rock, hip-hop et électronique sont devenues progressivement invisibles après avoir longtemps été tristement invincibles. Kelis n’est pas vraiment une diva, plutôt une jeune craquette sexy au cerveau bien achalandé, qui a profité à fond de cette nouvelle donne musicale du début de millénaire pour faire de la brèche ainsi ouverte son éden.
La première fois qu’on l’a entendue, nos genoux ont claqué comme des volets un soir d’orage. C’était il y a deux ans, à l’époque où son single Caught out There réglait en quelques lapidaires giclées de venin le sort d’un fiancé inconvenant. Sous une coiffure de caniche sommeillait une chienne de garde, sous le verni lisse de ce R’n’B fruité et funky couvait un tempérament éruptif. Kelis ne serait donc pas pour rien ce presque palindrome de silex, elle en aurait également les qualités : tranchante et allumeuse. Kaleidoscope était un de ces tourbillons à mille facettes qui changent de couleur et gagnent des formes à chaque écoute, sculpté et bariolé par la production facétieuse et turbulente de Pharrell Williams et Chad Hugo, alias The Neptunes, le team le plus percutant de ce début de siècle sur le front du hip-hop et de la nouvelle soul.
Avec Wanderland, second chapitre de sa collaboration désormais quasi fraternelle avec les Neptuniens, Kelis (qui coécrit la plupart des morceaux) va encore plus loin dans l’osmose et dans les tours de passe-passe musicaux. Plus varié (variété, dans le noble sens du terme) que son prédécesseur, introduit par un genre de manifeste sans ambiguïté (Young, Fresh’n’New), Wanderland est aussi festif et remuant pour l’oreille que le dernier Outkast, avec lequel il partage cette flatteuse allure de juke-box infernal et irrésistible. « Je ne suis pas certaine que tout le monde ait bien capté mes intentions avec le premier album. Si je me considère aussi fraîche et vierge à l’abord de celui-ci, c’est parce que je pense que les gens ne me connaissent pas telle que je suis réellement : la chanson phare de Kaleidoscope était très agressive, mais c’était la seule de l’album. Pourtant, on m’a rangée dans la catégorie des chanteuses colériques, dominatrices, arrogantes… Ce deuxième album me montre sous mon vrai jour. »
Kelis butinant dans son Wanderland, bien servie désormais par des options musicales panoramiques (du funk sec à la Prince, des guitares heavy parfois, un embrasement pop quasi permanent), n’est pas plus une chanteuse classique de R’n’B que Björk est une chanteuse classique de rock : « Björk est sans doute l’artiste actuelle qui m’impressionne le plus. Elle paraît si indépendante, si impliquée… Elle travaille avec des gens très différents et personne ne parvient à la vampiriser. Je serais ravie qu’à terme, les gens me perçoivent comme elle est perçue. » En attendant, cette fanatique de jazz, dont l’évocation des noms de Ella Fitzgerald ou Betty Carter, mais aussi de Miles ou Coltrane, font pétiller le regard, ne tient pas à rester plus longtemps dans l’enclos tempéré qui est encore le sien aujourd’hui. Son cheminement musical, depuis l’église jusqu’au foudroiement provoqué par le Smells Like Teen Spirit de Nirvana à l’adolescence, de l’amour transi pour Stevie Wonder à son passage comme pom-pom girl au sein du Wu-Tang Clan, prouve que la route est encore longue devant elle. Pourvu qu’à trop se démultiplier (elle lance bientôt sa ligne de vêtements, Miss Rebel, hum…), elle ne voie pas se soustraire et finalement s’évaporer son impétueuse fraîcheur.
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Wanderland (Virgin).
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