A ceux qui croiraient encore à l’amour ou au père Noël, on ne conseillera pas le terrifiant Philophobia des Ecossais Arab Strap. D’allure aussi opaque qu’un dialogue de Trainspotting, cette musique peu portée sur la drague gagne pourtant à être connue. Arab Strap chante le sexe le plus salace sans sourciller mais ne parle qu’en […]
A ceux qui croiraient encore à l’amour ou au père Noël, on ne conseillera pas le terrifiant Philophobia des Ecossais Arab Strap. D’allure aussi opaque qu’un dialogue de Trainspotting, cette musique peu portée sur la drague gagne pourtant à être connue. Arab Strap chante le sexe le plus salace sans sourciller mais ne parle qu’en rougissant.
Ceux qui ont lu Irvine Welsh en VO le savent : l’écossais est une langue rocailleuse, à la barbarie étonnamment mélodique comme s’il suffisait de frapper deux blocs de granit pour rythmer cette petite musique qui roule les « r ». Arab Strap, le nom, pousse effectivement à rouler les « r », lourd borborygme qui occupe toute la bouche il faut l’entendre prononcé avec l’accent de Glasgow, plein de terre. Arab Strap, le groupe, roule les airs : sur leur premier album The Week never starts round here, on avait même failli se laisser abuser nous aussi, certains que les mélodies avaient été chassées par les caillasses de ce chant heurté, plus murmuré que clamé, plus parlé que chanté un genre de blues plein de bouse, crasseux plouc du Grand Nord, une langue de bruyère pas encore taillée, pleine d’échardes, inhospitalière au possible. A bout d’arguments, on avait évoqué comme à chaque fois que les mélodies sont ainsi humiliées, martyrisées le fantôme de The Fall errant dans les rues de Trainspotting. Pourtant, on revenait souvent à ces antichansons, à ces électrocardiogrammes en ligne droite, monotones comme une lande, effondrés à coups de mauvais alcools et de drogues en solde. Des chansons aux mots terribles, noirs et bleus, jamais maquillés, qui s’écoulent à l’horizontale, sans que le chagrin ni la colère ne viennent jamais surligner ces noms de filles qui n’ont fait que passer et casser. Des mots servis tartare, à faire passer les dialoguistes de Ken Loach pour les frangines Brontë des mots inconcevables quand on parle à Arab Strap, duo coincé et maladroit, dont chaque mot butte sur une timidité soignée à la bière, au poppers. « C’était la plus grosse bite jamais vue/Mais on ne savait pas où elle avait fourré son nez/Tu as dit que tu faisais attention/Mais jamais avec moi/Tu as dit que tu l’avais fait quatre fois cette nuit-là/Alors que les capotes sont vendues en paquet de trois », ce genre de romantisme.
Il a fallu qu’un jour on se surprenne à fredonner l’inchantable The First big weekend pour se rendre compte qu’il se passait, sournoisement, en sous-main, quelque chose d’important chez ce groupe : des chansons subliminales, impossibles à entendre sur une écoute distraite, des chansons qui se gagnent sur le temps et la patience, beaucoup plus partie d’échecs que de flipper. On peut ne pas avoir le temps et aller à l’essentiel : Boo Radleys ou High Llamas, avec leurs mélodies disponibles pour consommation immédiate, sont là pour les gens pressés. Mais on peut aussi préférer atteindre cette plénitude à petits pas, par des chemins tortueux, sans jamais utiliser l’autoroute. On serait, par exemple, curieux de savoir combien de mélodies éblouissantes ont, ces dernières années, aussi bien caché leur jeu que Here we go. Combien d’entre elles ont réussi à dissimuler leur finesse sous des traits aussi rébarbatifs, sous un habillage aussi austère, sous des manières à la rudesse aussi peu avenante, aussi peu sexy ?
Ainsi en va-t-il aussi d’Arab Strap, les hommes. Aussi timides que leurs chansons, ne se dévoilant que millimètre par millimètre, ne levant que sous la menace d’invraisemblables barrières. Un groupe et un disque qui gagnent à être épluchés, aux références aussi disparates de Tom Waits à Gastr Del Sol qu’unies par le même spleen. « J’aime ces groupes parce qu’ils font une musique tranquille, qui me détend. Et j’aime leur côté sombre également. Plus jeune déjà, j’écoutais des trucs pas drôles. J’aime Tom Waits depuis l’âge de 15 ans. A l’époque, tout le monde me trouvait bizarre à cause de ça, ce n’était pas normal. Mais de plus en plus de jeunes écoutent ce genre de musique, des choses tristes, c’est en réaction à toute la club-culture, comme une gigantesque descente après une bonne montée d’acide. Les gens continuent à prendre des drogues mais ne vont plus forcément dans les boîtes. Toute une génération est en train de redescendre et de vieillir. »
Vieillir, ne plus obéir à la dictature des hormones : exactement ce que fait la mélancolie d’Arab Strap. Une mélancolie débarrassée d’acné et de complaisance, une mélancolie qui a pris suffisamment de coups pour que l’amour-propre soit calleux. Une mélancolie d’homme, pas de mec, enfin capable de rire de sa propre absurdité. « On est très conscients du côté mélancolique et doux-amer de notre musique. D’habitude les gens n’utilisent pas les termes justes, ils nous sortent « déprimants » ou « tristes », mais on n’est ni l’un ni l’autre. On essaie de faire une musique qui soit belle. Alors c’est sûr, c’est pas gai, c’est pas de la musique folklorique. Mais pour émouvoir les gens, il ne faut pas que la musique soit rapide. La nôtre n’est pas un rempart, on n’essaie pas de se cacher derrière. Au contraire, on essaie plutôt de partager quelque chose, de faire en sorte que ce soit chaleureux, comme si on était dans les bras de quelqu’un. Si on écoute bien, nos chansons sont assez drôles, loin d’être lugubres, assez joyeuses même. Même si moi je ne peux pas écrire quand je suis heureux. » La Grande-Bretagne se rappelait, il y a quelques mois, qu’elle comptait une province récalcitrante, bien au-delà de Manchester ultime frontière nord des champs d’investigation de l’industrie londonienne. Une province d’Ecosse entièrement abandonnée au bon vouloir du régional McGee, dont le label Creation semblait la seule tête de pont reconnue à Londres pour les groupes de Glasgow, de Teenage Fanclub à Primal Scream. Echappant totalement à la juridiction de la presse anglaise (passée totalement à côté de Belle And Sebastian, entre autres), l’Ecosse s’est mise à reverdir. Depuis la glorieuse explosion de la fin des années 70 et la merveilleuse aventure Postcard Records (Josef K, Fire Engines ou Orange Juice, dont une formidable intégrale vient d’être rééditée, pas un hasard), on n’avait pas connu une scène aussi farouchement autarcique, fière, l’électricité produite sur place, pas du tout importée d’Angleterre. Car cette Ecosse-là ne regarde pas au sud, cette terre de poseurs, mais surtout à l’ouest, dans cette Amérique aux guitares sans chicane, du Velvet encore et toujours jusqu’à Tortoise. Pièce maîtresse de cette agitation bon enfant, le label Chemikal Underground a ainsi servi de refuge à ces Mogwai, à ces Arab Strap, chiens fous perdus sans collier, inapprivoisables par les chenils chics londoniens, pas du tout élevés pour la petite cage dorée à sa mémère. « Il n’y a pas de scène écossaise, tempère pourtant le groupe. « Juste trois ou quatre bons groupes qui ont émergé du coin au même moment et que les gens ont essayé de mettre dans le même sac, mais on est tous très différents, notre son est très différent. Aucun d’entre nous ne se connaissait avant de former ces groupes Belle And Sebastian, Delgados, Mogwai et il n’y a pas de concurrence entre nous, aucun ne marche sur les plates-bandes de l’autre. »
Comme dirait Lou Reed : « Il y a un seul intérêt à venir d’une petite ville/C’est d’être certain de vouloir s’en sortir/C’est l’unique façon de tirer un avantage d’une petite ville/La détester tellement qu’on sait qu’il faut partir. » La petite ville s’appelle Falkirk. « Un endroit plutôt nul et vide, il n’y a rien à y faire. Je me sentais un peu prisonnier dans cette ville, mais c’est ma ville natale et je l’aime bien quand même, je suis bien obligé. Il faut savoir d’où l’on vient. » A Falkirk, on a de grandes chances de se croiser un jour. Ainsi se croisa Arab Strap, nommé d’après un gadget érotique garantissant l’érection éternelle : un certain Aidan Moffat est sur le point de conclure, sans même besoin d’arab strap, avec une certaine Gina, à même les banquettes d’un club miteux de la ville. Quand il revient après avoir commandé les boissons, ce préliminaire qui distingue le bon con du bon coup, la fille est partie, au bras de Malcolm Middleton. Aidan Moffat aurait sans doute préféré ne jamais rencontrer Malcolm Middleton. C’eût été dommage : ils forment désormais ensemble Arab Strap, le premier aux voix et à la barbe, le second aux musiques et aux poils de carotte. « Ensuite, on est allés plusieurs fois en boîte tous les deux et on s’est mis à jouer ensemble parce qu’on était aussi défoncé et bourré l’un que l’autre. La musique, c’était la seule façon d’exprimer un peu de créativité et comme je ne faisais rien de ma semaine, j’avais au moins l’impression de ne pas perdre mon temps complètement. »
Une fille pour deux, et encore, les jours de chance : ainsi vont les paroles d’Arab Strap, où les garçons rêvent plus aux filles qu’ils ne les touchent, où les garçons rêvent à ce qu’ils diraient aux filles mais ruminent pour eux, dans l’encre noire. Pas étonnant que l’album s’appelle Philophobia peur pas très soignable de l’amour, du coup de foudre. Ne surtout pas chercher, ici, du romantisme précieux qui éclaire, à quelques kilomètres de là, les chansons de Belle And Sebastian (leur chanteur, Stuart Murdoch, s’est invité sur une des chansons) ou Hefner, nouveaux venus au futur enviable. Arab Strap a méticuleusement séché les cours de poésie, posant son regard clinique sur une vie dont la banalité devient soudain un monstre, une condamnation à mort. Un trait d’une noirceur terrible qu’ils partagent avec Irvine Welsh, régional de l’étape peu porté sur l’eau de rose, plus porté sur l’eau-de-vie, la vue rosse. On n’aimerait pas être les copains et les rares filles qui croisent ce regard, immédiatement transformés en chair à chansons, en matière première de cette machine à broyer du noir ou du jaune, quand il s’agit de rire. « Les paroles peuvent être méchantes parce que je me venge parfois dans mes chansons. Mais on ne se sert pas de notre musique pour exprimer des choses qu’on aurait du mal à dire. J’ai une grande gueule, je suis très direct et quand j’ai un truc à dire, je le dis, je n’attends pas d’avoir écrit une chanson sur le sujet. Si nos chansons ont un côté biographique, c’est parce que je n’aime pas inventer des histoires. Par paresse, je parle de moi : ça demande beaucoup moins d’effort que d’inventer des personnages. Et j’aime parler de moi. » Pendant que Ken Loach fait du tourisme marxiste au Nicaragua et que Mike Leigh philosophe à Hollywood, ici et seulement ici continue d’exister ce cinéma réaliste (on n’a surtout pas dit naturaliste ; pour cela, consulter Pulp) de Grande-Bretagne. Un cinéma où toute ressemblance avec des personnes vivantes ou ayant existé est volontaire.
Anne-Claire Norot & JD Beauvallet