Quatre intimes du champion de France toutes catégories confondues racontent Bashung au travail. Verdict émouvant et unanime : l’auteur de Fantaisie militaire est un cerveau méthodique et bûcheur, doublé d’un instinctif gourmand de tout. Un animal unique.
Dans quelles circonstances avez-vous rencontré Alain Bashung et qu’avez-vous pensé de lui la toute première fois ?
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Jean Fauque (parolier) C’était en mars 75. Je l’ai connu par l’intermédiaire d’un ami, Alain Rivey, qui était chanteur de rock et de country, et qui s’occupait d’édition musicale. Je lui avais envoyé des textes et lui m’avait fait écouter une chanson d’Alain, une maquette d’un titre étonnant pour l’époque, une sorte de rock tendu… Avant ça, je savais peu de choses de lui. Il y avait bien eu ses quelques 45t en 67 ou 68, mais son nom restait quand même assez confidentiel. Un jour, Rivey organise une rencontre dans un petit café de quartier, rue Jean-Mermoz à Paris. Et là, j’ai eu comme un choc. Alain, j’avais l’impression de le connaître depuis des années. Une sorte de connivence s’est tout de suite installée. J’aimais bien son look rock : au café, il portait un perfecto, une chemise en jeans avec des boutons nacrés, j’avais trouvé ça sympa… On s’est mis à bosser ensemble, mais je crois qu’on manquait tous les deux de maturité. On a écrit une dizaine de chansons, mais surtout pour les autres. De mon côté, j’ai pas tellement assuré, je faisais trop le guignol, trop de jeux de mots. D’où, ensuite, sa collaboration avec Boris Bergman, puis avec Serge Gainsbourg. Après deux nouvelles tentatives, on a fini par trouver notre voie. A un moment précis dans nos vies, juste avant l’album Novice, on s’est soudain sentis en accord. Treize ans après notre rencontre.
Joseph Racaille (arrangeur des instruments à cordes) – Je l’ai rencontré brièvement il y a longtemps, nous avions des amis musiciens en commun. Mais la première rencontre « personnalisée » a été concoctée par Barclay. Alain avait entendu les arrangements de cordes sur le disque d’Arthur H et a eu envie de travailler avec moi. On s’est donné rendez-vous au Café Charbon et on a expédié l’affaire en cinq minutes. Il m’a dit qu’il aimait bien changer d’un album à l’autre et je lui ai répondu que c’était justement pour ça que j’étais un admirateur de son oeuvre. Il s’est caché la tête dans les mains en faisant « Ah ! Dis pas ça… »
Jean Lamoot (ingénieur du son sur Fantaisie militaire) Alain avait aimé le travail que j’avais fait avec les Valentins sur La Femme à barbe de Brigitte Fontaine. Très vite, il m’a parlé de la manière dont on allait travailler : des mélanges d’arrangements, des collages à partir d’idées proposées par différentes personnes. Avec lui, lorsqu’on part sur une idée, on va jusqu’au bout, quitte à laisser tomber ensuite. Ensuite, quand on est en studio pour l’enregistrement définitif, tout est clair, très écrit. Faire ce disque avec lui m’a paru facile, créatif, agréable. Il y avait une route à suivre et lui nous guidait.
Rodolphe Burger (musicien) Avant notre collaboration pour la chanson Samuel Hall (sur Fantaisie militaire), on se connaissait déjà de loin, on se croisait. Il y a des années, avant Kat Onoma, Alain était même venu voir mon groupe de l’époque, Dernière Bande, en concert. Il ne s’en souvient sans doute pas, mais il était monté sur scène pour chanter un moment… Des années plus tard, on s’est retrouvés en même temps aux studios ICP, à Bruxelles. Le soir, on se retrouvait à table pour discuter et je lui ai raconté l’histoire de cette chanson que j’avais écrite pour Kat Onoma, puis que j’avais gardée sous le coude, persuadé que lui la chanterait mille fois mieux que moi. Cette chanson, je l’ai ensuite transformée, j’ai ajouté un rythme jungle et c’est devenu Samuel Hall. A ce moment-là, Alain pensait avoir toute la matière nécessaire pour Fantaisie militaire, il m’a dit « Attends un peu, je l’écouterai plus tard. » Mais un jour, il m’a appelé, m’a demandé une cassette et très rapidement, a décidé que la chanson irait sur l’album, dans l’état. Tout est comme ça, avec lui : il y a des espèces d’évidences qui s’imposent et dans ce cas-là, tout va très vite.
Quelle est, selon vous, sa plus grande force ou sa plus grande qualité ?
Jean Fauque Sa volonté, sa faculté à rebondir après l’épreuve. Je l’ai vu morfler gravement plusieurs fois, faire de drôles de descentes, mais à chaque fois, il se relève plus fort, plus déterminé… J’ai toujours été marqué aussi par sa maturité. Déjà, quand je l’ai connu, il avait une grande sagesse. A 27-28 ans, il avait déjà tout un vécu incroyable. Il était aussi très lucide, clair sur les choses. Sur l’écriture des textes, par exemple, il me disait qu’il adorait écrire mais qu’il avait peur de s’ennuyer s’il le faisait seul. Un jour, au milieu des années 70, le patron de Barclay m’a demandé mon sentiment sur Alain et je me souviens lui avoir répondu « Il fera sans doute un, deux ou trois albums pour s’installer, des disques de prestige, de construction et puis après, ça éclatera d’un coup. » Ce potentiel énorme, on le sentait depuis le début. Alain savait parfaitement où il voulait aller, il avait une telle exigence envers lui-même qu’on le sentait invincible. Alain, c’est le type qui écrit cinquante mélodies, qui s’arrête longuement, réfléchit, et en écrit cinquante de plus pour mettre la barre encore plus haut.
Joseph Racaille Comme au début de sa carrière : l’art de faire des virages à angle droit. C’est un travailleur perfectionniste doublé d’un expérimentateur, un mélange assez curieux. Au départ, je le croyais anxieux. En studio, j’ai vu que c’était tout l’inverse : le type serein, sûr de son coup. Avec les musiciens, il est terriblement directif, mais sans que ça se voie. Quand on a enregistré l’hommage à Brel l’an dernier, on a pris des musiciens qui n’avaient jamais joué ensemble. Alain leur a parlé une demi-heure, leur a fait écouter deux, trois trucs, ils se sont tous mis en studio, et en dix minutes, tout le monde jouait du Bashung. Pour les textes, c’est pareil : il a travaillé avec Bergman, Gainsbourg et c’est quand même du Bashung… En fait, j’ai plus compris ce qu’il attendait de moi quand on a parlé de littérature ou de cinéma, ou même de choses de la vie, que ce qu’il a pu me dire sur la musique. Pour Fantaisie militaire, on a beaucoup parlé de Claudia Cardinale, on a aussi parlé de films de pirates, de corsaires. Il avait envie qu’on retrouve l’esprit de ces films-là.
Rodolphe Burger Son intuition. C’est quelqu’un qui prépare énormément les choses, un gros bosseur, qui peut se permettre par la suite de laisser parler son intuition, son instinct. En plus, c’est une intuition doublée d’un sens aigu du recul, de l’analyse. Il est très attentif, en attente de ce qui se passe, des accidents heureux, par exemple. Il me fait penser à ces animaux placides, immobiles, qui bondissent d’un seul coup, quand un insecte passe.
Comment décririez-vous sa façon de chanter ?
Jean Fauque Il a une voix caméléon, il peut passer du coq à l’âne sans problème, même si je préfère qu’il chante sobre, simple. Ça me fait l’effet d’une immense technique mise au service d’un faux laisser-aller, quelque chose qu’on peut retrouver chez Dylan. Ou chez Chet Baker, d’une certaine façon. C’est toujours à la limite de la cassure, au bord des larmes, et c’est magnifique.
Joseph Racaille Sa façon de changer de timbre, de couleur, de voix quasiment instantanément, me fait penser à Dylan. C’est en tout cas une voix qui arrive à passer sur n’importe quoi. Moondog a enregistré un album de chansons et sur la pochette il a écrit « Moondog ne chante pas, Moondog vous montre simplement à quoi ressemble sa chanson », et je pense que Bashung, c’est un peu ça aussi. Sa voix fait fonctionner l’imagination.
Jean Lamoot Sa voix surnage toujours, j’ai rarement ressenti ça avec un chanteur. Lorsqu’on enregistre sa voix en direct sur la bande, on a l’impression qu’elle a toujours été là, qu’on est en train d’écouter le disque terminé, mixé, fabriqué. En plus, il va très vite : trois ou quatre prises maximum.
Rodolphe Burger La grande force de son chant, c’est toute la préparation intérieure, la rumination, l’attente. En studio, il va très vite, ça reste instinctif, très vivant, mais avant d’enregistrer, je crois qu’il réfléchit énormément. On ne le voit pas, il est dans un coin, il ne bouge pas. Et puis d’un coup, hop, ça se passe.
Bashung occupe une position unique en France. Pourquoi ?
Jean Fauque Parce qu’il a un courage immense. Bashung, c’est le seul à avancer ainsi dans la jungle, la machette à la main, bien décidé à aller là où les autres ne vont pas. Cela dit, ça n’a pas toujours été facile : au départ, juste après Gaby, c’était quand même très déstabilisant, ce succès qui débarque d’un coup. Il sortait d’un disque intimiste, Roulette russe, et là, il se met à faire hurler les minettes aux concerts, un truc assez violent. A ce moment-là, on était en tournée, moi dans le rôle de l’ingénieur du son. Sur la route, on est passés en quelques mois de la camionnette de gitans au cirque Pinder.
Joseph Racaille Parce qu’il a toujours pris des décisions radicales, entières. Il dégage quelque chose d’à la fois discret et têtu. Discret, parce que quand on le connaît personnellement, il n’y a rien qui puisse faire penser que c’est une star. Et têtu parce qu’il a les idées très claires. Une fois, je lui ai expliqué que, quand je travaillais pour mes propres projets, je n’avais pas beaucoup de temps en studio et que donc je n’avais pas le temps de faire des expériences en studio. Il m’a dit « Non, c’est l’inverse, en fait c’est quand tu n’as pas beaucoup de temps qu’il faut faire des expériences. » Ça, c’est son côté maître zen.
Jean Lamoot Parce qu’il se protège beaucoup, qu’il n’appartient pas au star-system. Ça lui permet de rester en retrait et d’emmagasiner des tonnes de choses, d’émotions, pour ses futures chansons. Je le respecte beaucoup pour ça.
Rodolphe Burger Je suis très impressionné par le parcours, par l’ensemble du trajet. A partir des empreintes rock marquantes qu’il a reçues très jeune en écoutant la radio, il a créé un truc inouï, totalement unique en France. Il a produit des choses assez extrêmes comme Novice et en même temps, les minettes en sont dingues. L’autre jour, il est venu à la maison et dans mon immeuble, c’était l’hystérie. Il a simplement traversé la cour et les femmes devenaient folles. Pourtant, on ne le voit pas dans les médias, il se fait rare. Mais ce qu’il fait est incroyablement fort : Madame rêve, ça a parlé à toutes les femmes… Il reste en permanence en éveil, en alerte.
Votre meilleur souvenir avec Bashung.
Jean Fauque A une époque, on était voisins, à Saint-Cloud. On passait plein de soirées ensemble, en théorie pour travailler, mais on écoutait de la musique, on discutait… Autre souvenir très fort, le travail sur Osez Joséphine à Memphis, dans cette ville mythique où le courant a si bien fonctionné avec les musiciens. En quelques jours, l’affaire était réglée : c’était un vrai bonheur de voir Alain s’éclater en studio à ce point-là.
Joseph Racaille Les meilleurs souvenirs que j’ai avec lui, c’était toujours quand on n’était pas en train de travailler. Une fois, on est allés au spectacle de Decouflé et devant le chapiteau, il y avait une sorte de fête foraine avec des machines un peu déglinguées, des attractions étranges, on pouvait manger des sandwichs et des frites avec les doigts, on a passé un bon moment… Une autre fois, on avait fait une pause pour aller au Baron Rouge, un café d’Aligre, et il s’est mis à tomber des cordes. On est restés trois quarts d’heure dans ce bistrot et il y avait une ambiance très particulière. Une petite vieille est venue s’installer à notre table, elle ne le connaissait pas du tout et elle s’est mise à raconter des tas de conneries. Il lui a offert des fleurs, c’était très touchant. A un moment, avant de quitter le café, il m’a dit qu’il s’était complètement arrêté de boire pendant plus de dix ans et je lui ai demandé pourquoi. Il a répondu qu’il s’était aperçu qu’il ne buvait qu’avec des crétins.
Rodolphe Burger Un souvenir très récent : l’autre jour, au Bataclan, quand il est venu chanter Samuel Hall avec nous. Je l’ai appelé quelques jours avant, il a dit « OK, soyons fous, je viens. » Avec Alain, je suis toujours étonné par la simplicité des rapports humains. J’ai l’impression de le connaître depuis longtemps, une impression accélérée par le fait qu’il me rappelle beaucoup le trompettiste de Kat Onoma. Ils ont la même expression favorite pour formuler le compliment maximum qu’on puisse faire à un type : « T’es un beau salopard. »
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