La pièce de Calderon de la Barca recréée par David Bobée, Hafiz Dhaou et Aïcha M’Barek avec des acteurs et danseurs tunisiens se révèle dans toute son actualité, au prisme de la situation politique du pays, quatre ans après le Printemps arabe.
Ce titre, La vie est un songe, de Pedro Calderon de la Barca, évoque immédiatement le discours de Martin Luther King, “Je fais un rêve”, prononcé lors de la Marche vers Washington pour les droits civiques en 1963. Parce que le réel a besoin du rêve pour conquérir ses droits et parce que la mise en scène conçue par le metteur en scène David Bobée et les chorégraphes Aïcha M’Barek et Hafiz Dhaou s’inscrit de plain-pied dans la réalité politique et sociale tunisienne.
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Ce projet, né d’une volonté d’Aïcha M’Barek et Hafiz Dhaou de proposer une formation aux artistes tunisiens qui ont la plus grande difficulté à exister indépendamment de l’institution a d’emblée intéressé David Bobée, directeur du Centre dramatique national de Rouen. Dans ses spectacles, de Roméo et Juliette à Dios proveerá, l’invitation à des chorégraphes, danseurs ou circassiens est devenu un processus naturel, voire organique. Mais avec La vie est un songe, c’est une création collective qui s’est écrite et élaborée à trois.
Former en créant
Le partage et l’échange de leurs compétences lors des workshops initiaux avec des comédiens, acrobates et danseurs indépendants, recrutés sur audition, se sont rapidement cristallisés sur l’envie de créer un spectacle : « On peut former en créant, affirme Hafiz Dhaou. C’est à l’intérieur d’un groupe de travail que peut se déployer le corps politique. »
Soutenus par le directeur des Journées théâtrales de Carthage, Lassaad Jamoussi, qui décide de les programmer et par l’Institut français de Tunis, il reste alors à choisir un texte théâtral qui fasse écho au pays qui a lancé le mouvement des Printemps arabes, mais qui reste le seul à tenir bon sur son désir de démocratie, son refus de la dictature ou d’un Etat militaire et sa lutte contre le terrorisme.
Aucun texte contemporain ne s’imposait et, finalement, David Bobée propose La vie est un songe, pièce du théâtre baroque espagnol du XVIIe siècle de Pedro Calderon de la Barca. Une distance historique qui permet de mettre en perspective l’actualité politique en Tunisie et une réflexion sur les rouages du pouvoir qui traverse les époques.
L’enjeu du pardon
La vie est un songe se déroule dans une Pologne imaginaire et met en balance l’illusion et la réalité à travers deux intrigues qui s’entremêlent. Celle du roi Basilio, grand astrologue, qui a enfermé son fils depuis sa naissance, après avoir lu dans les étoiles qu’il serait un tyran. Sans songer un seul instant à la tyrannie de son geste…
Pensant à sa succession, il confie l’histoire de son fils Sigismond, devenu adulte, à ses neveu et nièce, Astolphe et Étoile. Il décide de le faire sortir de prison pour une journée et de le mettre sur le trône. S’il se révèle bon roi, il le gardera. Sinon, il sera de nouveau enfermé et Astolphe et Etoile se marieront pour prendre le pouvoir.
L’autre intrigue concerne Clothalde, le gardien de Sigismond, qui surprend sa fille, Rosaura, déguisée en soldat, aux abords de la prison. Elle vient se venger d’Astolphe qui l’a abandonnée pour Etoile.
Libéré, Sigismond se révèle immédiatement brutal, sanguinaire, tyrannique et ne laisse d’autre choix à Basilio que de l’enfermer au plus vite. Mais le peuple refuse le choix du roi et libère Sigismond qui part à l’assaut du château. Happy end, le fils pardonne au père, lui laisse la vie sauve et épouse Rosaura…
« C’est sur ce pardon final que repose tout l’enjeu du projet, relève David Bobée, car il résonne ici d’une façon particulière. On a adapté la pièce en fonction de ce contexte. » De fait, si le prix Nobel de la Paix 2015 salue le processus démocratique en Tunisie, un autre débat anime en ce moment le pays : « Le projet de loi dite de réconciliation économique prévoit l’amnistie pour les responsables de corruption sous Ben Ali en échange du paiement d’une amende, racontent Aïcha M’Barek et Hafiz Dhaou. Vu sous cet angle, le pardon de Sigismond à son père est d’une grande ambivalence. C’est pour cela que le public réagit et applaudit souvent pendant le spectacle. Lorsque Basilio enferme, libère puis enferme à nouveau Sigismond, cela évoque immanquablement les islamistes qui, sous Ben Ali, étaient emprisonnés, ont été libérés après la révolution, ont pris le pouvoir et sont de nouveau pourchassés après les attentats… »
Une pièce en tunisien
Le choix de jouer la pièce en tunisien est tout sauf anodin. « On s’est demandé si on allait jouer la pièce, en français, en arabe ou en tunisien, confie David Bobée. Mais j’ai très vite su que je voulais la faire en tunisien parce que c’est la langue que parlent les comédiens et danseurs de la troupe et que c’est à travers elle qu’on pouvait exprimer au plus juste cette métaphore du pouvoir où se confrontent réalité et illusion. »
« On a essayé de les faire jouer en français mais ça ne marchait pas, c’était trop loin d’eux, et l’arabe littéraire, c’est la langue du gouvernement, renchérissent Aïcha M’Barek et Hafiz Dhaou. Pour la traductrice Nidhal Guiga, comme pour nous, le tunisien n’est pas un dialecte, mais c’est une langue et jouer en tunisien est un choix politique autant qu’artistique. »
Il y a la langue tunisienne qui résonne avec force dans la cour intérieure de l’Institut français où le public s’installe en quadri frontal autour du plateau, constitué de palettes recouvertes de tapis chatoyants. Il y a aussi l’alliance forte entre le jeu des comédiens qui se font tour à tour acrobates et danseurs et l’utilisation de l’aire de jeu, tout en longueur, comme un dispositif apte à recevoir les protocoles de la Cour, l’éloignement provoqué par l’enfermement, la confrontation ou les combats entre les personnages.
Et il y a l’énergie et le talent de jeunes acteurs accompagnés de Hichem Rostom, célèbre en Tunisie pour ses rôles au cinéma et à la télévision, épatant d’ambiguïté dans le rôle de Basilio. Tous s’accordent à la grammaire chorégraphique impulsée par Hafiz Dhaou et Aïcha M’Barek qui s’intègre à la trame de l’intrigue et lui donne corps, vitalité et une énergie forte soutenue par la musique de Skander Besbes.
A la dernière scène du spectacle, les acteurs viennent chercher le public et l’installent sur le plateau, figurants d’un peuple qui porte au pouvoir Sigismond, témoin du pardon qu’il accorde à son père. Un passage de relais symbolique et concret où l’illusion théâtrale rejoint la vie et son aspiration à un rêve collectif devenu réalité.
La vie est un songe, de Pedro Calderon de la Barca, un spectacle de Aïcha M’Barek, David Bobée et Hafiz Dhaou. Création le 17 octobre à l’Institut Français de Tunisie, dans le cadre des Journées théâtrales de Carthage.
Centre dramatique du Kef, les 22 et 23 octobre, Tunisie.
Programmé en 2016 au CDN de Haute-Normandie.
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