Un homme délirant, un cinéaste génial. João César Monteiro est mort d’un cancer lundi 3 février, à l’âge de 64 ans.
João César Monteiro, cinéaste portugais immense et inclassable, dandy clochard céleste, érotomane fou furieux, esthète lubrique, philosophe priapique devant l’éternel, est mort. Et, comble de l’ironie et de l’étrangeté, c’est en allant découvrir son nouveau (et ultime) chef-d’ uvre, Va-et-vient, que l’on a appris la mauvaise nouvelle de la voix, étranglée par l’émotion, de Paulo Branco, son fidèle producteur-complice-ami.
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João Monteiro ayant l’habitude, à l’instar des Chaplin, Keaton, Tati ou Moretti, d’être le principal acteur et personnage de ses films, la projection de Va-et-vient s’est muée illico en expérience des limites. Non seulement le film est splendide, culotté, élégant, foutraque, sensuel, politique, hilarant et intensément irrécupérable, non seulement c’est un objet d’une incroyable violence suave, d’une lucidité sereine, d’une férocité doucereuse (et tout cela n’est pas si surprenant, quand on est familier du corpus monteirien), mais il nous mettait en présence d’un véritable fantôme : c’était bien l’homme dont on venait juste d’apprendre le décès qui s’agitait là, sur l’écran, déroulait ses visions très personnelles de l’histoire, de la religion ou de la géopolitique, récitait des poèmes, expliquait les vertus de la « chinepipe », calmement assis sur les marches du Parlement portugais, et nous secouait régulièrement de rires inextinguibles (« Antigone with the wind » sera l’une de ses ultimes répliques d’anthologie). On n’aurait pas été moins ému en assistant à la mort de Molière sur scène.
Lorsque nos reporters étaient allés le voir à Lisbonne il y a une dizaine d’années, ils nous avaient parlé de ce petit homme génial et zinzin, séducteur parcheminé qui fascinait toutes les jeunes filles de son quartier, solitaire vivant dans un vaste appartement, crade et bordélique, avec un chien faisant ses besoins partout. L’homme était réputé pour donner des interviews étranges, ne parler que le « monteiro », un dialecte poétique et halluciné connu de lui seul d’ailleurs, vers la fin, il n’accordait plus du tout d’entretien. Et peu importe, l’essentiel était ailleurs, dans ses films.
De Souvenirs de la maison jaune au Bassin de JW, d’A fleur de mer à Blanche-Neige, de La Comédie de Dieu aux Noces de Dieu, le premier et maître mot qui résonne en notre esprit est « liberté ». Dans tous ses films, João César Monteiro n’en faisait qu’à sa tête, ignorant toutes les écoles, dédaignant toutes les influences, esquivant tous les courants : un vrai répulsif à étiquettes. Bien sûr, on peut toujours pointer les quelques récurrences esthétiques ou techniques de son cinéma : l’usage du plan-séquence à combustion lente, l’installation dans les durées (deux données qui renvoient à la modernité cinématographique), l’importance de la gestuelle et de la chorégraphie (qui portent plutôt la trace de l’âge primitif du cinéma), le recours aux focales moyennes (les plus proches du regard naturel), l’importance du son (bruits d’ambiance, musiques, diction et voix, celles de Monteiro en tête), la tonalité hypnotique de tous ses films… Mais tout cela ne saurait rendre compte de la puissance mystérieuse de son cinéma, de sa richesse ensorcelante, de son inclassable et capiteuse beauté, de sa nature composite entre poésie, essai, autofiction, installation, cérémonial, oscillant entre sagesse de vieillard érudit et farces et attrapes d’enfant espiègle.
Dans la grande tradition des premiers maîtres du burlesque, Monteiro avait surtout inventé un corps, un double de fiction : Jean de Dieu, alias Jean Vuvu, alias Max Monteiro, était son Charlot ou son Hulot. Chétif, quasi squelettique, le crâne presque glabre, le visage mangé par de grands yeux et un nez proéminent, à poil ou élégamment vêtu, toujours sautillant ou inventant on ne sait quelle chorégraphie de son cru, Jean de Dieu fait défiler les jeunes filles en fleurs, organise les rituels de séduction, collectionne les poils pubiens dans un grand livre sacré, transforme chaque instant de l’existence en un moment d’érotisme intense, qu’il s’agisse de la préparation d’une crème glacée ou de la dégustation d’un jus de fruits, de la description patiente et précise d’une fellation ou des formes pulpeuses d’une jeune femme se devinant dans la transparence d’une blouse d’été.
Ce Jean de Dieu est un jouisseur, un épicurien mais, paradoxalement, il reste d’une maigreur maximale, d’une austérité éthique. Ce corps frémissant, désirant, réceptif, est aussi un corps politique qui sait se contenter de peu (ou plutôt de l’essentiel), rester à l’écart de la grande mêlée de l’argent et des médiocres vanités, snober le monde mercantile et ne rien demander à personne. En fait, c’est un corps qui sait où sont les vraies richesses : spectacle des jolies demoiselles, beauté de la ramure d’un arbre, pause dans l’ombre fraîche d’un square, musiques et livres (« qui renferment des secrets et sont de compagnie moins compliquée qu’un chien »), recette d’un poisson accommodé d’un filet d’huile d’olive, foutage de gueule généralisé de toutes les institutions…
João César Monteiro Vuvu de Dieu, c’est à la fois Diogène et Dionysos, Des Esseintes et Nosferatu (Max, l’un des alias de Monteiro, était le prénom de Max Schreck, acteur du classique de Murnau), un rescapé de génocide et Sardanapale, Sade et Chaplin, Debord et Keaton, un satyre et un Satan, bref l’incarnation mélangée de la vie et de la mort, de la chair et du verbe, du corps et de l’esprit, une présence très forte et un devenir-spectre, un philosophe et un danseur, un désespéré et un farceur, un Lusitanien lutineur, un punk d’entre les punks, qui avait poussé sa radicalité jusqu’à ce geste insensé et magnifique : un film noir, littéralement noir, ce Blanche-Neige sans image autre que le texte superbe de Robert Walser.
Grandiose et généreux jusqu’au bout, João Monteiro a eu l’exquise politesse et le grand courage physique de s’éclipser sur la pointe des pieds en nous laissant un chef-d’ uvre achevé. Car le cancer s’est déchaîné après le dernier jour de montage, comme si l’activité de cinéaste avait maintenu Monteiro sous perfusion. Il avait 64 ans. Le cinéma qui rend libre a encore rétréci et cédé un peu du maigre terrain qui lui reste à la barbarie des images asservissantes en passe de recouvrir tout notre espace.
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