Quelques mois après un troisième album mystérieusement ignoré, Whereabouts, Ron Sexsmith revient à Paris pour une semaine de concerts. L’occasion, enfin, de réhabiliter ce songwriting haut de gamme.Nos enfants, un jour, nous tiendront sûrement rigueur d’avoir laissé Ron Sexsmith sur la touche. Comme il nous arrive de rendre coupables les anciens pour leur silence honteux […]
Quelques mois après un troisième album mystérieusement ignoré, Whereabouts, Ron Sexsmith revient à Paris pour une semaine de concerts. L’occasion, enfin, de réhabiliter ce songwriting haut de gamme.
Nos enfants, un jour, nous tiendront sûrement rigueur d’avoir laissé Ron Sexsmith sur la touche. Comme il nous arrive de rendre coupables les anciens pour leur silence honteux au moment où il aurait fallu, contre l’air du temps hippie et les vermines du heavy-rock, défendre bec et ongles Nick Drake, Tom Rapp ou Fred Neil, on se retrouvera fatalement accusé des mêmes crimes par omission. On paiera lourd notre manque d’insistance prosélyte en faveur des disques discrets et il est vrai peu spectaculaires du songwriter poupin de Toronto. Quand Ron Sexsmith, les yeux dans les yeux, vous raconte qu’il a traversé une sévère tempête conjugale parce qu’il « fait ce job depuis des années sans avoir jamais ramené un sou à la maison », il vous vient direct au foie un paquet de remords plus violent qu’un uppercut. A quoi bon persister à repêcher du néant tous ces morts inconnus (Bill Fay, Peter Ham, Cyrus Faryar) si c’est pour ignorer les actifs, les vivants, ceux qui se débattent ici et maintenant pour subsister à l’indifférence ? C’est con mais on se sent soudainement responsable de n’avoir pas trouvé les mots justes, les phrases définitives, pour dire combien ces chansons nous sont chères, qu’elles sont taillées pour être partagées par le plus grand nombre, qu’il suffirait de les essayer pour aussitôt les adopter à vie.
Prenons Whereabouts, le plus récent des trois albums publiés par Ron Sexsmith depuis 95, sans doute aussi le plus affiné de cette trilogie de haute volée. Il y a là sans doute les plus divines compositions qu’on puisse rêver de la part d’un songwriter de 35 ans, de quoi assouvir les attentes les plus exigeantes et les goûts les plus fermes en matière d’écriture intemporelle. Un refuge idéal pour tous ceux qui désespèrent d’un Dylan bientôt sénile ou d’un Costello trop dispersé, d’un Cohen qui traîne à sortir de son monastère ou d’un Harry Nilsson qui tarde à ressusciter. Normalement, tout devrait rouler sur du velours et mener notre homme jusqu’au cercle le plus hermétiquement clos des plumes exceptionnelles dans lequel il n’aurait néanmoins aucun mal à pénétrer. Au lieu de ça, Ron Sexsmith végète quelque part entre le troisième sous-sol de la notoriété et le paradis des losers magnifiques qui le cueillera tôt ou tard si on n’y fait rien. Même les espoirs nés de l’incroyable réussite d’Elliott Smith n’ont pas éclaboussé Sexsmith, dont les chiffres de ventes résiduels ont de quoi rendre agressif. Mais Ron Sexsmith n’est pas homme à se révolter, il aurait même plutôt tendance à encaisser mieux que la moyenne les revers et les humiliations, à n’espérer que des miettes sans trop croire au grand soir, lucide et fier tel un érable qui préférerait crever en silence plutôt que de renier sa nature. D’ailleurs, pour financer ses premières demos, il y a de ça une bonne quinzaine d’années, Ron Sexsmith était parti dans l’Ontario pour planter des arbres et récolter de quoi enregistrer une dizaine de titres. Il fera aussi le coursier pendant six ans pour assumer une paternité précoce et continuera entre deux emplois à écumer bars et fish & chips de Halifax et Victoria à la tête d’un groupe, The Uncool. Devenu cool, avec son prénom qui ronronne et son nom qui s’excite à peine, Ron Sexsmith enregistre au sous-sol d’une galerie d’art Grand opera lane, une cassette demo qui finalement lui permettra de décrocher un contrat discographique.
On se souvient de l’expectation qui fut la nôtre à l’écoute du premier album de Ron Sexsmith, belle collection de boutures folk-pop encore un peu vertes et fragiles dont on ne savait trop si elles déploieraient dans le futur des grandes verdures ou si au contraire elles finiraient par se recroqueviller en maigre bouquet de brindilles sèches. La réponse, éblouissante, fut fournie en 97 par le second et luxuriant Other songs : Ron Sexsmith tendrait désormais vers l’épanouissement tranquille, ses mélodies grimpant désormais comme du lierre, sa voix prenant de l’amplitude et captant des résonances du music-hall américain, une souplesse candide à la McCartney, quelque chose d’un Buddy Holly joué avec une élégance érudite à la Van Dyke Parks. Tranquille sur la forme mais violemment soucieux et instable dans le fond, toujours à la frontière de la mélancolie, au bord de rendre les larmes. Whereabouts, au printemps dernier, finira de compléter ce décor passablement nuageux sous ses dehors bucoliques. Une toile de fond dessinée par les inamovibles Mitchell Froom et Chad Blake sur laquelle Sexsmith évolue avec la grâce d’un moissonneur de sentiments complexes, libéré mais pas tout à fait au beau fixe, encore rongé par le pessimisme mais n’en dévoilant qu’une part infime. Ce disque qui a failli ne jamais sortir pour cause d’un manque de rentabilité flagrant pour sa maison de disques, Ron Sexsmith n’a pas voulu qu’il transpire trop la désillusion et l’amertume. S’il ne prenait la peine de détailler la somme de ses infortunes récentes, on pourrait même penser que le doux Ron est un homme heureux. « J’habite une toute petite maison, j’ai des enfants à élever mais à cause des tournées je suis absent la plus grande partie de l’année. C’est une situation qui a fini par peser, au point de tout remettre en question quand il a fallu songer à ce nouvel album. J’ai éprouvé une grande lassitude, je me suis dit que ça ne valait plus la peine d’enchaîner comme ça des disques sans savoir si on m’autoriserait à faire le prochain. Cette incertitude, ajoutée à la culpabilité que je ressentais vis-à-vis de ma famille, m’a plongé dans une grande période de découragement. Je suis très exigeant envers moi-même et je déteste me sentir faible. Ces nouvelles chansons, j’ai tenu à ce qu’elles soient plus fortes et positives, en tout cas dans la seconde moitié de l’album, parce que je n’aime pas m’apitoyer sur mon sort. Quand je réécoute Other songs, j’ai l’impression de voir un film au ralenti, alors que celui-ci est plus enlevé, plus élégant sur la forme, avec plus d’instruments et plus de nuances dans le chant. Toute la difficulté consistait à faire un disque de chansons tristes qui ne soit pas un disque triste. »
L’orgueil gonflé à bloc, Ron Sexsmith n’a pas cédé sur Whereabouts aux faciles tentations de l’affadissement qui l’aurait sans doute aidé à gratter des parts sur le marché américain. Il n’a même pas profité de l’aubaine qu’a constituée pour son portefeuille la reprise qu’a faite Rod Stewart de son Secret heart, chanson du premier album que la blondasse s’est octroyée sur les conseils toujours avisés de Costello, lequel demeure toujours l’infatigable agent de propagande du Canadien dans le merveilleux monde du showbiz à paillettes. Rod a donc célébré Ron, mais celui-ci le remercie du bout des lèvres : « Tout ce que véhicule Rod Stewart m’est tellement étranger que j’ai vraiment du mal à reconnaître ma chanson quand il la chante. J’ai la désagréable impression qu’il lit mon texte sur un prompteur. » Et Ron Sexsmith de préférer narrer sa rencontre improbable avec McCartney dans la cuisine de ce dernier, aménagée comme il se doit en lieu d’aisance pour un boeuf sacré entre Paulo et son visiteur qui a de quoi faire saliver. « J’étais en tournée avec Squeeze en Angleterre et Chris Difford m’a avoué qu’il était voisin avec McCartney. Une heure après, on était dans sa cuisine à bavarder et à jouer ensemble comme de vieux potes. Comme je suis un grand fan des Wings, je pense que McCartney a particulièrement apprécié que je lui parle spontanément de ça au lieu de le bombarder comme tout le monde de questions sur… l’autre groupe. » Whereabouts, notamment au travers d’un Idiot boy qu’on croirait échappé des sessions magnifiques de Ram, porte encore l’empreinte divine toute fraîche de la rencontre.
Dans un registre moins glorieux mais tout aussi flatteur pour son ego, Ron Sexsmith passera toute la semaine qui vient sur les planches de l’Olympia. La prochaine fois qu’il croisera Paulo, ils pourront comparer l’humiliation commune que leur aura fait subir la France. En 64, l’année de la naissance de Ron Sexsmith, les Beatles assuraient au même endroit la première partie de Sylvie Vartan. Trente-cinq ans plus tard, Sexsmith jouera les chauffeurs de salle de Stephan Eicher. A propos de ça, aussi, nos enfants pourraient dans quelques années nous réclamer des comptes.
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