Sous les traits de la gouailleuse Lil Kim, de la surdouée Missy Elliott, de l’ cuménique Lauryn Hill, de la turbulente Norma Jean Bell, de la cultivée Jill Scott ou des autres prétendantes à la couronne de soul sister suprême, la soul a retrouvé la peau élastique et sensuelle de ses 20 ans. Revue subjective des troupes, en onze portraits interdits de nature morte.
– Missy Elliott
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C’est, sans débat, l’immense single de 2001, un truc dangereux et malsain, frénétique et apaisant, dont on réclame sa dose chaque matin au réveil. Une bombe qui s’attaque à votre mémoire, à vos pieds, à votre sourire béat. Un cancer qui élimine sans ménagements les prétendants à la mémoire, squattée par ce groove minimal, éreinté, cinglant. On a passé un temps dingue, cette année, avec Missy Elliott, mais on a surtout, ensemble, discuté de son impensable Get Ur Freak On, un single sur lequel on pourrait écrire une thèse, tant il contient tout et son contraire : une mélodie pop d’une clarté aveuglante et pourtant amaigrie jusqu’à l’anorexie, des beats totalement bousillés et pourtant irrémédiablement entraînants, des sons inquiétants, dérangeants, mystérieux et pourtant totalement amicaux. Un tour de force signé par le producteur Timbaland, qui n’avait jamais à ce point servi de négociateur entre les découvertes aiguës de l’underground et les aspirations au confort du grand public. Pas un hasard si on entend, goguenarde, Missy Elliott y susurrer « Ne me copiez pas, ne me copiez pas. » C’est derrière cet étalon inouï que beaucoup de laborantins vont courir ces prochaines années. En vain.
…So Addictive (Violator/East West).
– Lil Kim
Lil Kim, c’est un peu la grand-mère de toutes les bitch sistas. Elle a été la première, en 1996, à faire étalage de sa sexualité, montrant son cul tout en assénant sa musique. La recette a fonctionné à merveille : la demoiselle est instantanément devenue une méga-star et son premier album, Hardcore, a ouvert le chemin pour toutes les rappeuses, hystériques et bitches à venir. Pour enfoncer le clou, son deuxième album, sorti en 2000, s’ouvrait sur le sample d’un cri de jouissance, hymne implicite de la demoiselle et de sa musique. Pourtant, au-delà des clichés sexuels attachés à sa personnalité, c’est surtout les beats et les rythmes intransigeants qui retiennent l’attention : Lil Kim est une artiste hardcore, sous toutes les coutures et tous les angles.
The Notorious Kim (East West).
– Alicia Keys
Partageant avec Kelis un goût charmant pour les fringues improbables, Alicia Keys est la dernière arrivée du R’n’B. A 19 ans, elle impressionne par sa vaste culture musicale, qui irradie Songs in A Minor. « J’ai grandi à New York et le hip-hop était partout. Je l’ai donc découvert en premier, juste avant la musique classique, la soul et le R’n’B. Mais la première fois que j’ai entendu de la soul, c’était What’s Going On de Marvin Gaye je l’ai écouté au moins un million de fois, j’étais abasourdie. » Pianiste de formation classique (comme son idole Nina Simone), Alicia Keys use et abuse du piano sur son premier album. Et contrairement à la plupart des nouvelles voix soul, c’est seule qu’elle compose, écrit et produit Jermaine Dupri, seule star du générique, n’est là que sur un morceau. Malgré autant de langueurs que de longueurs, Songs in A Minor séduit sans tapiner, notamment grâce à son sexy single Fallin’.
Songs in A Minor (BMG).
– Angie Stone
Son père chantait le gospel et elle a « grandi avec Marvin Gaye, Donny Hathaway et Aretha Franklin » : logique que Angie Stone ait su chanter (dans une chorale) avant de parler. Rappeuse dans Sequence dès le début des années 80, elle enchaîne fissa en écrivant et composant pour son petit ami de l’époque, D’Angelo elle participe donc au succès de Brown Sugar , ou Mary J. Blige. Enrôlant à son tour D’Angelo ou Ali Shaheed Muhammad (A Tribe Called Quest), elle sort son premier album solo, Black Diamond, en 1999 : on s’y délecte d’une soul old-school, chaleureuse mais dissidente. « A la radio, j’entends de la soul commerciale, diluée, adaptée à un public. Ma musique est authentique, elle vient des racines de la musique, de loin. Ma soul est plus profonde, pas lissée. Je m’inscris dans la tradition de la soul-music, je la continue plutôt que de la renouveler. » Son deuxième album solo, Mahogany Soul, poursuit avec fougue cet intéressant paradoxe de perpétuelle invention d’une soul roots et traditionnelle.
Mahogany Soul (BMG).
– Beyoncé Knowles (Destiny’s Child)
La biographie officielle et le site Internet de Destiny’s Child truffés de chiffres, dates, et nominations diverses omettent avec finesse de parler des débuts du groupe, quand les filles étaient quatre et que deux d’entre elles ont été remplacées par des sosies, suite à la démission des deux précédentes. Quelques procès et une autre démission plus tard, Destiny’s Child devient un trio, et en 2001 tout va bien dans le monde à paillettes de Michelle, Kelly et Beyoncé. Cette dernière, leader du groupe et fille du manager, a beau cosigner et produire une partie des trois albums, quelques-uns des requins aux dents les plus longues du R’n’B se pressent au chevet de ces chansons en caramel mou : Jermaine Dupri, D’Wayne Wiggins, Kevin « She’kspere » Briggs, Rodney Jerkins. Beyoncé, sur la défensive : « Quand je choisis un producteur, je ne fais pas attention à son nom. J’écoute d’abord le morceau qu’il m’envoie et je vois si ça me fait ressentir quelque chose ou pas. J’ai toujours aimé la musique, j’en étais entourée, mon père me chantait des chansons. Quand j’entendais les trucs qui me plaisaient, je devenais dingue, je commençais à danser comme une folle. » Contrairement à ce que suggèrent les trois albums, les influences de Destiny’s Child ne sont pourtant pas à chercher du côté de la soul ou du hip-hop. « Je ne pouvais pas acheter d’albums de rap parce que ma mère ne voulait pas. Nous, on est surtout dans les harmonies vocales, on est influencées par la musique classique et le jazz, le reggae également. » Selon Destiny’s Child, le R’n’B ne serait ainsi pas le direct descendant de la soul sixties mais plutôt une remise au jour des pop-songs calibrées. Les quelques morceaux groovy sont ici parfaits de méchanceté bagarreuse, les slows le reste se contentant malheureusement du rôle de vulgaires machines à emballer le samedi soir. Mais Destiny’s Child reste certainement le groupe le plus glamour du genre.
8 Days of Christmas (Columbia/Sony).
– Jill Scott
Née dans la ville du Philly Sound mais venue à la musique par la poésie, Jill Scott se fait remarquer grâce au tube des Roots chanté par Erykah Badu , You Got Me, qu’elle a coécrit. Suit en 2000 un premier album, Who Is Jill Scott , qui répondra à la question par des montagnes de disques d’or. Mid-tempos apaisants, influences jazzy et voix caressante marquent la soul adulte de Jill Scott. Particulièrement à l’aise en concert, où son art du storytelling envoûte, elle sort un double album composé d’un live et de nouvelles chansons, Experience 826 +. Authentique et sincère, sa soul instruite fréquente plus l’université que les cours de récréation : les indisciplinées Lil Kim ou Kelis ont trouvé une surgé.
Experience 826 + (Epic/Sony).
– Lisa « Left Eye » Lopes (TLC)
Le vétéran des groupes de filles R’n’B. Les trois chic chicks de TLC Lisa « Left Eye » Lopes, Tionne Watkins et Rozonda Thomas débarquent d’Atlanta avec un premier album en 1993, Ooooooohhh on the TLC Tip. Quelques producteurs qui vont se spécialiser dans la nouvelle soul y font leurs dents : LA Reid, Dallas Austin, Jermaine Dupri, Babyface. Ces trois derniers ne lâcheront pas leur proie et se retrouveront sur tous les albums. En France, il faudra attendre le carton du diabolique Waterfalls pour prendre conscience du charme vicieux des chansons faussement innocentes de TLC. Quelques brouilles et embrouilles Lisa Lopes met le feu à la maison de son petit ami ou rumeurs de faillite du groupe n’entament pas l’ascension du trio. Fanmail, avec ses tubes magnifiquement indisciplinés No Scrubs et Unpretty, confirme en 1999 que les trois TLC, loin d’être larguées, ne se sont pas laissé doubler par les cons’urs depuis émergées. Point commun de tous les albums de TLC : le nom de Lisa « Left Eye » Lopes dans les crédits. Elle écrit toutes ses parties rappées, ajoutant sa touche foldingue sur les chansons. En 2001, Lisa Lopes se permet toutes les libertés sur un album solo, Supernova, où les frustrations hip-hop galopent.
Supernova (BMG).
– Erykah Badu
Erykah Badu a davantage à voir avec une « crooneuse » ou une chanteuse de jazz qu’avec les hystériques surexcitées qui ont envahi le R’n’B. On a d’abord entendu sa voix langoureuse chez D’Angelo, avec qui elle reprenait le Precious Love de Marvin Gaye, ou chez les Roots, sur le sublime You Got Me, où elle faisait une apparition vocale hypnotique de simplicité, d’émotion et de délicatesse. Déjà auteur de deux albums studio et d’un album live, elle est avant tout une songwriter douée et têtue. Moins sexuellement agressive ou explicite que ses cons’urs, elle mène une carrière sage et réfléchie, plus proche d’une Diana Krall funky que d’une Kelis sauvageonne.
Mama’s Gun (Motown/Barclay).
– Lauryn Hill
Lauryn Hill débute presque timidement en 1994 dans les Fugees aux côtés de Wyclef Jean et Pras, assurant les rôles de voix féminine et pretty face du trio hip-hop non-aligné. Sortie de son cocon, elle écrit et produit la quasi-totalité de son premier album solo, The Miseducation of… Elle y mêle brillamment et sans dosages hip-hop, soul, reggae et R’n’B : loin d’être aseptisé et lisse, le son impressionne par son âpreté, son naturel. A la fois neuf, inattendu et populaire, The Miseducation of… fait de Lauryn Hill une star, multicélébrée, millionnaire et parfaitement reconnue en tant que songwriter à 23 ans. Omniprésente à la fin des années 90, Lauryn devient insaisissable avec le nouveau millénaire. En 2001, elle vire mystique et se plonge dans la lecture des Saintes Ecritures avec un « conseiller spirituel ». Une émission MTV Unplugged enregistrée cet été et comprenant quelques nouveaux morceaux n’a, à ce jour et pour d’obscures raisons, jamais été diffusée ou transformée en CD.
The Miseducation of Lauryn Hill (Ruffhouse/Columbia).
– Aaliyah
Avec le Try Again d’Aaliyah, la France découvrait l’an passé que le R’n’B pouvait être autre chose qu’une incitation au diabète ou de vaines tentatives de ressusciter Marvin Gaye. Produite par Timbaland, la chanson démontrait, avec sa rythmique schizophrène en contrepoint d’une voix suggestive, que le genre est aussi le laboratoire des expérimentations électroniques les plus affûtées. Pendant que d’autres s’échinent à raviver un prétendu âge d’or de la soul, Aaliyah projette le genre dans le xxie siècle. Plus pour longtemps. Aaliyah Dana Haughton se tue le 25 août 2001, dans le crash d’un avion privé aux Bahamas. Elle avait 22 ans. Elle n’avait que 14 ans lorsque R. Kelly la découvrit, produisant un premier album triomphal, Age Ain’t Nothing But a Number. Empruntant la première jeans baggy et casquette aux b-boys, elle est aussitôt propulsée icône sexy de la communauté hip-hop par Tommy Hilfiger, qui en fait son égérie. En 1996, Aaliyah rompt avec R. Kelly et affirme son indépendance artistique en confiant la réalisation de son second album à deux inconnus, Tim « Timbaland » Mosley et Missy « Misdemeanor » Elliott. Le producteur vient de découvrir son interprète idéale. Avec leur structure minimaliste, leurs beats retors et leurs pulsations syncopées, les tubes If Your Girl Only Knew et Are You That Somebody révolutionnent le R’n’B. Comme Dionne Warwick et Burt Bacharach en leur temps, Aaliyah et Timbaland, en transcendant les limites de leur champ d’expression, proposent de nouveaux modèles à la pop. En trois albums, deux singles et un flirt avec le cinéma (Romeo Must Die), Aaliyah s’est assuré une place unique au sein de la musique afro-américaine, incarnant, jusqu’au mythe, la quintessence du R’n’B, cette soul urbaine de l’Amérique contemporaine.
Aaliyah (Hostile/Virgin).
– Norma Jean Bell
Norma Jean Bell est l’un des secrets les mieux gardés de l’Amérique musicale. Depuis Detroit, elle dirige, quasiment sous le manteau, un label encore confidentiel, Pandamonium, qui sort à intervalles réguliers des maxis au look minimaliste et aux informations elliptiques. Sur ces disques, Norma Jean Bell place ses bombes personnelles : des petites perles house, sur lesquelles elle chante, joue du saxophone, programme des rythmes assassins.
Norma Jean Bell a commencé sa carrière en jouant aux côtés de Frank Zappa, avant de former son propre groupe. Aussi douée qu’une Missy Elliott, elle s’est acoquinée avec un producteur de génie : le très secret et talentueux Moodymann. Avec une ardeur militante, ils décident de mettre la soul à l’heure de la house et renouent avec l’esprit démoniaque et très inventif de la soul originelle de Detroit, même si leurs beats et leurs combinaisons musicales extatiques ne bénéficient pas encore de la renommée de ceux de Timbaland ou des Neptunes. En 1996, I’m the Baddest Bitch, un des morceaux les plus explosifs de la dame, sorti en France par F Com, devient hymne nocturne pour clubbers assoiffés de soul et lui colle une image de bitch. Récemment sorti, son album Come into My Room recueille ses hauts faits de soul-house. On y retrouve toute la furie hypnotique, la sensualité et la hargne implacable de la seule diva house digne de l’appellation.
Come into My Room (Peacefrog).
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