Retour en force du noir et blanc cette année aux Rencontres internationales de cinéma à Paris, synchrone avec un léger vent de folie et la réapparition des cinématographies latino-américaines.
Cette année, en dehors du beau documentaire autobiographique de Naomi Kawase, Dans le silence du monde, déjà vu à Locarno, l’Extrême-Orient brille par son absence aux Rencontres internationales de cinéma à Paris, au Forum des images, toujours en pointe sur les nouvelles tendances. Les Asiates sont supplantés par les Hispanos qui, comme on le pressent depuis quelques années, reprennent du poil de la bête. La preuve avec 25 Watts de Juan Pablo Rebella et Pablo Stoll. « Slackers latinos, le film » : un Vitelloni à l’uruguayenne. Ces 25 Watts aussi farcesques que minimalistes noir et blanc rugueux, plans souvent fixes et frontaux, dialogue ad libitum suppléant l’action sont ce qu’on peut voir de plus plaisant à notre époque de surenchère néogothique. Trois jeunes branleurs traînent dans la rue et parlent de cul, évidemment, et surtout de tout et de rien. Genre : « Tu sais, l’autre jour je réfléchissais et j’ai pensé à un super plan pour te permettre de quitter ton boulot. Ah ouais ? ! … Euh, j’ai oublié ce que c’était, mais c’était une vraiment bonne idée… » Une idée lumineuse à 25 watts, d’où le titre… Cette drolatique chronique des glandouilles d’une ribambelle d’abrutis juvéniles repose sur l’inflation de détails, de paroles, d’objets insignifiants, proprement mis en scène comme ressorts de l’inaction. L’accent mis sur le dérisoire plus que sur le gag étudié et une dilection pour la bêtise banale, pour le « nonsense » beckettien, font le charme de ce bijou d’humour pince-sans-rire.
Plus barge et toujours en noir et blanc, The American Astronaut de Cory McAbee est un ovni psychobilly ; la rencontre improbable de la science-fiction, du western, de l’archaïsme surréaliste d’un Guy Maddin et des Cramps (ou Pere Ubu). Un astronaute débarque dans un saloon situé sur Ceres, astéroïde martien, puis gagne Jupiter où il échange un clone de femme dans une valise contre « le garçon qui a vraiment vu un sein féminin », etc. Parfois trop bavard et statique surtout la deuxième moitié, qui se traîne , le film a de beaux éclairs de délire avec des saynètes aussi saugrenues que poétiques deux cowboys patibulaires chantent et dansent un rockabilly sauvage dans les chiottes du bar ; un homme transforme des gens en tas de sable qu’il piétine lyriquement lors d’un superbe light-show psychédélique. Cory McAbee invente un univers chaotique aux apparences classiques mais au récit déconstruit, étranger à toute logique romanesque. Bref, une sorte de Flash Gordon postmoderne revu et corrigé par Burroughs et Méliès.
Même ton suranné chez le néoclassique Christopher Münch, janséniste américain inconnu au bataillon auquel est consacré une minirétrospective. Méticuleux, Münch livre des uvres en noir et blanc limpides, dépouillées du moindre effet. Il a aussi de drôles d’idées, comme retracer dans The Hours and Times (1991) un épisode imaginaire de la vie de John Lennon : quatre jours que le Beatle aurait passés à Barcelone en 1963 avec son manager Brian Epstein. Le confondant Ian Hart, qui devait reprendre le rôle deux ans plus tard dans Backbeat, incarne le chanteur à la perfection dans ce film épuré qui résiste aux clichés décoratifs et rétro, en se concentrant sur la psychologie des personnages et leurs tentations homos. Quant à Color of a Brisk and Leaping Day (1996), également de Münch, c’est l’histoire mélancolique d’un jeune métis d’origine chinoise qui tente de remettre sur pied une ligne de chemin de fer en Californie dans les années 40. Un film de facture hollywoodienne austère, sans trémolos sentimentaux, où la musique de Satie remplace la sauce symphonique habituelle… Ce film mariant harmonieusement histoire ferroviaire et romance est une réussite esthétique, avec ses paysages majestueux et ses décors urbains dignes des photos vintage de Walker Evans.
Ce n’est pas le cas de Salut Tereska de Robert Glinski, qui décrit brutalement le marasme suburbain de l’Europe de l’Est. La vie sur plusieurs années d’une adolescente polonaise dans une HLM. Encore du noir et blanc pour ce film contemporain qu’on dirait situé dans les années 70 , tourné à l’épaule avec une attention documentaire qui ne court pas les rues. Voir avec quelle prestesse la caméra suit un chat auquel des garnements ont attaché des boîtes de conserve à la queue. Au-delà du réalisme de rigueur, c’est un film plein qui brosse un panorama sensible et détaillé d’une situation sociale, en zappant avec aisance et conviction d’un cercle à l’autre : familial, professionnel (l’école de couture de Tereska) et adolescent. C’est si dense, si juste, qu’on passe au cinéaste ses petites manies style reportage les panoramiques incessants d’un personnage à l’autre. Une uvre crue sur l’adolescence, ses troubles, ses transgressions initiatiques (délinquance, sexe, boisson) et sa confusion morale. C’est à la fois tragique et ordinaire, avec à la fin une touche paroxystique un peu prévisible dans un film polonais.
Retour à la couleur avec le documentaire, genre qui ne s’autorise guère de fantaisie chromatique, faute de passer pour frelaté. D’abord une curiosité, Southern Comfort de Kate Davis : un film sur une femme transsexuelle (une femme qui est devenue un homme) nommée Robert, barbichue et habillée en cowboy. Atteint d’un cancer des ovaires, Robert, 53 ans, vit avec un travesti homme, Lola, en pleine région redneck du sud des Etats-Unis, en Géorgie. On assiste aux réunions conviviales de cette communauté du troisième genre où l’on appelle les vraies femmes des « femmes génétiques ». On ne peut guère parler d’ uvre racoleuse à la manière des reportages télé style 52 sur la Une ou Zone interdite, avec leurs caméras cachées et leurs sujets croustillants. Kate Davis ne montre pas des freaks, ou du moins elle leur donne un visage vraiment humain, des sentiments, en les envisageant dans leur existence la plus quotidienne par exemple quand Robert regarde avec Lola des anciennes photos où il était Barbara, une jolie fillette blonde ; où il joue avec son petit-fils qui ignore que Robert est en fait sa grand-mère. L’anormalité examinée de façon objective est bien plus troublante que lorsqu’on la rend sensationnelle. Une passionnante réflexion sur les rôles, sur les genres qui structurent notre société qui est aussi une fiction. Mais c’est quand même très bizarre de voir un cowboy raconter ses grossesses…
Dans Khiam de Joanna Hadjithomas et Khalil Joreige, documentaire minimaliste sur les anciens détenus d’une prison israélienne au Liban, la forteresse de Khiam, on retrouve ce qui agite notre actualité politique. Juste une série de témoignages d’ex-prisonniers palestiniens, trois hommes et trois femmes, filmés frontalement, un par un, sur la même chaise, devant le même fond nu. Ils disent comment Israël utilise les mêmes méthodes que tous les régimes répressifs du monde : humiliation, chantage, isolement, torture (à l’électricité). Ce qui est relaté ici est à peine plus humain que ce que les juntes fascistes argentine et chilienne ont fait subir à leurs victimes. Quelle que soit son idéologie, ses convictions, on aurait du mal à réfuter les témoignages de ces simples Palestiniens qui n’ont rien de fanatiques criminels. Ils racontent comment ils se sont adaptés, comment, dénués de tout en prison, ils s’ingéniaient à fabriquer des objets usuels, des bijoux splendides à partir de trois fois rien. Cette créativité salvatrice permet à ce documentaire de rester dans le positif, d’éluder le pathos obligé.
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7e Rencontres internationales de cinéma à Paris, jusqu’au 11 novembre, Forum des images, Forum des Halles, 75001 Paris. Tél. : 01.44.76.62.00.