Définitivement calmé des poussées d’acné électrique de ses fondamentaux Replacements, l’Américain Paul Westerberg revient avec le paisible et magnifique Suicaine gratifaction. Calmé mais pas guéri : derrière ces ballades bucoliques et mélodiques, le feu gronde toujours. The Replacements et les Stooges ont joué des rôles identiques dans le rock américain, ils lui ont redonné un […]
Définitivement calmé des poussées d’acné électrique de ses fondamentaux Replacements, l’Américain Paul Westerberg revient avec le paisible et magnifique Suicaine gratifaction. Calmé mais pas guéri : derrière ces ballades bucoliques et mélodiques, le feu gronde toujours.
The Replacements et les Stooges ont joué des rôles identiques dans le rock américain, ils lui ont redonné un souffle, un vent de révolte salutaire. Leurs chanteurs respectifs, Paul Westerberg et Iggy Pop, sont de la même trempe : des artistes infiniment riches, imprévisibles, des poètes capables de métaphores uniques… Travailler avec John Lennon n’aurait pas été plus excitant que la collaboration avec Paul sur son album. » Le légendaire producteur Don Was n’y va pas avec le dos de la cuillère lorsqu’il s’agit de défendre Suicaine gratifaction, le troisième album solo de Paul Westerberg. Lorsqu’on rapporte ces propos au principal intéressé, il répond avec humour « Don Was a dû se laisser abuser par la ressemblance entre le nom d’Iggy Pop (James Osterberg) et le mien. »
La légende des Replacements a le cuir tenace. Huit ans après la fin de l’aventure, la silhouette de Westerberg évoque toujours ces vertes années du punk-rock à Minneapolis, ce passé de garçon électrique, seul contre le monde, accroché à ses idéaux désinvoltes comme une vigie à son mât et qui crachait son dégoût du système dans des hymnes de revanche, le majeur hérissé sur la main. « Lorsque nous avons lancé les Replacements en 80, je gagnais ma vie en tant que balayeur. Ce fut mon dernier métier. J’avais 19 ans, j’étais un peu fâché avec les études. Je voulais être écrivain, mais il n’y a pas de cursus pour ça. Je ne sais pas si les Replacements ont été aussi bons qu’on le dit, du même niveau que les Stooges ou les Buzzcocks nous avions quand même un sens du rythme particulièrement atroce , mais ce groupe a été un cocktail incroyable, une sorte de rencontre idéale entre quatre types en rupture, chacun à leur manière. Refaire les Replacements aujourd’hui me paraît impossible, nous avons perdu les deux choses indispensables pour ce genre d’aventure : la naïveté et l’innocence. » Cette innocence, Paul Westerberg l’a perdue tardivement quand, à l’aube de sa trentaine, la rage a cessé de vriller sa voix et laissées orphelines de sens God damn job, F- school, Mr. Whirly, Tommy gets his tonsils out, Unsatisfied ou Answering machine, ces chansons emblématiques d’un groupe dont les huit albums hantent le panthéon du punk-rock américain. « Lorsqu’un groupe s’arrête, tu penses toujours que tu as raté quelque chose et qu’il faut vite en remonter un nouveau pour ne pas être has-been. Moi, non. Ce groupe était en perpétuel sursis, se vivait au quotidien, sans que nous ayons à penser à l’avenir. Il s’est arrêté de mort naturelle. A la fin déjà, j’avais changé d’époque, j’écrivais des chansons seul au piano. Elles sont devenues mon premier album 14 songs. »
De ces anciens amis, Paul Westerberg n’a revu ces dernières années que Josh Freese, son premier batteur qu’il invite régulièrement sur quelques morceaux de chacun de ses albums solo. Mais son invitation pour ce Suicaine gratifaction a sans doute été la dernière et bientôt, à son tour, il rejoindra l’étagère des souvenirs (au moins sur le plan musical). Westerberg n’aime plus les batteries de rock. Leur présence ici (Lookin’ out forever, Best thing that never happen, Final hurrah) tient déjà du miracle, d’une concession de dernière minute lorsqu’il fallut étoffer le tracklisting en rajoutant quelques titres car Suicaine gratifaction aurait dû s’appuyer sur des instruments acoustiques, poser les premières pierres d’un répertoire avançant au pas de course vers des grands espaces piano-voix. Bien plus qu’un aménagement sonore, cette féroce volonté de dégraissage annonce un changement radical d’écriture chez Westerberg, un divorce sans espoir de retrouvailles avec le monde du rock. Là, sous nos oreilles, l’ex-chanteur des Replacements nettoie le miroir, envoie en enfer les simagrées rock’n’roll trop polluantes à son goût pour approcher sans pare-feu l’incandescence d’une country-folk minimale, introspective. L’unique manière de capter la flamme intérieure de ce blues dont les disques emplissent sa discothèque. « Pour la première fois avec Suicaine gratifaction, j’ai écrit des chansons sans me demander comment je les jouerais live. Je pense avoir franchi un grand pas, être enfin devenu un artiste : quelqu’un capable d’enfreindre les codes d’une musique, d’en changer les habitudes en l’amenant sur d’autres routes, plus personnelles. Longtemps je n’ai été qu’un performer, d’ailleurs le mot « artiste » était banni dans le vocabulaire des Replacements nous ne connaissions que quatre mots : groupe, guitariste, leader, chanteur. Le performer s’en tient à jouer la musique, il ne l’explore pas, il ne la travaille pas, oublie qu’elle est une matière. Le performer préfère rester dans la représentation plutôt que de puiser dans sa richesse personnelle. Aujourd’hui, je conçois mes chansons comme des plongeons intérieurs qui font remonter à la surface des choses très intimes, des tourments, des états d’âme, des joies : ma vie. Je sais maintenant quelle est la différence entre la poésie et faire poétique, je ne peux plus revenir en arrière. Plus je deviens un artiste et moins j’ai le droit de faire le singe sur scène. »
En trois albums solo, Paul Westerberg a fini le tour de la question rock, est devenu un artiste, donc. Oui, mais un artiste en danger, nu comme un ver en pleine catharsis, qui soigne ses blessures dans de longues cures d’isolation dans sa tour d’ivoire, ce studio personnel où il a grillé les heures à composer et enregistrer des chansons dans lesquelles la fragilité et la noirceur de l’âme s’écrivent au sang d’encre, se chantent à tue-tête avec cette voix serrée comme un poing, abîmée par les batailles du passé. Un artiste en autocombustion, qui goûte les vertiges de chacun de ses loopings mentaux, cherche les limites de la fin des illusions et crie victoire une fois le fond atteint. Un artiste en pleine souffrance, en apnée, prêt pour un voyage définitif sur l’île déserte fréquentée par Elliott Smith. Le monde selon Paul Westerberg, sur Suicaine gratifaction, a la beauté de l’enfer, un enfer lucide dans lequel on entre avec le cynique It’s a wonderful life et dont on sort par un Bookmark obnubilé par l’éphémérité, la séparation et la mort. Entre-temps, ce troisième album aura pris les allures d’un jouissif supplice chinois, emballant dans des mélodies lumineuses aux livrées sonores sereines et réconfortantes (violon, pedal-steel, pianos) des chansons terrifiantes de réalisme noir, explorant l’univers de l’anorexie sans entrevoir l’issue (Self defense), l’obsession de l’isolement (Whatever makes your happy, Sunrise always listens), le désabusement absolu (Tears rolling up our sleeves). « J’aurais aimé que cet album soit encore plus crépusculaire encore, qu’il retranscrive dans l’instrumentation l’univers qu’il porte dans sons titre. Suicaine gratifaction ne veut littéralement rien dire, mais la contraction de toutes ces syllabes donne un sens global caché, une idée de substance noire, dense. Elle suggère bien l’idée cumulée de suicide, de douleur personnelle, d’autopunition ; ce genre de souffrances qui peuvent paraître gratifiantes pour soi-même, donnent l’impression que l’on ressent quelque chose, que l’on est vivant, que l’on existe. » La voix calme, les hésitations senties, Paul Westerberg défend sa vision du monde sans grincer des dents, avec un fatalisme démoralisant. Dans son horloge interne, un petit ressort s’est cassé, il y a longtemps, et le plonge régulièrement au fond d’un abîme dépressionnaire dont il ne sort qu’en se repliant sur des mécanismes de résistance interne. Cet album massif, noir, violent comme un crachat d’acide, nous semblera longtemps encore chargé comme une mule de constats d’impuissance. Il est pourtant pour lui un retour chez les vivants, une victoire mélodique, une de ses meilleures réponses à la perfidie humaine. « Ma vie est une suite d’expériences dont je paie les effets cash. Mes chansons et les livres sont mes deux seuls réconforts, de véritables ascenseurs qui révèlent la douleur à la conscience. A l’époque où j’écrivais 14 songs, j’étais complètement obsédé par la biographie d’Henry Miller ou les histoires de J. D. Salinger, avec ses rencontres et ses personnages complètement atypiques. Récemment, j’ai découvert le pouvoir de la poésie de Cocteau. Sa prose est une véritable médication contre la dépression, le découragement. »
En fait, fondamentalement, rien n’a changé chez Paul Westerberg. Zigouilleur de mythes et de valeurs conservatrices il y a vingt ans, dans des Replacements qui se sont dissous dans l’autodestruction , il n’a toujours pas abdiqué. Il mène aujourd’hui la lutte plus ironiquement, en cultivant sa capacité à s’indigner, en s’obstinant à camper sur ses terres décalées non loin d’Iggy Pop, Lou Reed, Neil Young ou le fragile Elliott Smith, ces beautiful losers dont il rejoindra vite les hauteurs et en balançant son regard acide et dessalé sur le monde et son cortège de défaites. A ce rythme, sa musique n’aura bientôt plus besoin d’électricité.
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