Après avoir annoncé sa retraite l’an dernier, Aphex Twin revient avec un double album furieux et passionnant : Drukqs. Très rare mais généreux en interview, ce personnage fondamental de la musique électronique s’explique enfin sur ses personnages, ses méthodes, ses origines et ses desseins : un jeune homme aussi doux que sa musique semble indomptable, aussi proche que ses disques semblent martiens.
Depuis dix ans, Richard D. James et ses différentes incarnations, dont Aphex Twin reste la plus célèbre, ont largement contribué à la révolution de l’electro. Grâce à cet ancien étudiant en électronique défroqué (au cursus express : il a abandonné ses études au bout de quelques semaines), cette langue souvent austère ou simpliste s’est découvert une grammaire à la complexité inédite, mais aussi une fluidité et une richesse vierges.
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Tout comme Brian Eno, son plus évident ancêtre, avait révolutionné l’utilisation des synthétiseurs dans les années 70 (en refusant la surenchère dans la virtuosité pour privilégier une approche nettement plus sensible et épurée), Richard D. James a écorcé l’acid-house et dépecé la techno au début des années 90.
Réduites à leurs uniques centres vitaux, techno et acid-house allaient ainsi devenir l’impensable terrain de jeux de cet autodidacte qui ne citait pas alors Satie ou Stockhausen, mais sentait bien qu’avec un c’ur et un sampler, il y avait mieux à faire que ce qu’il entendait autour de lui. Comme Eno, autre enfant isolé de la campagne anglaise, autre fils de prolétaire terrorisé par le monde du travail, Richard D. James se replie alors dans un univers imaginaire, entre soldats de plomb et claviers de plumes.
On le découvrira par le fondamental Selected Ambient Works 85-92, premier album au titre logiquement enoesque : un phénomène de tension et de dynamique, derrière lequel une grande partie de la musique électronique court encore vainement aujourd’hui. Quelques fâcheux accoleront alors à sa musique des étiquettes humiliantes et hautaines, du genre « intelligent techno ». La prétention n’a pourtant jamais été convoquée dans la discographie touffue et intraitable d’Aphex Twin qui, par contre, flirtera souvent avec un humour sauvage, des provocations vachardes ou un nihilisme sadique.
Chez Aphex Twin, gentiment slacker, le cerveau a beau commander les disques, il est poliment écarté du discours : une parole jamais théorique, étonnamment terre à terre comparée à ses disques, serrés et heurtés. Il suffit d’ailleurs d’avoir vu un jour ses vidéos (aussi effrayantes qu’hilarantes, réalisées avec son sinistre complice Chris Cunningham) de Come to Daddy ou Windowlicker pour être convaincu que Richard D. James est tout sauf un ténébreux distillateur de jus de cerveau en eau de boudin.
C’est d’ailleurs après ces deux singles et leurs triomphes miraculeux que Richard D. James annonçait l’an passé sa retraite définitive. Une promesse rendue caduque, cet été, par la perte d’un disque dur dans un avion japonais : littéralement affolé à l’idée de voir ses morceaux inédits courir sur Internet, Richard D. James a alors bricolé dans l’urgence le double et éblouissant Drukqs, vraisemblable testament d’une musique qui doit autant à la jubilation de l’acid-house qu’à la mélancolie de Satie, aux recherches soniques de la drum’n’bass qu’à la tendresse des boîtes à musique des jouets d’enfants. « Un enfant dans un corps d’adulte : c’est tout moi, ça. J’espère que l’adulte ne l’étouffera jamais », confirme d’ailleurs Richard D. James dans cet entretien rare et précieux : le seul qu’il ait accordé à un journal français cette année.
Notre rencontre ressemble à un parcours du combattant : pour avoir l’honneur de discuter avec la légende la plus discrète de l’électronique anglaise, il faut d’abord poireauter dans un centre commercial ultra- glauque du sud de Londres. Un mall qui fut sans doute à la mode en 1967, mais qui est aujourd’hui abandonné aux louches commerces syldaves, à des échoppes de produits non identifiés entre lesquelles des hommes troubles et moustachus (des femmes aussi, à l’identique) déplacent leur chaise et leur conversation.
Le temps de se croire victime d’un joli canular et Richard D. James déboule sourire aux lèvres, en provenance de son bunker voisin : l’ancien local d’une banque dans lequel il vit désormais, autonome et retranché. Cette visite au centre commercial est visiblement l’événement de sa journée.
Le décor ressemble de plus en plus à une aventure glaçante d’Hergé, alors que nous engageons la conversation sous une trentaine de regards inquisiteurs, dissimulés derrière des lunettes noires et des gabardines. Des hommes de la Zepo, la police secrète syldave. Aphex Twin ou l’art de rendre les choses les plus banales périlleuses et étranges.
*
L’année dernière, tu annonçais ta retraite, après tes deux plus gros succès à ce jour, Windowlicker et Come to Daddy. Qu’est-ce qui avait motivé ce rejet ?
Richard D. James : J’ai l’impression de m’être mis en retraite depuis longtemps déjà, depuis mes 20 ans. Depuis le jour où j’ai décidé de ne pas travailler, je suis en quelque sorte en préretraite. Et soudain, l’an passé, la musique a commencé à ressembler à un travail, il fallait donner des interviews, assister à des réunions. C’est pour ça que j’ai sérieusement envisagé de dire adieu à l’industrie du disque. Mais j’aurais continué à faire de la musique, j’ai trop besoin d’elle. Ma vie serait inutile et vide si je n’avais pas la musique.
Pourtant, dans tes rapports à l’industrie et aux médias, tu as l’air de t’amuser, en brouillant les pistes.
C’est une façon de m’obliger à ne pas prendre ce cirque au sérieux. Pour ce nouvel album, je n’ai accepté que quatre interviews. Car avant, pendant les interviews, je m’entendais parler et tout sonnait faux. Parfois, on m’envoyait à l’étranger où, pendant une journée entière, je restais consigné dans un hôtel, à répondre à vingt entretiens à la queue leu leu. Je m’ennuyais tellement que je mentais en permanence, je m’inventais des personnages, je décidais que j’allais être agressif avec le journaliste suivant, vaniteux avec un autre, timide avec celui d’après… Comme je n’ai jamais lu la presse musicale de ma vie, je ne savais pas ce qu’il fallait dire. J’ai très vite compris que je n’étais pas taillé pour ce « métier », qui a plus à voir avec le commerce qu’avec la musique. Je parais très naïf, mais la plupart des musiciens me dégoûtent, ils ne sont que des représentants de commerce. Quand je leur rends visite en studio, je suis choqué de voir qu’il puisse y avoir un téléphone ou un fax dans le lieu même où se crée la musique. Moi, j’ai banni le téléphone de mon studio, je ne veux pas qu’on m’y trouve, je veux que ça demeure un lieu magique, sans lien avec la vie extérieure. Comment peut-on créer sereinement quand on a au bout du fil des marchands qui vous disent « La musique pour la pub, il me la faut dans une heure » ? J’ai honte pour eux, ils ont trahi leur don, ils sont devenus des larbins.
On dit que tu viens d’un milieu très aisé et que tu n’aurais pas besoin de la musique et donc de son commerce pour vivre.
C’est sans doute une bêtise que j’ai racontée un jour où je m’ennuyais en interview. En vérité, dans mon petit village de Cornouailles, ma mère est infirmière et mon père mineur. Quand j’ai commencé la musique, j’étais étudiant en électronique, boursier. Du jour au lendemain, un label belge, R&S, m’a envoyé 10 000 f pour sortir un premier disque. Je n’en revenais pas, j’ai immédiatement abandonné l’université. Car le monde du travail, pour moi, était l’épouvantail : j’ai vu mes parents se battre toute leur vie pour mener une existence à peu près décente et je ne voulais pas de ça. Ils ont aujourd’hui 60 ans et appartiennent à cette génération qui culpabilise dès qu’elle arrête de bosser, qui a honte de s’octroyer cinq minutes pour regarder la télé. Le soir, je les voyais rentrer exténués à la maison et très tôt, j’ai rêvé d’une autre vie. La musique, ça a été mon issue de secours. Par exemple, quand je m’engueule avec ma copine, je pars composer de la musique. N’importe qui d’autre rentrerait à la maison, laisserait se décanter la colère et la frustration, puis tenterait de recoller les morceaux. Moi, je m’enfuis, totalement. Et parfois, au bout de deux jours, ma copine m’appelle : « Tu aurais quand même pu m’appeler, je ne sais plus où on en est. » Et moi, j’ai tout effacé, je suis parti si loin de ces tracas quotidiens. La musique est la meilleure thérapie que je connaisse. Elle est mon doudou, mon refuge douillet. Ce qui est parfois dangereux : car si j’utilise la musique pour me guérir et que je ne compose que des merdes, alors là, je suis au fond du trou. Pourtant, contrairement à ce que dit ma copine, j’ai l’impression d’être plutôt équilibré, d’humeur constante.
Ta musique est pourtant souvent mélancolique.
Je suis résolument nostalgique, je suis bouleversé en me souvenant d’endroits où je suis allé, de gens que j’ai côtoyés. C’est maladif : je ne peux pas, physiquement, passer devant la maison où j’ai grandi. Sinon, je rentrerais et je viderais les gens qui y habitent désormais. « C’est MA maison, vous n’avez rien à y faire ! »
Avec la musique, tu sembles avoir créé une bulle autour de toi, un rempart. Qu’est-ce qui tenait ce rôle avant la musique ?
Mes jouets ont longtemps tenu ce rôle, mes petites voitures et mes soldats de plomb. Puis, vers 10 ans, j’ai commencé à m’amuser avec mon magnétophone, à enregistrer les bruits autour de moi, sans en parler à personne. C’est d’ailleurs toujours comme ça que j’envisage ma musique : un jeu, destiné à moi seul. Je me force à croire que mon argent vient d’ailleurs, pour maintenir la composition au rang de hobby secret. Les premières véritables mélodies, je les ai composées vers 12 ans, par hasard, à force de coller, ralentir ou accélérer des bouts de cassettes. Tout cela, c’était des échappatoires, une manière de m’évader de mon quotidien. C’était une petite ville étouffante, où tout le monde se connaissait. J’avais l’impression d’être coincé à l’écart de tout, oublié. Je rêvais de venir à Londres, une ville qui allait me garantir l’excitation mais aussi l’anonymat. Une ville où l’on peut être seul ou en groupe mais, au moins, où l’on a le choix. Je me souviens avec effroi du jour où mon meilleur copain a refusé de jouer aux petits soldats et aux voitures avec moi, me disant qu’on était trop vieux pour ça. J’étais effondré. Il me fallait immédiatement un produit de substitution : j’ai commencé par dessiner, puis la musique s’est imposée. Je dessinais surtout mes mains, c’était mon seul modèle. Ou des images de guerre, de gigantesques tableaux de scènes de batailles. De temps en temps, je m’y remets : il faut que je pense au jour où je serai sourd.
C’est une inquiétude sérieuse ?
On ne fait pas quinze années de DJ techno sans bousiller ses oreilles. Et puis, je passe ma vie à me gratter les oreilles. C’est une véritable obsession. Récemment, je me suis acheté un gadget parfait au Japon : une sorte de périscope éclairé pour regarder à l’intérieur des oreilles. On peut ainsi aller observer le tympan et la cochlée un tube en forme d’escargot… Depuis que je suis gosse, je m’amuse avec mes oreilles car c’est la seule façon d’approcher au plus près mon cerveau. Et ça, c’est une obsession : jouer avec mon cerveau, le toucher, appuyer sur telle ou telle partie.
Comment ton entourage a-t-il vécu cette réclusion que tu t’es imposée, très jeune ?
Je pense que mes parents étaient ravis de voir qu’au moins je ne m’ennuyais pas. Je rendais ma mère folle de rage en écoutant mes maxis de techno beaucoup trop fort. Je n’avais pas ce genre de problème avec mon père : les années passées au fond des mines l’ont rendu sourd. La plupart du temps, j’étais seul avec la musique. Je ne lisais pas, car mon cerveau est toujours sur le qui-vive, incapable de suivre la lecture. C’était mon problème à l’école, où je ne comprenais rien, où les conversations semblaient se dérouler dans une langue étrangère. J’envie les gens quand je les vois lire : ils ont l’air de s’évader de la vie de tous les jours.
Comment la musique est-elle devenue une telle obsession ?
Gamin, je n’écoutais pas du tout de musique, je n’aimais rien. J’entendais, à travers le plancher, les disques de rock indé de ma s’ur et je trouvais ça atroce. Pourtant, je me suis forcé : comme elle, je me suis enfermé dans ma chambre, allongé sur le lit, à ne faire rien d’autre que d’écouter ces guitares. Mais ça ne provoquait rien en moi, sinon l’ennui. Je trouvais ce besoin de s’exprimer par les paroles très étrange. Jusqu’à récemment, j’étais très gêné à l’idée même de parler de mes émotions, ça me paraissait un truc de vieux rockeur. Je voulais jouer une musique débarrassée de ça, c’est pourquoi j’aimais tant la techno, basée sur la répétition et pas sur les sentiments. Les mélodies, c’était pour moi un truc à l’eau de rose. Mais au bout de dix ans à n’écouter que des musiques répétitives, à m’en rendre sourd, j’ai changé d’avis. Et puis je me suis un peu ouvert, j’ai moins de difficultés et de honte à évoquer ce que je ressens. Depuis deux ans, je m’effraie moi-même : je m’entends parler aux autres de ce que je pense, de ce que j’éprouve. Mais j’en tire un grand plaisir, un soulagement. Pendant plus de vingt ans, j’ai été trop timide pour ça. Et malheureusement, ça passait pour de l’arrogance. Ma copine, lorsqu’elle m’a rencontré pour la première fois, m’a trouvé imbuvable. Avant de se rendre compte que je suis plutôt mignon (rires)…
Les raves ont-elles été tes premiers contacts avec des gens dont tu partageais la passion ?
Mes seules expériences collectives, avant les raves, c’était les bagarres à coups de cailloux, dans mon village. Je faisais beaucoup de sport, mais toujours de manière individuelle : de l’escalade, du vélo (j’en fais toujours beaucoup) ou de la natation. Et là, soudain, dans les raves, je me découvrais des amis. La première, je l’avais organisée avec un copain, dans une bergerie car il ne se passait rien en Cornouailles, on ne pouvait compter que sur nous. Nous avons réussi à faire venir cent cinquante personnes : ça en dit long sur l’état de dés’uvrements des jeunes de là-bas. Surtout que j’étais alors un DJ plus que débutant. Un copain n’arrêtait pas de me parler et trois fois de suite il a fait sauter le disque que je passais. Surtout que c’était le premier de la soirée. J’ai failli abandonner ma carrière de DJ avant même de l’avoir commencée (rires)… Tous les danseurs me regardaient avec mépris. Et pourtant, quelques mois plus tard, on m’invitait dans des soirées où j’étais payé 400 f pour passer des disques pendant deux heures seulement. C’est ce que mes copains d’école gagnaient en un mois en remplissant, tout le week-end, les rayonnages de supermarchés. J’étais tellement content d’écouter ce genre de musique si fort, sans ma mère pour m’engueuler, que je dansais comme un dingue derrière mes platines.
Ironie du sort, ta maison est située juste à côté du temple anglais de la dance-music commerciale, le Ministry Of Sound.
Certains soirs, la queue pour y entrer vient jusqu’à ma maison. Pour tuer le temps, je canarde parfois leurs clients avec des ballons remplis d’eau. De chez moi, je n’entends que les basses, mais ça m’intrigue : je mesure le tempo, je surveille les enchaînements. Aujourd’hui, c’est vraiment devenu un lieu touristique, avec une grosse majorité de badauds, venus du monde entier. Mon rêve, c’est de m’emparer des platines un soir d’affluence, pour vider la piste en quelques minutes. J’y ai joué deux fois, mais uniquement dans des soirées privées. Je ne pouvais pas résister à l’envie de jouer sur ce qu’ils décrivent comme « la plus puissante sono du monde ». Mais quand je me suis retrouvé aux platines, le son était minable, je les soupçonne d’avoir changé en douce la sono pour me punir, car je traîne une étrange réputation : celle d’un DJ qui bousille les sonos. Dans les festivals, on me dit « On te surveille, ne t’avise pas de faire le mariole avec notre matos, vu ? »
Prends-tu toujours autant de plaisir à faire le DJ ?
C’est beaucoup moins excitant que lorsque j’ai démarré, à 16 ans. J’en rêvais alors toute la semaine. Aujourd’hui, je prends plaisir à jouer dans des endroits moins conventionnels, chez des gens par exemple. La semaine prochaine, je vais animer un mariage et ça, ça m’éclate. J’ai aussi promis à une étudiante en art, dont le travail visuel m’a plu, de venir jouer des disques très durs à sa présentation de thèse. Et à côté de ça, je joue aussi dans des musées comme le Albert & Victoria, ce qui est assez pervers. Ça me fait du bien de passer des disques sans nécessairement avoir l’impératif de faire danser. Prochainement, je vais jouer au centre d’art de Barbican, pour un hommage à Stockhausen. J’ai appris hier que je n’aurai pas droit à une grosse sono, pour ne pas troubler la bibliothèque et les galeries, mais que chaque visiteur porterait un casque sans fil, relié à mes platines : au lieu d’exploser la sono, je vais exploser les cerveaux. Je vais en profiter pour envoyer des messages subliminaux et aussi, surtout, pour enfin rencontrer une de mes rares idoles, Stockhausen. Je serai très timide, mais j’adorerais le faire venir chez moi, fumer un joint et le faire jouer avec mes petits instruments, avec mon acid-box, ma boîte à rythmes 808… Je suis certain qu’il méprise la dance-music, mais je pense que je pourrais pénétrer son cerveau, établir le contact.
Tes disques sont aujourd’hui plus souvent diffusés dans des galeries d’art que dans ce genre de centre commercial où tu donnes tes rendez-vous. Considères-tu cela comme un échec, comme une incapacité à t’adresser au grand public ?
Le vrai échec, pour moi, serait de n’être diffusé que dans les centres commerciaux. J’ai touché ça du doigt à une époque, quand je me suis retrouvé dans les charts, et ça ne m’a pas plu. Je pense que, fondamentalement, je suis fait pour appartenir à une minorité. Plus les gens aiment ma musique, comme ce fut le cas à l’époque de Windowlicker et Come to Daddy, plus je flippe. Depuis l’enfance, je n’ai jamais été habitué à être populaire, à être apprécié : ça me déstabiliserait de changer de camp. Et pourtant, je voulais, avec ce nouvel album, rencontrer un public plus large, pour la première et dernière fois de ma vie, avant de m’éloigner dans des aventures plus expérimentales. Car je ne veux pas changer mon style de vie. Si j’en avais le courage, je ferais même les choses en grand, je quitterais mon bunker de Londres et mes habitudes. Je rêve de vivre dans un phare, en pleine mer.
Es-tu capable de déconnecter, de prendre des vacances ?
Je devrais car je finis par me perdre, par m’immerger jusqu’à ne plus savoir où je suis. Ecrire de la musique devient pour moi une activité de plus en plus intense, épuisante. Partout où je vais, j’emporte mon sampler et mon ordinateur. Par exemple, je suis allé récemment en vacances au Mont-Saint-Michel et, même là, il a fallu que je monte sampler les cloches de l’église abbatiale.
Le label qui sort tes disques, Warp, repose entièrement sur ta carrière : est-ce un poids ?
Cet album est le dernier que j’enregistrerai pour Warp, j’en ai assez d’être le fer de lance, celui qui finance des albums rarement intéressants hormis ceux de Squarepusher. Tous les mauvais conseils qu’ils m’ont donnés, toutes les idées qu’ils m’ont refusées, je les ai consignés dans un petit carnet. Je n’aurais jamais dû les écouter… Une fois que j’aurai quitté Warp et ses ramifications dans le monde entier, je pourrai à nouveau publier des disques à une petite échelle, artisanale. Il sort déjà beaucoup trop de disques : à quoi bon en mettre d’autres sur le marché si on n’a pas la certitude d’apporter autre chose ?
La reconnaissance de ton influence par des noms plus célèbres que toi (comme Radiohead, Madonna ou Björk) est-elle rassurante ou agaçante ?
J’ai toujours trouvé ça bizarre. Ça pourrait me rendre très prétentieux, me pousser à dire « C’est normal : leurs disques sont nuls et c’est quand même la moindre des choses qu’ils trouvent les miens meilleurs ! » Moi, je suis très fan de ma musique, elle est la seule que j’écoute. Mais bizarrement, je ne comprends pas qu’elle puisse toucher qui que ce soit d’autre. C’est si difficile de faire de la musique dans son coin, sans compromis. Les gens ont l’impression que mes morceaux coulent de source, que je ne connais pas le doute… Ils n’ont pas idée du travail et de la réflexion qu’ils nécessitent. En ce sens, ces compliments ont fait beaucoup pour ma confiance même si, à l’arrivée, ce qu’ils attendent de moi est très décevant. Surtout de la part de Björk. Elle trouve insultant que j’aie refusé de travailler avec elle, mais je suis désolé, je ne suis aux ordres de personne, on ne me loue pas pour un remix ou une chanson. Il faut venir chez moi, boire des verres, fumer des joints, voir si on peut s’entendre avant d’envisager une collaboration. Elle m’appelle au téléphone comme si elle était chef d’entreprise et, même si j’adore sa voix, je ne peux pas travailler par fax, par personnes interposées. Même Philip Glass, qui avait fait une version de mon morceau Icct Hedral, a finalement dû collaborer avec moi. Il était furieux que je lui demande de revoir sa copie sous ma surveillance.
Ce morceau est ce qui se rapproche le plus d’une BO signée Aphex Twin. Comment se fait-il que tu n’aies jamais vraiment composé pour le cinéma ?
Ça a toujours été mon ambition. Ça a été douloureux et déprimant de l’admettre, mais je ne peux pas tenir un délai. Et dans le cinéma, c’est vital. Si on me dit « Tu as dix ans pour finir l’orchestration », je suis certain de ne pas y parvenir : je suis incapable de travailler sous la contrainte. Du coup, je n’ai plus le choix : pour que je compose une BO, je devrai aussi réaliser le film. Ça se fera forcément un jour.
Ton nouvel album, Drukqs, est pourtant arrivé assez rapidement. Qui t’a imposé, cette fois-ci, une date butoir ?
Mon étourderie. J’ai oublié dans un avion, au Japon, le lecteur MP3 sur lequel j’avais enregistré trois cents de mes chansons. Aucun master n’a été perdu, mais j’ai soudain paniqué : si ces nouvelles chansons se retrouvaient sur le Net, je perdais mon seul gagne-pain pour les dix ans à venir. C’est pour ça que Drukqs est sorti dans la précipitation. Sous le coup de la panique, je voulais tout sortir sous la forme d’un coffret de dix CD, mais je suis trop paresseux. Et finalement, ça n’a pas été une si mauvaise chose : ça m’a forcé à réécouter toutes mes bandes, à faire un tri. Ces morceaux n’auraient jamais dû se retrouver ensemble, mais je trouve qu’ils fonctionnent bien ensemble, de manière désordonnée, incohérente. Un album à l’ancienne, avec un ordre immuable, ça ne peut plus exister : à chacun de faire son propre tracklisting, de faire son tri dans les trente morceaux de l’album. C’est pour ça qu’on a créé le MP3 : Drukqs est fait pour être mis sens dessus dessous. Curieusement, c’est de très loin l’album qui m’a demandé le plus de temps, de concentration. Les morceaux les plus simples sont ceux qui m’ont demandé le plus de travail : il m’a fallu épurer, sans fin, retirer les notes les unes après les autres. Cette méticulosité m’a surpris moi-même.
C’est la grande différence avec tes albums précédents : on y sent une vraie réflexion, on ne retrouve plus l’instinct.
Seulement deux titres sont basés sur l’instinct, les vingt-huit autres ont été élaborés, peaufinés, parfois sur deux années. Le risque, c’est que je ne finisse jamais un morceau : il est toujours à portée de main, prêt à subir les effets de ma dernière lubie en date. Je veux les pousser le plus loin, voir jusqu’où ils peuvent être déformés sans se déchirer. D’ailleurs, il n’est pas exclu que je remixe totalement Drukqs pour le ressortir dans dix ans. J’aime cette façon qu’a Pierre Boulez de revenir en permanence à ses premiers morceaux. Curieusement, je ne ressens jamais la claustrophobie quand je suis enfermé dans mon studio : j’y suis bien, dans mon milieu naturel. Je reste parfois enfermé pendant des semaines chez moi, sans la moindre idée de ce qui se passe dehors. Je m’en fiche, je n’appartiens plus à ce monde, je suis heureux dans le mien. Ma maison est vraiment un bunker, j’ai sous la main de quoi survivre, tous mes jouets.
Et notamment ton label, Rephlex.
C’est vrai, on peut le considérer comme un jouet. Un jouet qui, je le savais dès le début, n’allait pas choisir la facilité mais agacer les gens. C’était un peu un caprice : sortir les disques que j’aime, que ce soit du hip-hop, de la techno ou des musiques plus exigeantes. Ma fierté, c’est que le label existe depuis presque dix ans et est resté fidèle à sa philosophie. Sur ce label, je peux sortir sous un pseudo des remixes de vieux trucs acid d’il y a dix ans et réussir à pénétrer le Top 50, c’est miraculeux. Je songe sérieusement à sortir les prochains Aphex Twin sur Rephlex, sans aucune contrainte.
On sent, sur le nouvel album une fois encore, l’influence nette de compositeurs comme Debussy ou surtout Satie. Est-ce une voie que tu penses explorer davantage dans le futur ?
Je collectionne, méthodiquement, tous les enregistrements pour piano de Satie. Je l’écoute en permanence. J’aurais adoré l’entendre composer un morceau drum’n’bass, il aurait été l’homme providentiel. Depuis des années, je savais que je viendrais au classique. Cette musique m’attendait, patiemment, certaine que je finirais par me lasser de la dance. Et plus j’ai de mal à trouver des maxis excitants (il me faut passer mille merdes en revue pour trouver un truc neuf), plus je me tourne vers le classique. C’est autrement plus gratifiant.
Ta musique a toujours évoqué pour moi une image très forte : celle d’un enfant prisonnier d’un corps d’adulte.
C’est exactement pour cette raison que j’aime tant Satie, pour ce côté enfantin, fragile. J’aime cette façon de s’exprimer simplement tout en réfléchissant de manière complexe. Il n’y a aucune flamboyance, aucune démonstration, aucune frime. Un enfant dans un corps d’adulte, oui, c’est tout moi, ça. J’espère que l’adulte ne l’étouffera jamais. Car grandir, c’est se renier, se limiter, jouer un rôle. On me demande souvent, en colère, « Mais quand est-ce que tu vas enfin grandir ? » Et moi, secrètement, je réponds que j’espère ne jamais grandir.
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Drukqs (Warp/Source).
La compilation Classics et le nécessaire Selected Ambient Works 85-92 sont réédités chez R&S/Pias.
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