Musicalité de la langue, qualité d’écoute : en deux courtes pièces, Spiro Scimone et Francesco Sframeli imposent un théâtre où le collectif est le maître du jeu.
Le moins peut le plus. Ce paradoxe, dont les mathématiques ont depuis longtemps fait la démonstration, Spiro Scimone et Francesco Sframeli en ont fait leur règle. A les voir comme à les entendre, on songe aux pages superbes de Charles Péguy sur le marbrier de Carrare : tailler dans l’excès de matière qui enveloppe la forme, la sculpter par soustractions successives, être l’artisan au geste humble et sûr… Plus qu’une analogie, l’image du marbrier de Carrare est représentative de la démarche théâtrale de ces amis d’enfance qui ont joué longtemps auprès de Carlo Cecchi avant de fonder leur propre compagnie, comme du résultat tangible de cette démarche à travers les deux spectacles présentés par le Festival d’automne : La Festa et Bar.
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Une anecdote permet d’en mesurer l’authenticité. Les décors des deux spectacles transportés en camion jusqu’en France ont été volés. Il a donc fallu improviser de nouveaux décors pour leur passage à Paris et pour la tournée hexagonale qui va suivre. Mais loin d’être catastrophés par ce vol, nos deux amis s’en réjouissent : « On est très contents de ce vol parce qu’on s’habituait à ces décors et plus rien ne changeait. Par contre, le texte et les acteurs sont toujours là et on souhaiterait que ce genre d’incident arrive à tout le monde, car de cette façon-là le travail ne cesse pas. » Réduits à l’essentiel, les décors de fortune « improvisés » à Paris sont en accord avec l’idée que Spiro Scimone et Francesco Sframeli se font du théâtre. Absolument réfractaires au théâtre qui place le metteur en scène sur un piédestal (pour mieux oublier les acteurs du drame, au sens propre) ou au théâtre naturaliste, seul compte pour eux le trajet collectif poursuivi par une troupe à partir d’un texte, lequel n’atteint sa dimension théâtrale que par la représentation : son incarnation sur une scène.
A cet égard, leur rencontre avec Carlo Cecchi a été fondamentale : « Pour nous, c’est l’un des plus grands maîtres du xxe siècle. Il nous a fait découvrir l’essence du théâtre contenue dans la formule « ici et maintenant » (hic et nunc). C’est-à-dire une écoute sincère, une relation vraie avec tout ce qui est en scène, pour arriver à une absolue transparence. Pour être à nouveau un enfant et jouer. »
A quoi jouent-ils ? Au papa, à la maman et à leur fiston dans La Festa ; à deux amis en quête d’argent dans Bar. Les titres, déjà, fonctionnent comme de vraies fausses pistes. Bar n’est qu’un rêve de bar et se déroule dans l’arrière-salle d’un café voué aux petites magouilles. La Festa se déroule sur une journée ; pas n’importe laquelle : ce sont les 30 ans de mariage du couple. Mais, en guise de fête, on assiste aux récriminations quotidiennes des époux l’un envers l’autre, sous l’œil de leur grand fils, visiblement incapable de quitter le foyer familial malgré l’ambiance délétère. Dévastatrices, les habitudes de méfiance ou de suspicion réciproque vont annihiler toute possibilité de fête. C’est sur elles que notre attention se pose. C’est sur elles que se focalisent le texte et le jeu des trois comédiens qui déroulent cette journée ordinaire avec ses cassures, ses angles morts, ses impasses et ses rêves. Qu’on ait goûté ou non aux charmes de l’éducation méditerranéenne mama tyrannique, papa macho , on ne résiste pas deux secondes à la façon dont les trois comédiens épinglent la monstruosité autorisée socialement au sein des relations familiales. Car ce sont bien trois hommes, du même âge, qui jouent au papa, à la maman et à l’enfant. Nous sommes au théâtre, non ?
Spiro Scimone, auteur des deux pièces, interprète la mère. Un simple fichu sur la tête et le tour est joué. Francesco Sframeli, au physique jovial, pour ne pas dire juvénile, joue le père, homme dur, largué, inaccessible. Et c’est Nicola Rignanese qui donne ses traits au fiston. On y croit d’emblée. Car la ressemblance ou la vraisemblance n’ont pas de valeur au théâtre. Seule compte la vérité du personnage, laquelle repose entièrement sur la qualité du jeu. D’où l’importance du texte.
Pour Bar, Spiro Scimone a utilisé sa langue maternelle, le dialecte de Messine, aux sonorités percussives. La Festa est écrite en italien, une langue au timbre métallique et trop encombrée de voyelles, estime l’auteur, ce qui a nécessité un travail spécifique pour en ôter le superflu, la dentelle. Les scènes sont courtes, entrecoupées de brefs intermèdes musicaux, et les paroles fonctionnent souvent sur la répétition pour marquer l’angoisse, l’obsession et la fermeture qui caractérisent les relations sclérosées de cette famille.
Idem pour Bar. Nino et Petru ont des problèmes de fric. L’un vit chez sa mère, l’autre est marié, mais n’ose plus rentrer chez lui depuis qu’il a échangé les bijoux de sa femme contre une poignée de lires et une proposition de boulot louche par un petit truand de la Mafia. Tous deux rêvent d’émancipation : sociale, financière, sexuelle, sentimentale. N’en jetez plus… Leur coup tricher aux cartes et ramasser le gros lot foire lamentablement. A la fin de chaque pièce, on peut raisonnablement dire que rien ne s’est passé, rien d’autre que la litanie habituelle des petites misères qui bétonnent le malheur.
Ou bien, au contraire, on peut avancer l’idée que cette misère, au lieu d’être un bruit de fond lancinant auquel on ne prête plus attention, trouve ici l’occasion d’une écoute. Et c’est là qu’on rejoint leur préoccupation centrale en tant qu’auteur et acteurs : « Selon nous, le problème du théâtre, ce n’est pas de ne pas savoir parler, c’est avant tout de ne pas savoir écouter. Si tu ne sais pas écouter, tu ne sais pas parler. » L’attention portée par Spiro Scimone à la musicalité des langues employées est alors tout sauf une figure de style : elle induit l’atmosphère juste de ce qui est représenté. Elle fonctionne bel et bien comme un transport d’émotions. Au moment de se quitter, ils enfoncent le clou : « Si l’on se détache du discours théâtral, on ne peut que manifester notre angoisse devant cette évidence : non seulement les gens ne s’écoutent plus, mais le pire c’est qu’ils font semblant de s’écouter. C’est ça l’horreur et voilà comment on en arrive aux tragédies d’aujourd’hui. Sauf qu’on les vit dans la vie et pas au théâtre. »
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Théâtre Garonne, Toulouse : La Festa, du 6 au 11 novembre. Bar, du 13 au 17 novembre. Théâtre de Lorient, du 5 au 8 novembre.
TNT de Bordeaux, du 12 au 15 décembre.
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