Réflexion rêveuse et cauchemardesque sur Hollywood, plongée rose et noire dans les multiples strates des songes, Mulholland Drive dessine également une topographie de la ville. L’occasion d’une balade photographique avec David Lynch sur huit endroits clés du tournage d’un film qui fera date.
Photographier les lieux de Mulholland Drive en deux jours, c’est d’abord se confronter au double problème d’espace et de temps, puisqu’il s’agit de pister des endroits disséminés dans une ville vaste comme quatre fois Paris au rythme d’un inexorable compte à rebours. Ainsi, le coffee-shop que l’on pensait trouver sur Sunset Bvd, dans la zone géographique la plus resserrée du film, se situe en réalité au milieu d’un carrefour perdu d’El Segundo, dans un no man’s land suburbain à 30 kilomètres au sud de Hollywood.
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Autre surprise, la difficulté d’accès à certains lieux. Ainsi le club Silencio, dont l’extérieur a été filmé dans une ruelle désaffectée de downtown, une backstreet uniquement peuplée de chats errants, de containers à ordures et de voitures de passage : il faut montrer patte blanche et ruser, prendre les clichés en loucedé, car un vigile obtus garde ce territoire sans qualité comme s’il s’agissait du fronton de la Maison Blanche.
Idem devant la villa d’Adam Kesher (le cinéaste dans le film), aussi difficile à approcher que Fort Knox. On sonne une première fois, sans réponse, puis on sollicite l’aide du « location manager » du film, qui nous annonce des services tarifés. On décline et après plusieurs coups de fil à l’agence de location ayant fourni la maison, on est prêts à abandonner définitivement. Et puis le lendemain matin, coup de fil de l’agence : « C’est votre jour de chance ! Le propriétaire vous attend. » Nous voilà repartis vers la colline de Studio City, à trois blocks d’Universal. Mais une fois encore, pas de réponse, et on nous annonce au téléphone que nous pouvons escalader les grilles et prendre les photos ! Forcer l’entrée d’une villa sous caméra de surveillance, dans une ville où tout piéton est un suspect, à proximité de voisins potentiellement armés et encore plus méfiants que d’habitude depuis le 11 septembre, c’est bon pour Tintin, mais pas pour nous. Après une tentative par les broussailles et un tête-à-tête avec un coyote, nous décidons de nous en tenir à photographier l’entrée surprotégée de la villa Kesher.
Ces petites avanies ont été largement compensées par le ranch de Beachwood Canyon. Nous l’avons saisi à peu près dans les mêmes conditions que dans le film, à la nuit tombée, à la lueur chiche d’un unique lampadaire (mais sans crâne de vache longhorn), et une légère angoisse au ventre, celle de tomber sur le Cowboy. Voir le ranch désert, sentir les chevaux renifler dans l’obscurité et les entendre taper du sabot dans le silence du canyon, à seulement quelques centaines de mètres au-dessus des habitations et des premiers feux rouges, avait quelque chose d’aussi délicieusement surréel que la scène du film.
Mulholland Drive valait aussi le déplacement : nous y avons copieusement usé nos pneus, tournant à petite vitesse dans les lacets de cette route haut perchée entre le bassin de Los Angeles et la vallée de San Fernando. Il nous manquait certes les travellings soyeux et les fondus enveloppants de Peter Demming (le chef-opérateur du film), les nappes sonores d’Angelo Badalamenti, mais en roulant sur cette artère au crépuscule, on comprenait très bien le pouvoir de fascination qu’elle exerce sur David Lynch au point d’avoir déclenché en lui l’idée d’un film. Les villas opulentes y côtoient des friches obscures, des sous-bois mystérieux, des précipices à flanc de colline : ici, on a le sentiment que tout peut arriver, surtout le pire. Mulholland Drive est bien un lieu romanesque en diable, une artère à double tranchant, celle du rêve hollywoodien et celle du Mal, à la fois Capitole et roche Tarpéienne des candidats au paradis en Technicolor.
Le club Silencio
« Un théâtre est pour moi un endroit magnifique, magique, fait pour les rêves. Quand on va dans une salle de théâtre, de cinéma, ou de music-hall, on a un désir d’expérience, on veut y vivre quelque chose qu’il est impossible de vivre ailleurs. Et il y a ces lourds rideaux rouges… Les rideaux d’un théâtre détiennent forcément un mystère, nous interrogent sur ce qui se cache de l’autre côté. La façon dont est filmé le club Silencio, de l’extérieur, le fait plutôt ressembler à un lieu de cauchemar. »
L’immeuble « courtyard », où habite Betty
« Ces immeubles structurés autour d’un patio sont typiques de Los Angeles. Quand vous y pénétrez, vous ressentez un sentiment de forclusion, de chaleur protectrice. Entrer dans un de ces immeubles, c’est comme retourner dans un endroit utérin, mais un utérus qui n’a rien de maternel. Ce type de lieu est plutôt de l’ordre de la protection illusoire, du secret, du désir, de la réclusion, un endroit protégé de la sphère publique, où tout peut arriver. Ce ne serait pas pareil si ce type d’immeuble donnait directement sur la rue. Mais là, derrière ces murs et ces grilles, à l’abri des regards, que peut-il bien se passer ? En outre, pour le film, je voulais un immeuble et un appartement qui recèlent un peu du passé de Hollywood, du moins le parfum de ce passé et des rêves qui ont amené des gens dans cette ville. L’actrice qui joue la concierge Coco (Ann Miller) est dans ce business depuis soixante ans. Cette concierge est peut-être une actrice ratée, elle comprend la teneur du rêve qui fait venir les jeunes filles à Hollywood, en un certain sens, elle en fait elle-même partie. » La cafétéria Winkie « Ces vieux coffee-shops sont fantastiques. C’est le type d’endroit où j’aime aller régulièrement pour rêvasser. Quelle que soit l’étrangeté du rêve que l’on fait, on revient toujours à la réalité chaleureuse du coffee-shop où on peut commander une ration supplémentaire de café. Le café lui-même nourrit la rêverie. De même que le sentiment de sécurité éprouvé dans un coffee-shop est propice à rêver. Beaucoup d’idées me sont venues au coffee-shop. Je n’ai pas tourné dans le Denny’s de Sunset, mais des choses que j’ai ressenties, ou vues, ou rêvées au Denny’s de Sunset ont influencé la scène du coffee-shop dans le film. »
L’entrée du studio Paramount
« Je n’ai pas filmé le logo Paramount au-dessus de la porte parce que je n’en avais pas l’autorisation. C’est dommage, ça aurait été un bel hommage pour ce studio. C’est d’autant plus absurde que tout le monde sait que cette porte est celle du studio Paramount et que chaque spectateur aura complété le plan de lui-même. J’ai choisi cette porte et ce studio probablement à cause de Sunset Boulevard de Billy Wilder. Ce film est tellement beau, et cette porte est tellement importante dans le film. Je trouve que chaque studio devrait avoir un fronton qui fasse rêver, comme Paramount. »La villa high-tech du cinéaste « Quand on voit cette maison, on comprend beaucoup de choses sur le personnage d’Adam. Le style de la maison en dit long sur lui-même, ses rêves, ses ambitions… Elle renseigne sur son mode de vie, son statut social et son goût du statut. Cela dit, après avoir quitté cette maison luxueuse, on le voit atterrir dans un hôtel borgne, et ça en dit encore plus long sur lui, sur la complexité de sa personnalité. Adam est aussi à l’aise chez les riches dans les collines que dans les quartiers louches de downtown. »
Le ranch du Cowboy
« Je n’ai rien inventé, ce ranch existe, en haut du Beachwood Canyon. J’ai fait la scène avec le Cowboy à l’instinct. Elle m’a été inspirée par une idée et une question : où sont passés les acteurs des vieux westerns ? Où sont passés les cowboys ? Ils ont tourné tellement de westerns dans cette ville… J’aime les imaginer assis en cercle autour d’un feu de camp, chantant de vieilles rengaines country, avec leurs chevaux pas loin… Bref, dans mon idée, ils continuent à vivre leur vie de cowboys, là-haut, dans les collines de Hollywood. Car ces acteurs étaient souvent de véritables cowboys, à l’instar de Richard Farnsworth, l’acteur d’Une histoire vraie. Où sont-ils tous maintenant ? Je n’en sais rien. Mais les lieux de western existent toujours, et les cowboys doivent bien exister aussi, quelque part. »
Dwarfland, « le pays des nains », l’ensemble de bungalows où vont espionner Betty et Rita
« Cet ensemble a été construit à l’époque par Disney, ça a servi un temps de studio d’animation. Le style est inspiré de Blanche-Neige. Je cherchais un lieu dont l’atmosphère corresponde à mon histoire. Quand j’ai découvert cet endroit, tout s’est mis en place dans ma tête, c’était le lieu idéal. Dans une ville comme Paris, il y a des lois qui aident à préserver une certaine unité architecturale. A Los Angeles, du point de vue architectural, c’est tout et n’importe quoi. On obtient cette étrange mixture de styles : des cottages anglais, des haciendas mexicaines, des bungalows de nains… Ici, architecturalement, rien n’est sacré. En même temps, cette anarchie de styles finit par construire l’identité de cette ville. »
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