Ce vieux rêve qui bouge impose définitivement Alain Guiraudie, artiste citoyen franc-tireur, suspendu entre préoccupations politico-sociales et fantaisie fictionnelle. Rencontre avec le plus grand cinéaste aveyronnais, homosexuel, communiste et téléphage.
Dans un « jeune cinéma français » où les (trop) bons élèves sont légion et les regards vraiment singuliers fort rares, Alain Guiraudie a d’abord l’immense mérite de faire des films qui ne ressemblent à rien de connu. De ce point de vue, Du soleil pour les gueux, son précédent moyen métrage, faisait fort, entre western privé de chevaux, film d’anticipation politique, conte cruel, vertige des grands espaces et délicate invention langagière. Un cinéaste était né, et cette éclosion n’était pas passée inaperçue. Mais il était difficile de deviner vers quel territoire cette étrangeté d’écriture allait se déplacer, et si Guiraudie allait dépasser sa veine de fantaisiste épris de cinéma de genre ou bien se cantonner dans des relectures imagées d’une réjouissante inventivité.
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Ecrit avant Du soleil pour les gueux, Ce vieux rêve qui bouge (ce mec a le génie des titres !) réussit le prodige d’affermir le propos sans perdre en bizarrerie. Alors qu’il paraît pourtant plus délicat de parler de la fermeture d’une usine et du triste sort de ses derniers ouvriers que de délirer à plein rendement avec des histoires d’animaux fantastiques et de chasseurs de prime qui cavalent sur le Causse… De la même manière que Du soleil pour les gueux disait deux ou trois choses de la violence de l’ordre social ou de la précarité professionnelle, mais sans avoir l’air de trop y toucher, sans nuire à son aspect de film d’aventures, Ce vieux rêve qui bouge prend son motif très au sérieux, mais sans jamais sombrer dans l’esprit de sérieux ou de démonstration. Le film évite ainsi l’écueil devenu tristement courant depuis que le cinéma français a entrepris son grand retour au social de l’exemplarité et du symbolisme excessifs. Il s’agit moins de concevoir une fable ouvriériste consacrée aux contrecoups de la mondialisation que d’enregistrer en mineur les lointains et incertains échos du grand chambardement industriel, en racontant une histoire de rencontres et de désirs, portée par des personnages qui ne représentent qu’eux-mêmes, plutôt qu’en cherchant à illustrer une thèse quelconque.
Dès le premier plan, qui montre un jeune homme en train d’attendre quelqu’un qu’il ne connaît pas, alors que défile devant lui une petite troupe d’ouvriers qui entrent à l’usine, Guiraudie instaure une ambiguïté qui va irriguer tout le film. Si l’ambiance de la scène est clairement de l’ordre du rendez-vous professionnel (le jeune technicien vient démonter une machine, la dernière récupérable avant fermeture définitive, et guette le contremaître, son interlocuteur), il suffirait de la modifier un peu (la nuit au lieu du matin, par exemple) pour qu’elle contienne une dimension de drague homosexuelle. La force du film réside dans cette capacité de suggestion, cette lente érotisation des lieux les voûtes de l’usine filmées comme un espace fantastique, une paroisse morte, une cathédrale déjà en ruines, une toile d’un Hubert Robert moderne et des corps, à la fois communs et glorieux, abîmés par le travail et magnifiés par sa soudaine absence, traversés puis délaissés par lui, littéralement en manque.
Dès lors, tout est question de distance. Si Guiraudie ne cherche pas à dissimuler sa propre nostalgie devant ce monde ouvrier en voie d’engloutissement, il la communique sans aucun sentimentalisme. Et choisit le mode de l’improbable, de l’accidentel, donc du burlesque. L’improbabilité du désir sexuel entre un étranger de passage, un ange venu de nulle part, sans passé et sans racines (une figure classique du western), et un petit chef en blouse, aux pulsions aussi réelles qu’étriquées, puis un gros prolo, touché sans espoir de retour, c’est la vie… Et le burlesque grinçant d’une situation où le travail n’existe déjà plus, et où l’activité se réduit à balancer un bout de ferraille sur un tas avant d’en choisir un autre, en gros le même, gag aussi réussi que la fameuse « demi-dalle » du Bouclier arverne, idée de bande dessinée à l’efficacité poétique. Réduits en déshérence, les corps bougent en un lent ballet, aussi comique que tragique, et il y a du Tati dans cette façon de faire se heurter les individus à leur inutilité productive. A l’ordre des choses économiques se greffe un léger désordre amoureux, un flux de désir qui se propage à mesure que la messe est dite. Mais l’étrangeté du film est irréductible à sa composante homosexuelle. Ce serait trop simple et beaucoup moins intéressant. Elle tient tout entière à la qualité de regard que porte Guiraudie sur ses personnages, sa manière de les caresser de loin, de les faire exister pleinement sans les épingler le moins du monde. Il y a du Jurassic Park dans Ce vieux rêve qui bouge. Mais Guiraudie aime ses dinosaures.
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Alain Guiraudie : Pour moi, le cinéma a commencé avec des choses très simples, avec la télé, comme un enfant des années 70. Je me souviens d’avoir tripé sur Les Incorruptibles, Les Envahisseurs avec David Vincent, et sur les bons vieux Tarzan. Et j’étais très fana de westerns. Après, à l’adolescence, j’ai découvert le cinéma « engagé », et quand je voyais un film d’Yves Boisset ou de Costa-Gavras, j’avais l’impression de voir du cinéma de rebelles, parce que la politique commençait à me titiller, et j’aimais la bonne vieille « fiction de gauche », le cinéma comme porteur d’un message. On avait un ciné-club, au lycée Foch à Rodez, et j’y ai vu des films comme Family Life de Ken Loach ou La Salamandre de Tanner qui m’ont marqué. J’avais des goûts très seventies, un peu pénibles, mais j’allais voir aussi Les Canons de Navarone. Et quand j’ai vu mon premier Rohmer, Le Rayon vert, à 23-24 ans, je me suis barré au bout de vingt minutes ! Alors que c’est un des meilleurs Rohmer… Et puis je me suis foutu à lire les Cahiers du cinéma, mais j’ai quand même attendu 26 ans pour voir Pickpocket, mon premier Bresson. Là, j’étais à la fac d’histoire à Montpellier. Mais je restais un téléphage, je me suis longtemps passionné pour X-Files, par exemple, la télé prenant le relais du cinéma de genre de mon enfance. Je n’ai jamais été un rat de cinémathèque. Un autre grand choc, à 17 ans, ça a été mon premier Glauber Rocha, Le Dieu noir et le Diable blond, vu à la télé sur FR3, et je suis resté scotché par le lyrisme du film. Je crois que c’est le cinéaste qui m’a donné envie de faire du cinéma, d’autant que je pensais que c’était un pauvre bougre paumé dans son coin, qui arrivait quand même à me raconter une histoire qui me touchait, sans aucune démagogie et en faisant exploser tous les codes. Là, je me suis dit qu’il y avait peut-être quelque chose à faire avec le cinéma… Mais ce désir de cinéma a autant à voir avec Tintin qu’avec Glauber Rocha, il est surtout lié au désir de raconter des histoires.
Quand est-ce que ce désir s’est manifesté concrètement ?
Au lycée, j’ai pensé préparer l’Idhec (future Femis), mais je me suis réfréné en me disant que je manquais trop de culture générale. Alors je me suis mis à écrire des romans, j’avais 20 ans. Mais quand j’ai relu mes deux premiers romans, je me suis dit que c’était vraiment de grosses merdes. Alors j’ai tout remis à plat et j’ai écrit un truc qui est devenu mon premier court métrage, Les héros sont immortels (1990), que j’ai tourné à 26 ans avec les moyens du bord, en ne sachant rien et sans me mettre aucune pression. A l’époque, j’étais veilleur de nuit dans une cité U à Toulouse. Mais j’avais fait beaucoup de théâtre à la fac et j’avais gardé Brecht dans mes bagages, d’où le côté dispositif théâtral du film qui se déroulait entièrement sur une place de village. J’étais aussi très influencé par Rohmer, avec un goût de la belle langue.
C’est difficile de tourner un premier film en n’en sachant rien ?
Mon principal problème était d’accepter de déléguer des choses, de faire confiance aux autres : c’est mon gros boulot depuis dix ans. De ce point de vue, le cinéma m’a vachement aidé à m’intégrer socialement. Sans le cinéma, je vivrais en Lozère sur un haut plateau, sans voir personne, en génie solitaire, incompris et masturbateur. Parce que j’ai une sale tendance à ça et je sais que le cinéma qui est un boulot très diplomatique de relations humaines m’a permis de prendre ma place dans le monde. L’autre apprentissage fondamental a été de passer d’un film longtemps mythifié dans sa tête à sa confrontation avec le monde réel. La première fois de ma vie que j’ai vu les rushes, j’étais catastrophé. Il faut apprendre à tirer un trait sur ton film fantasmé pour pouvoir l’accepter dans le réel. Bresson parle des deux morts et des deux vies d’un film, qui meurt une première fois quand tu le couches sur le papier, renaît pendant la préparation, meurt à nouveau au tournage et finit par renaître au montage. C’est la logique de tout être humain, je l’ai déjà vécue politiquement, et on la vit tous dans la vie sentimentale ou sexuelle, avec l’autre qu’on mythifie toujours avant de devoir composer avec qui il est vraiment. J’ai découvert que le cinéma n’était pas le monde meilleur dont j’avais rêvé, mais qu’il fonctionnait exactement comme la vie. Ce premier film a été frustrant mais il m’a donné envie de recommencer : j’avais réussi à mener un projet dans mon coin sans vendre mon âme à personne, et j’étais fier de ça. J’étais insatisfait, mais l’insatisfaction a toujours été le moteur de mon existence.
Comment les choses se sont-elles enchaînées ?
Je me suis mis à écrire un long métrage, puis un court, qui ne se sont pas faits, et j’ai fini par faire Tout droit jusqu’au matin (1994), le monologue d’un veilleur de nuit. C’est le film qui me donne le plus de regrets. J’ai voulu trop bien faire, avec la caméra fixe érigée en principe, au lieu d’y aller tranquille, c’est le syndrome classique du deuxième film. Et j’ai oublié la phrase de René Char : « Prévoir en stratège, agir en primitif. » Là, j’avais oublié d’agir en primitif, c’était trop calculé… Et le film, comme le premier, a été refusé par tous les festivals, aucune chaîne de télé ne l’a acheté.
Tu aurais pu te décourager…
Pour le troisième court (La Force des choses, 1997), j’ai décidé d’y aller gaiement, avec une histoire naze par excellence : une jeune fille est enlevée par un bandit et des guerriers la recherchent, blam ! J’ai réinjecté un peu de social et une désillusion amoureuse tout en restant joyeux. C’était jubilatoire mais ça ne décollait toujours pas. Entre-temps, je suis devenu régisseur sur des téléfilms, et comme je gagnais du pognon, j’ai écrit Du soleil pour les gueux et j’ai décidé de le faire à l’arraché. J’avais déjà écrit Ce vieux rêve qui bouge, mais j’aurais eu besoin d’un peu plus de fric pour le faire tout seul, et je vivais assez mal de ne pas pouvoir le monter : merde, un film avec des ouvriers et des pédés, dans le contexte du cinéma français actuel, ça aurait dû marcher ! (rires)… Et puis non, j’avais les boules… Jusqu’à ce que Ce vieux rêve… obtienne finalement l’aide du CNC, pile au moment où le tournage de Du soleil… était prêt.
Quel est le lien entre les deux films ?
Ils représentent les deux veines dans lesquelles j’ai envie de m’engouffrer, entre documentaire et fiction, rêve et réalité, légèreté et gravité. Mon angle d’attaque pour Du soleil… était l’imaginaire, la fable, l’heroic fantasy, et j’y ai réinjecté du social et du réel. Pour Ce vieux rêve…, c’est l’angle d’attaque inverse : commencer avec du social, puis le faire déraper vers l’imaginaire.
Ce vieux rêve qui bouge est aussi un film politique. Quel a été ton parcours de ce côté-là ?
Adolescent, j’étais proche du PCMLF (Parti communiste marxiste-léniniste de France, parti maoïste très actif après Mai 68), qui à l’époque en avait déjà un coup dans l’aile ! J’étais alors très anticommuniste, mais trois ou quatre instituteurs qui se réunissent pour faire la révolution, j’en ai eu vite marre. De ce point de vue aussi, je suis un pur produit des années 70, issu d’une famille catholique de droite, mais une droite molle, presque apolitique, celle de la paysannerie aveyronnaise qui considère que la droite remplit les caisses et que la gauche les vide. Puis j’ai croisé le maoïsme finissant, avant de me rapprocher du Parti communiste, malgré l’intervention en Afghanistan et leurs positions par rapport à l’URSS. Je cherchais un cadre plus institutionnel, et militer avec des ouvriers plutôt qu’avec des profs et des étudiants m’intéressait. En 1985, j’ai pris ma carte, tout en me demandant comment j’allais me démerder là-dedans, moi qui condamnais l’URSS. Et puis le PC ne me paraissait pas un parti très homophile. Mais pas homophobe non plus, on n’en parlait jamais. En plus, j’étais objecteur de conscience, et je discutais ferme avec des vieux staliniens, mais c’était une période où les jeunes qui entraient au Parti étaient souvent très libertaires. J’ai beaucoup milité et je m’y suis beaucoup plu : je vendais L’Humanité Dimanche tous les samedis matin sur le marché de Villefranche-de-Rouergue. Quand le mur de Berlin est tombé, j’ai résisté à mort à toute la propagande à la con « fin des utopies, fin du communisme ». Pour moi, les valeurs à défendre restaient les mêmes, et puisqu’on était censé en France avoir rompu depuis 1976 avec la dictature du prolétariat comme avec le modèle soviétique, on n’allait quand même pas pleurer parce que le bloc soviétique s’effondrait, ni croire à ces conneries de « fin du communisme » ! Même si je militais déjà moins, j’ai pas arrêté pendant le mouvement de 1995, je me souviens que je me faisais une manif par jour, j’avais jamais vu un mouvement aussi sympa ! Et à la fin de 95, j’ai constaté l’incapacité du Parti et des autres partis politiques à dégager une perspective nouvelle de ce mouvement, avec tous ces gens dans les rues, et aussi ma propre incapacité à en faire quelque chose, à débloquer de nouveaux horizons politiques. Je pataugeais dans la semoule : j’ai arrêté de militer, et je me suis réorienté vers le cinéma, en faisant La Force des choses, comme un moyen de débloquer ces horizons-là. Mais j’ai repris ma carte du Parti en juin 2001, par souci de dialogue et de rencontre avec des gens qui ne font pas partie du milieu du cinéma, par besoin d’avoir un projet collectif, pour maintenir un certain art de vivre et certains acquis sociaux face à la mondialisation.
Comment ont réagi tes camarades du Parti à Ce vieux rêve qui bouge ?
J’ai convié des anciens de la CGT à une projection à Gaillac. Certains avaient travaillé dans l’usine où on a tourné et qui venait de fermer. Ils sont très empreints de nostalgie, ils ont même fait un musée consacré à l’usine, avec des maquettes et tout. Ils ont trouvé que j’avais vachement bien restitué l’ambiance de la fermeture mais ont tiqué sur le côté « droit de grève, droit au rêve ». Je n’en revenais pas, moi qui croyais qu’ils allaient m’entreprendre sur le côté touche-pipi et rapport entre hommes ! Pas du tout.
Le film démontre que la classe ouvrière existe encore, à l’inverse du discours dominant.
Oui, même si celle que je montre est oisive, résignée, moribonde et fataliste. C’est la fin d’un certain monde ouvrier, mais la classe ouvrière existe encore. Depuis que j’ai vu mon père et ses camarades, au moment de la fermeture de leur usine, participer à une cérémonie où ils enterraient la dernière coulée sidérurgique symbolique derrière tous les députés du coin, avec un pathos unanimiste du style « Quel drame pour notre bonne ville ! », j’ai cessé de vénérer la classe ouvrière. C’était indigne. Les jeunes de la ville et le PC avaient même organisé une contre-manifestation… C’est pour ça que je n’avais pas envie de leur faire de cadeaux et que j’insiste sur l’aspect « rêve d’une 406 Peugeot » ou sur la consommation massive d’alcool. Mais je n’avais pas non plus envie de les casser, le regard reste tendre et respectueux, même si je voulais tout me permettre dans un registre presque burlesque. De toute façon, si tu ne peux pas tout te permettre, c’est que ton film a un problème au départ…
Quels étaient les travers que tu tenais à éviter ?
Je voulais jongler avec les codes naturalistes, éviter les casquettes et les bleus de travail, et au contraire leur mettre des T-shirts de couleurs vives, pour m’éloigner tout de suite du documentaire. Dans le scénario, il y avait une vraie description de l’activité industrielle passée, qui correspondait à celle d’une aciérie telle que je l’avais connue, alors que dans le film, je me suis amusé à mettre des termes techniques qui ne veulent strictement rien dire. La machine, par exemple, est complètement délirante, j’ai dit au chef décorateur de me faire une sorte d’alambic, c’est la machine de Léonard est un génie, la bande dessinée de Pif Gadget ! C’est en refusant le côté documenté que tu arrives à atteindre une valeur documentaire. Sur le découpage proprement dit, j’ai cherché à éviter le soulignage. Je pensais d’abord faire un film de regards et de non-dits, avec beaucoup de gros plans. Au final, il n’y en a pas un seul… Le film était assez académique au départ, avec pas mal de clichés, et je l’ai tourné contre son scénario, pour rompre au maximum avec tous les codes du genre. J’avais envie de dépasser le simple militantisme pédé type Gay Pride, qui n’aide pas le maçon de Rodez à mieux vivre son homosexualité. Je voulais aussi montrer que l’homosexualité peut exister en province et dans un milieu ouvrier. Parce que j’en ai marre qu’on me bassine avec l’homosexualité urbaine et branchée. La bonne idée, ça a été de réunir les deux thématiques, l’intérêt pour les friches industrielles et le côté homosexuel.
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Ce vieux rêve qui bouge d’Alain Guiraudie, avec Pierre Louis-Calixte, Jean-Marie Combelles, Jean Segani, Yves Dinse, Serge Ribes.
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