Comment vivre aujourd’hui au Liban ? Comment y raconter des histoires ? C’est la question qui obsède le réalisateur Ghassan Salhab. Et c’est pourquoi dans son très beau Terra incognita, tout est fracturé : la ville de Beyrouth, ses habitants, la forme du film.
Quand on écrit que Ghassan Salhab est un cinéaste arabe, on a tout dit et rien dit. Tout dit, parce qu’il est patent que Salhab possède un passeport libanais dans lequel il est estampillé musulman chiite, qu’il vit désormais à Beyrouth, que ses films sont en langue arabe, et qu’ils sont travaillés par des questions liées à la région en général et à Beyrouth en particulier. Rien dit, parce que le cinéaste a vécu une grande partie de sa vie à Paris, qu’il parle le français mieux que l’arabe, qu’au-delà de son estampille confessionnelle obligatoire il est résolument agnostique, et qu’il a plus souvent lu Flaubert, Baudelaire, Joyce ou Daney que le Coran. En ce qui concerne le cinéma, Ghassan Salhab aime Bresson et Godard, se sent proche de tous ceux qui travaillent au plus près l’état contemporain de la forme et du récit cinématographique, en particulier les Chinois et les Taiwanais. Evidemment, on a souhaité bavarder avec Ghassan Salhab en raison de la beauté inquiète et énigmatique de ses films. Mais incidemment, en ces temps de bruits de boots en Irak, il n’est pas inutile de dialoguer avec un cinéaste arabe, ouvert, intelligent, cultivé et « non soumis à Dieu ».
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
ENTRETIEN > Terra incognita et ton précédent Beyrouth fantôme ont en commun une esthétique de la fragmentation.
Je dirais même que Terra incognita est encore plus fragmenté que Beyrouth fantôme. Parce que je me demande, sans vouloir être pompeux : « Qu’est-ce que la fiction ? » Et cette question est encore plus aiguë à Beyrouth : le Liban est un pays qui ne sait plus quelles fictions se raconter, quelle(s) histoire(s) se raconter. Qu’est-ce que ça veut dire, raconter une histoire, aujourd’hui, à Beyrouth ? Ça ne peut relever que de l’ordre du chaos, au sens physique du terme. Le chaos n’est ni bien ni mal, c’est un fait. L’homme, dans sa tentative désespérée, cherche à gérer le chaos. Je suis toujours hanté par les mêmes questions, en tant que Beyrouthin, en tant qu’Oriental (pour ne pas dire Arabe), mais aussi en tant que bonhomme qui tente de fabriquer des images et des sons. Même si on ne connaît pas Beyrouth, chacun peut deviner ce que cette ville a subi, ces destructions, puis ces constructions, ces endroits qu’il faut raser pour reconstruire… Tout ça n’est pas anodin. On pourrait dire cyniquement que c’est passionnant parce que c’est tout sauf terne (rires)…
Architecturalement, Beyrouth n’a plus d’unité, plus de continuité, plus de fluidité ?
C’est une ville toute en ruptures. C’est pour ça que je construis mes films en ruptures, ce n’est pas un choix stylistique gratuit. Si je faisais un film à Paris en fragmentant le récit, ça pourrait être intéressant, ou pas, mais ça me paraîtrait moins organique, parce que mon rapport à Paris n’a rien d’éclaté. A Beyrouth, il n’y a plus de frontière entre l’intérieur et l’extérieur. La notion de frontière à Beyrouth, je ne sais pas ce qu’elle veut dire. C’est pour ça que le film s’achève sur une frontière très incertaine, la frontière Liban-Israël.
La fragmentation de tes films se décline à l’infini : architecture, urbanité, récit, relations entre les gens, personnages clivés…
C’est pour ça que je dis que c’est autant intérieur qu’extérieur. Déjà, les Libanais circulent beaucoup en dehors du Liban… Heureusement d’ailleurs : c’est un tout petit pays, imagine si les quinze millions de Libanais rentraient tous au pays, c’est pas une guerre civile qu’on aurait mais une guerre définitive (rires)… Le récit est donc tout le temps interrompu parce que ça part, ça revient, il y a eu cette guerre qui n’a pas été conventionnelle. C’était un conflit latent, fragmenté, avec des temps de répit plus longs que les temps de combats, et puis il y avait toutes sortes de guerres : civile, contre les Israéliens, contre les Syriens… Les pouvoirs qui se sont succédé ont cru régler le problème en construisant à tout-va et en oubliant qu’il y a des gens qui vivent dans la ville ! Cela dit, un pays qui a été traversé par ça, c’est peut-être aussi une « chance ». Je ne suis pas en train de dire « Il faut passer par toutes sortes de douleurs pour arriver à je ne sais quoi », mais si ça ne t’anéantit pas, tu peux en sortir quelque chose. Et quand tu vis à Beyrouth, tu le sens. Malheureu-sement, les pouvoirs sont apathiques, assujettis à la Syrie, à leurs querelles internes, à leurs magouilles… Alors l’énergie est en train de retomber, mais il y a eu quelque chose…
Les scènes où l’architecte transforme la ville sur son écran d’ordinateur sont assez fascinantes.
Comme on ne peut pas infléchir le réel, on a ce formidable outil qu’est le virtuel. Et cette question : ça veut dire quoi, être architecte au Liban, aujourd’hui ? C’est une profession beaucoup plus lourde d’enjeux à Beyrouth qu’à Paris, et qui peut faire de terribles dégâts.
Penses-tu que tous les Libanais ressentent cette fragmentation ?
Oui. Par exemple, beaucoup de Libanais font plusieurs métiers, ils sont fragmentés dans le corps social. Il y a les couples séparés : le mec travaille dans les pays du Golfe, la fille est à Beyrouth. Cette fragmentation est omniprésente, mais on ne peut pas la formuler pour la simple raison qu’on la subit. Autre exemple : tu prends une route, puis elle est coupée pour travaux, il faut en prendre une autre… Ça n’arrête pas, c’est une ville en chantier permanent. On n’a jamais le temps de s’installer dans une routine. Tant mieux, peut-être… Mais on est constamment soumis à une non-fluidité. Il n’y a que notre ciel lumineux qui reste d’une continuité remarquable (rires)…
Terra incognita semble montrer qu’il est impossible de s’aimer à Beyrouth, d’y construire une relation durable.
C’est propre à l’humanité entière, non ? Oublions le Liban : qu’est-ce qui est plus compliqué que de s’aimer et de savoir vivre ça ? C’est sûr que le contexte de Beyrouth n’aide pas. La difficulté au Liban, c’est qu’on n’a pas encore eu le temps de se retourner sur la période de la guerre. Et on en paye le prix. Plein de gens veulent foutre le camp, même ceux qui adorent Beyrouth, comme Carole Abboud, la comédienne principale du film : jamais je n’aurais imaginé qu’elle veuille partir. A Beyrouth, il y a une difficulté à être là. Je connais très peu de Parisiens qui se posent ce genre de question.
D’où vient cette difficulté ? Car vu de l’extérieur, on pourrait croire que Beyrouth vit une excitante période de renaissance.
Ça aurait pu être exaltant. Mais on a reconstruit sans demander l’avis aux gens, et puis la guerre ne s’est pas réellement « achevée », il n’y a eu ni vainqueurs ni vaincus. L’exaltation a bien existé à un moment, de façon clandestine. Sexuellement, je ne te dis pas, ça y a été à fond la caisse. Il y a aussi cette floraison de gens qui travaillent l’image, plein de vidéastes, mais c’est une économie parallèle. Or une économie parallèle qui ne trouve pas de débouchés s’essouffle. Tout ça est allé très vite depuis 1975. C’est pour ça que j’aime la phrase de Baudelaire, « La forme des villes change plus vite que le c’ur des hommes ». Ici, ça va tellement vite qu’on n’a pas le temps de digérer quoi que ce soit, les gens sont abandonnés à eux-mêmes. A Beyrouth, le passé n’est pas derrière notre dos, et le futur est d’un flou remarquable : dans ces conditions, il ne reste plus que la gadoue du présent, un « présent présent ». Au bout d’un moment, c’est épuisant.
D’ailleurs, l’un des thèmes du film, c’est la lassitude de tout, y compris de soi-même.
Oui, c’est après le désespoir. C’est comme après une grande histoire d’amour, on arrive à un point qui est l’après-douleur, une sorte de no man’s land, c’est-à-dire une des nombreuses significations du titre Terra incognita.
Les scènes de discussions témoignent d’une liberté de parole sur des sujets comme le sexe ou la religion. L’héroïne est par ailleurs une femme très moderne sur le plan des mœurs. Le Liban est-il le plus libre des pays arabes ?
Nous avons cette liberté-là. Beyrouth est vraiment une ville à part. Ce n’est pas pour rien que les Arabes qui veulent s’exiler mais rester dans le monde arabe viennent vivre à Beyrouth. Il y a cette liberté, et en même temps, so what ? On peut dire ce qu’on veut, ça ne change rien à notre situation. Cela dit, j’espère qu’ils nous laisseront au moins cette liberté. Une fille comme Soraya (l’héroïne) pourrait exister dans une autre ville sud-méditerranéenne, mais elle serait beaucoup plus clandestine. Le Liban est un pays très paradoxal, et ce qui fait sa particularité, c’est sa mosaïque de communautés inscrite dans la Constitution : musulmans chiites, sunnites, alaouites, druzes, puis les chrétiens orthodoxes, protestants, catholiques, maronites, il reste même une communauté juive qui doit compter cent personnes… Bref, il y a dix-huit communautés, aucune n’est majoritaire, ne peut imposer un diktat. J’ai mis mes papiers d’identité dans les premières images du film, on y voit ma confession officielle : musulman chiite. Je l’ai fait de manière provocatrice, par rapport au Liban, et par rapport à la France, où on me demande souvent si je suis musulman ou chrétien. Personnellement, je suis complètement agnostique. Islam, ça veut dire « soumis à Dieu » : moi, je suis désolé, je ne me soumets pas à Dieu, donc je ne suis pas musulman. Mais si je fais quoi que ce soit au Liban (mariage, divorce, décès, héritage…), je suis soumis aux règles de ma communauté.
Selon Godard, le cinéma est un pays en soi. Partages-tu cette idée ?
Tout à fait. Je me sens très proche de Tsai Ming-liang, Jia Zhang-ke, Hou Hsiao-hsien ou Wong Kar-wai… Dans ma région, je suis proche de certains copains vidéastes. Je suis content que les films d’Elia (Suleiman) ou de Sissako reçoivent un bel écho… Je sens des parentés entre eux : on n’est pas dans la narration classique du cinéma oriental, avec le thème central, le message à délivrer, etc. Nous sommes plus lucides, on ne croit pas qu’on va infléchir le monde. Et la façon dont on raconte n’est pas un effet de style gratuit, elle résulte de ce rapport au monde, à l’existence, à l’autre… Moi, je ne peux plus croire à la narration biblique, balzacienne. J’adore lire les textes anciens, mais je ne peux plus y croire, car il y a une candeur, une mythologie qui n’existent plus. Comme je suis agnostique, je ne peux même pas me réfugier dans le religieux. Mais je ne cherche pas la réponse, je ne suis pas angoissé. Le cinéma est un autre pays, oui, mais avec toi, spectateur. C’est l’interaction entre l’espace-temps du film et l’espace-temps du spectateur qui crée un autre pays. C’est aussi pour cette raison que je déteste le mot « public », je préfère dire « spectateur » : s’il y a deux cents spectateurs, il y a deux cents films.
Comment tes films sont-ils considérés au Liban ?
Comme partout, ce sont les blockbusters américains qui prennent le dessus. De temps en temps, un film local a du succès, comme West Beyrouth. Au Liban, mon film a juste été vu lors d’une avant-première dans un festival. Mais il devrait sortir en salles. Sans faire le vieux con, la salle reste une expérience passionnante. D’abord, la salle, c’est « aller vers » plutôt que les choses viennent à toi, et puis c’est un lieu où les gens peuvent « être ». Il y a des salles au Liban, mais les propriétaires considèrent les films comme de la marchandise qui doit rapporter un maximum en un minimum de temps. Dans le cinéma ou ailleurs, on veut faire des coups, mais sans prendre le temps. A partir de là, comment peut-on initier un public ? Dans nos régions, les films autres deviennent un vrai luxe. Le problème, c’est comment les montrer. Si on se résume à être des festivaliers, on est mal barrés. On va devoir faire comme Nanni Moretti, qui a ouvert une salle à Rome. J’aimerais fonder une internationale des cinéastes méditerranéens pour créer notamment un circuit de salles parallèles et faire exister ce cinéma-là. C’est comme les sciences : s’il n’y avait pas de budget recherche, les sciences mourraient. Sur cent chercheurs, il n’y en a peut-être qu’un qui va trouver, mais on a besoin des cent. ||
{"type":"Banniere-Basse"}