Une découverte : le Coréen Hong Sang-soo et ses trois premiers films, inédits. A la pointe de l’expérimentation narrative, le cinéaste met en scène la désillusion amoureuse avec finesse, en envisageant les points de vue de plusieurs personnages et en réinventant le temps du récit avec virtuosité.
Cinéaste atypique, créateur « d’un genre à lui tout seul » (Herald Tribune), Hong Sang-soo est néanmoins représentatif du cinéma asiatique en général et sud-coréen en particulier, qui se distingue par une rupture avec la narration linéaire et par des expériences assez poussées sur la structure du récit.
Pour simplifier à l’extrême, disons que le travail de Hong Sang-soo, qui tourne essentiellement autour de la relation amoureuse, souvent ambiguë et décourageante, du mensonge et de la vérité, de la mémoire et de ses dysfonctionnements, est le chaînon manquant du cinéma asiatique, quelque part entre le détachement contemplatif du Taïwanais Hou Hsiao-hsien et la métaphysique morbide du Japonais Kiyoshi Kurosawa.
Hong Sang-soo joue avec le temps, avec le synchronisme et la répétition. Il s’amuse à raconter à plusieurs reprises les histoires distinctes, mais simultanées, de plusieurs protagonistes. Soit il entremêle les actions parallèles (Le jour où le cochon est tombé dans le puits), soit il propose des récits successifs avec des personnages qui vont se rencontrer (Le Pouvoir de la province de Kangwon), soit il montre le point de vue subjectif d’un homme et d’une femme sur la même histoire (La Vierge mise à nu par ses prétendants). De son rapport au cinéma et à l’art, ce cinéaste nous a parlé avec franchise et subtilité.
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ENTRETIEN > Hong Sang-soo Je n’ai jamais vraiment eu envie de devenir cinéaste. Quand j’étais jeune, en Corée, il fallait passer un examen pour entrer à la fac. Au moment d’y aller, je suis resté chez moi. Un jour, un metteur en scène de théâtre, ami de ma mère, était chez nous. Il était soûl, assis à côté de moi. Tout à coup, il me dit : « Je crois que tu serais un bon metteur en scène. Tu n’as pas envie d’étudier le théâtre ? » Après son départ, j’y ai repensé. Alors, presque de but en blanc, j’ai commencé à préparer l’entrée à la fac de cinéma et de théâtre. Là, je n’aimais pas la manière dont on nous traitait. Dans la section théâtre, on était toujours en groupe, on devait faire des répétitions ensemble, et les étudiants plus âgés bizutaient les nouveaux. Ça, je ne pouvais pas le supporter. D’un autre côté, les étudiants en cinéma étaient plus tranquilles, plus libres. C’est pourquoi je suis passé du théâtre au cinéma. Puis j’ai eu la chance de partir à l’étranger, aux Etats-Unis, parce que je parlais un peu l’anglais. Là-bas, c’était très bien parce que je ne connaissais personne. Pour la première fois de ma vie, je me suis senti libre. En Corée, je passais mon temps à sortir et à boire. Mon esprit ne fonctionnait plus. Aux Etats-Unis, j’ai pu me reconstruire. Je suis entré dans une école de cinéma expérimental à Oakland. C’était l’école qu’il me fallait parce qu’il n’y avait pas de programme très précis. Les professeurs réalisaient eux-mêmes des courts métrages très expérimentaux, très abstraits. Puis je me suis marié et j’ai pu rester aux Etats-Unis. Je suis entré ensuite à l’Art Institute de Chicago, où il y avait le même esprit qu’à Oakland. J’ai commencé à me sentir mieux et à m’intéresser sérieusement au cinéma. J’avais 26-27 ans. En fait, j’ai surtout appris le cinéma par moi-même.
Vos scénarios sont très élaborés. Comment cela vous est-il venu ?
Au début, je ne savais pas trop comment mettre en forme mes idées. J’ai essayé beaucoup de choses. J’ai lu des livres, regardé des tableaux et des vieux films. Avant d’écrire, j’ai les éléments du récit en tête. J’ai l’idée d’une situation très ordinaire, d’un groupe de gens. Je continue à y penser pendant longtemps et, graduellement, je trouve une manière intéressante de mettre en forme cette histoire. Ce qui est important, c’est de faire des découvertes à chaque étape de la fabrication du film, pendant l’écriture, le tournage, le montage. L’écriture ne me prend pas longtemps, un mois pour la première version, à partir du moment où je suis sûr que le projet va évoluer, m’amener là où je ne m’y attendais pas.
Pourquoi montrer plusieurs versions de la même histoire, plusieurs points de vue ?
Parce que c’est comme ça dans la vie. Plusieurs personnes peuvent vous parler du même pot de confiture, mais on n’aura qu’une idée partielle de ce dont ils parlent. On sait en gros que le pot a une forme ronde, qu’il contient tel type de confiture, qu’on peut la manger. On a une vague idée de son goût. On a assez d’informations pour penser qu’on parle exactement de la même chose, mais en fait c’est très approximatif. Nous sommes prisonniers de notre subjectivité. Nous avons assez d’éléments en commun pour avoir l’illusion que nous vivons dans la même réalité. C’est pour ça que je m’intéresse dans mes films aux déformations de la mémoire, aux divers points de vue qui construisent des souvenirs distincts. J’essaie de représenter la totalité d’un monde.
Avez-vous des cinéastes favoris ?
Il y en a beaucoup : Ozu, Bresson, Rohmer, Buñuel, Vigo, Murnau… Autour de moi, les gens considèrent les classiques comme quelque chose qui va de soi et qu’ils ont intégré. Pour moi, ces classiques sont une source de fraîcheur. C’est presque la seule chose qui m’inspire. La plupart du temps, dans les films actuels, je ne vois que de médiocres combinaisons des mêmes vieilles recettes. Quand je m’ennuie et que je passe devant un cinéma qui projette un nouveau film dont on parle, j’y entre pour voir. Mais il m’arrive de ressortir au bout de quinze minutes. En fait, quand je tourne mes films, je n’ai pas de références particulières en tête. Les références, ça restreint l’imagination et la curiosité, qui sont les choses les plus importantes. Je n’ai pas de modèle ou de style idéal, mais quand je vois de grands films, j’en retiens des choses essentielles : l’équilibre, la manière dont on peut composer une uvre à partir d’éléments opposés. S’il faut que je cite des créations qui m’ont inspiré, ce sont des uvres européennes, des classiques. Notamment dans la peinture. J’ai découvert Cézanne quand j’avais 26 ans. Dans ses tableaux, on a l’impression de voir la nature, des paysages, des figures. Mais si l’on regarde plus attentivement, on distingue des motifs complètement abstraits. Il y a un équilibre entre une grande liberté formelle et des choses concrètes.
Et Marcel Duchamp ? Le titre de votre troisième film est emprunté à celui de son célèbre tableau La Mariée mise à nu par ses célibataires, même.
J’ai simplement utilisé ce titre parce qu’il convenait à l’histoire, sans éprouver une passion particulière pour Duchamp. C’est la même chose pour la plupart de mes titres. Le jour où le cochon est tombé dans le puits, c’est le titre d’une nouvelle de John Cheever. Je ne savais rien de cet écrivain, je n’avais pas lu la nouvelle. Je mémorise certaines choses qui m’intriguent et je fais abstraction du reste. Dans mes films, j’utilise des mots, des phrases, des situations tirées de la vie courante. Je m’amusais à imaginer quelqu’un à la campagne, en train de crier : « Le cochon est tombé dans le puits ! » Les gens se réunissent autour de ce puits, le cochon est en train de se noyer. Ensuite, les gens rentrent chez eux, et le puits reste silencieux, avec le cochon à l’intérieur.
Pourquoi, plusieurs de vos personnages travaillent-ils dans le milieu du cinéma ou celui de la vidéo ?
Parce que je veux traiter des sujets avec lesquels je me sens à l’aise. Par exemple, je ne sais rien sur les pilotes d’avion. Si j’ai un personnage de pilote d’avion, j’aurai tendance à employer des clichés. En décrivant des situations ou des personnages que je connais, je ne fais pas n’importe quoi. Pour moi, le choix du matériau de départ, des personnages et des situations est très important, parce qu’il n’y a pas de message dans mes films. Si je réussis à construire une uvre cohérente, elle pourra dire beaucoup de choses sans traiter d’un sujet en particulier. Mais il se peut que dans le futur je m’intéresse à des sujets que je ne connais pas. Mais ce n’est pas le cas pour l’instant.
C’est une volonté de réalisme ?
Le mot « réalisme » n’a plus beaucoup de sens parce qu’il est employé à tort et à travers. C’est un mot très ambigu. Pour moi, le réalisme est une chose que ressentent des lecteurs ou des spectateurs. Si une personne a l’impression qu’une uvre est réelle, elle dit : « C’est réaliste. » Peu importe qu’il s’agisse d’une peinture abstraite ou d’un film impressionniste. Tout provient de la vie quotidienne : les films hollywoodiens à gros budget, les films de science-fiction comme les documentaires. Dans notre vie, on a tous rencontré une personne qui vivait un drame. Certains cinéastes s’inspirent de ce type de cas et l’exagèrent à l’extrême. D’autres utilisent un plus grand nombre d’éléments de la vie quotidienne et les réunissent pour obtenir un film proche du documentaire. Tous les artistes s’inspirent de la vie quotidienne. C’est la seule chose que nous ayons a notre disposition.
Pourquoi avez-vous tourné La Vierge mise à nu… en noir et blanc, contrairement à vos autres films ?
J’ai toujours voulu tourner en noir et blanc, mais les producteurs n’aiment pas le noir et blanc. Alors j’ai inventé une excuse plausible, mais la vraie raison, c’est mon amour des films classiques, et aussi mon envie de filmer l’hiver en noir et blanc. En principe, avec le noir et blanc, on restreint le nombre d’informations. On a ainsi la possibilité de mieux discerner de petits détails, de déceler les différences entre deux scènes similaires. Mais c’est assez théorique, je ne sais pas ce qui se passe dans l’esprit du public.
Avez-vous conscience que votre cinéma peu sembler déconcertant pour un public occidental ?
J’y pense, oui. Lorsque je rencontre des gens qui ne me semblent pas susceptibles d’aller voir un de mes films, j’ai une forte envie de les convaincre. Je suis cinéaste et j’aimerais bien communiquer avec tout le monde. Je me dis que si je persiste dans cette voie, j’en arriverai à un point où mon expérimentation atteindra des choses essentielles. A ce moment-là, je pense que davantage de gens seront touchés par ce que je fais. Je persisterai, jusqu’à arriver aux choses les plus simples, les plus essentielles.
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