Qu’elle soit corsetée dans une formule lucrative, comme les girl groups des années 60, ou travaillant à rompre ses chaînes comme Aretha Franklin, la soul sister n’a jamais recherché qu’une seule et même chose : la liberté. Même si cette conquête, désormais achevée, n’aboutit pour la génération de Kelis et Destiny’s Child qu’à la découverte de nouvelles frustrations.
Si ce machiste forcené de James Brown définit le monde dans lequel nous vivons comme un monde d’hommes, « a man’s man world », c’est que le métier du disque aura longtemps offert de ce huis clos masculin une réduction caricaturale. Aux chanteuses et groupes féminins, l’industrie musicale n’accorda le plus souvent qu’une périphérie sous tutelle, une aire de jeux muselée. Ainsi, dans le bref moment en creux qui suit le départ d’Elvis Presley sous les drapeaux et l’avènement des Beatles, l’Amérique connut un épisode paradoxal qui, loin de remettre en cause la suprématie masculine, en parachevait le dispositif : les girl groups. Derrière le mot et ses incarnations se dissimulait une opération de marketing très habile qui, de 1958 à 1963, réussit à capturer, en un bouquet de chansons pimpantes, les effluves hédonistes chatouillant les narines adolescentes.
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Construit à la manière d’un théâtre de marionnettes, le phénomène dissimulait, derrière le pourpre des rideaux et la surbrillance du son, un cartel de producteurs avisés et d’auteurs compositeurs rétribués au mois. Le c’ur du système se nichait dans un immeuble new-yorkais, le Brill Building, une ruche à miel qu’alimentaient sans discontinuer d’infatigables abeilles ayant pour nom Barry Mann, Ellie Greenwich, Gerry Goffin ou Carole King. Les artistes jouissaient d’une absence de liberté aussi flagrante que celle des mannequins présentant les derniers modèles d’un couturier.
Chaque saison apportait sa livraison de bluettes que revêtaient de ravissantes poupées à taille fine et chignon droit. Il y eut les Chantels avec Maybe, les Shirelles avec Baby It’s You, les Chiffons et One Fine Day, les Ad Libs et The Boy from New York City… Le nom des groupes trahissait le plus souvent cette condition subalterne de faire-valoir, inoffensif, interchangeable : les Toys, Cookies, Girlfriends, Cinderellas… Ces filles à peau noire, sages et sophistiquées, jouaient leur rôle avec un degré de passion qui transcendait souvent la faiblesse des compositions qu’on leur soumettait, ressentant, même au plus fort du vertige que procure le succès, la fragilité et l’incertitude de leurs acquis.
Cette ère connut son apogée avec Phil Spector et Tamla Motown. Spector fut un marionnettiste de génie qui transférait sur des filles à joli minois et voix de porcelaine la force aveugle de ses émotions. Grâce à lui, Be My Baby des Ronettes et Da Doo Ron Ron des Crystals appartiennent au catalogue restreint des classiques qui ne s’usent jamais, dont l’impérieuse candeur perfore les blindages réputés imprenables, à commencer par celui des conventions. Avec sa musique torrentielle, il engloutissait définitivement l’idée d’une séparation stricte entre pop blanche et rythme noir. Contraintes à la docilité, confinées dans un registre romantique où l’amour fluctue, et ses adeptes avec lui, les interprètes spectoriennes, Ronnie Spector la première, faisaient émerger comme jamais avant le trouble et la violence du désir féminin.
Conçu comme une formule commerciale servie par des chanteuses-opératrices, le phénomène girl groups accouchait d’un déchaînement hormonal dont l’onde allait se répercuter bien au-delà de son actualité. Ainsi le règne de la Tamla Motown ne commença véritablement qu’avec le déferlement de ses vedettes féminines, Mary Wells, les Marvellettes, Martha & The Vandellas, Diana Ross & The Supremes. La stratégie de Berry Gordy, son fondateur, reposait en partie sur le trouble que ses chanteuses suscitaient auprès de la population mâle de race blanche. Parce qu’elle en avait compris l’enjeu, s’était soumise sourire aux lèvres à ce rôle d’appât, Diana Ross devint rapidement la préférée du patron, avec tous les égards, robes coûteuses et gros plans télévisés, que cette distinction induisait. Distillant au c’ur d’une Amérique encore frileuse à l’égard de sa composante africaine un charme sexy, urbain, rassurant, elle devint une créature faustienne qui sacrifiait liberté et personnalité pour une place au soleil, et justifiait ainsi un système où les hommes décident et les femmes obéissent.
Il faut croire qu’au c’ur de chaque carcan gronde toujours un besoin de révolte. Elle prendra les formes plutôt rondes et le visage sans beauté d’une fille de pasteur du Michigan, Aretha Franklin, qui, au milieu des années 60, devait radicalement transformer le point de vue féminin. Dans l’histoire de la musique noire américaine, quand elle ne glorifiait pas le Seigneur, la femme adulte endossait systématiquement le rôle de victime. Bessie Smith chantant Empty Bed Blues ou Billie Holiday miaulant I Cried for You. Elles installaient d’elles- mêmes l’image d’un corps abusé et d’une âme meurtrie. Cette constante avait le mérite de plaire aux hommes concupiscents et de conforter les puritains dans leur idée d’un monde où le Mal est l’ennemi du Bien.
Quand, à l’âge de 19 ans, Aretha Franklin quitte l’église où officie son révérend de père, elle porte en elle cette dualité féconde. Elle met autant de ferveur à entonner les gospels de Mahalia Jackson qu’à interpréter les standards de Billie et Bessie. Cette dimension n’échappe pas à John Hammond, qui produira ses premiers disques pour Columbia. De cette expérience avortée, Aretha retiendra une leçon essentielle : ne jamais faire ce qu’elle n’a pas envie de faire, même si on le lui ordonne. Ce changement d’attitude intervient au moment où la « soul » entre dans son âge d’or, portée par le vent d’émancipation qui traverse la communauté et contribuant à en amplifier le souffle. Aretha s’impose comme une libératrice. Elle rompt avec une sorte de fatalité exigeant des chanteuses qu’elles choisissent entre la poupée, la sainte ou la catin.
Sur ses premiers enregistrements pour Atlantic, I Never Loved a Man (The Way I Love You), Dr Feelgood, A Natural Woman et la formidable version du Respect d’Otis Redding, elle met un tempérament (et une voix !) au service d’une certaine exigence. Mais le plus insolite, c’est que le défi, la soif de revanche ou le simple goût de la provocation sexuelle, ne parviennent jamais à mettre en péril la partie la plus précieuse, et sans doute la plus féminine, d’elle-même : sa vulnérabilité. Son « combat » n’est en rien « féministe ». Elle n’a d’ambition que celle de préserver une intégrité où cohabitent sensualité et dignité, romantisme et réalisme. Plus qu’une référence, Aretha Franklin est une inspiratrice vers laquelle se tournent, toutes époques confondues, un grand nombre de soul sisters, parmi lesquelles Angie Stone, Jill Scott et Kelis.
La plus proche d’Aretha, par le talent et la chronologie, demeure Ann Peebles dont le I’m Gonna Tear Your Playhouse down revient, de façon presque obsessionnelle, sur toutes les bonnes compilations soul parues ces derniers temps (notamment Shaolin Soul et I’m a Good Woman vol. 2). L’amertume y est si lourde qu’ainsi disposée sur un tapis de cordes, l’effet devient renversant. Cet esprit insurgé traversera la thématique et le répertoire des filles, se transformant au fil du temps et au gré des libertés acquises en une sorte de machisme inversé. C’est l’époque où Betty Wright exige l’égalité des mœurs dans Girls Can’t Do What the Guys Do, où Betty Davis et Yvonne Fair revendiquent à grands coups de funk contondant leur statut de « salopes ». Cette veine se perdra bien vite dans une sorte de conformisme provocateur dont Lil Kim est le dernier accessoire. Cette liberté si pesamment exhibée finira d’ailleurs par se révéler plus aliénante que ne l’était la fonction potiche des girl groups quarante ans plus tôt.
Sauf que les girl groups d’aujourd’hui s’appellent TLC, En Vogue ou Destiny’s Child. Comparées aux sisters de chez Spector ou Motown, elles bénéficient d’une indépendance et d’une sécurité économique auxquelles leurs aînées ne pouvaient rêver. Ne leur manque que cette frivolité désirante et cette part d’utopie qui ne s’inventent ni ne s’achètent, et restent mystérieusement scellées dans les catacombes du temps. Pour ceux qui la recherchent, la liberté est tout. Pour ceux qui la possèdent déjà, elle n’est qu’illusion.
Si Aretha fit l’effet d’une bombe, c’est qu’elle explosa à un moment où les murs entre les sexes, les races et les générations paraissaient infranchissables. Son art se formulait d’autant mieux qu’autour d’elle, tout était à conquérir. Ce qui n’est évidemment pas le cas de Kelis dont le récent second album s’intitule de façon très symptomatique Wanderland, « Terre d’errance ». Sur la pochette, la jeune femme est comme suspendue au ciel. Aretha se confrontait au manque. Kelis se débat avec le vide, semble à la recherche de désirs qui ne soient pas factices, d’une liberté qui puisse s’exercer autrement qu’à l’insu de toute réalité. La soul-music, finalement, sera toujours affaire de salut.
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