Dans un essai iconoclaste, “L’Egoïsme”, le philosophe Dominique Lecourt repense une position morale décriée pour tenter d’y trouver quelques vertus.
Par ses côtés souvent nauséeux, surtout lorsque Robert Ménard s’en mêle, le débat public autour de l’accueil des réfugiés suffirait à éclairer, c’est-à-dire à en disqualifier le principe même, la notion d’égoïsme.
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Comme le souligne le philosophe Dominique Lecourt dans son nouvel essai, L’Egoïsme, faut-il vraiment penser aux autres ?, le portrait de l’égoïste est “vite tracé” : “Il ne vit que pour lui-même, perçoit comme hostile le monde extérieur, tend à s’isoler, à se replier ; il défend contre toute intrusion le petit monde qu’il a délimité autour de lui ; et il veut ignorer les drames de l’existence.”
L’égoïsme désigne une manière d’être qui consiste à ramener tout à soi, à se faire le centre de tout. La dénonciation, aussi rituelle que justifiée en la circonstance, de l’égoïsme de nos contemporains, n’est au fond que “le point d’orgue du procès fait à ce qu’il convient d’appeler l’individualisme moderne”. Or, Lecourt assume ici le risque de repenser philosophiquement l’égoïsme, pour s’écarter de la négativité de son modèle consacré, et tenter d’en saluer quelques vertus cachées.
Pas forcément immoral
Autant dire que l’exercice semble autant audacieux que délicat, tant l’égoïsme, surtout celui adossé à l’indifférence, forme l’un des plus grands scandales démocratiques de notre temps. Or, pour Lecourt, l’égoïsme n’est pas forcément immoral, de même que l’individualisme n’est pas forcément égoïste. A condition de s’entendre sur le sens du mot lui-même, dont les ambivalences sémantiques prêtent à confusion.
Directeur de l’Institut Diderot, spécialistes de l’épistémologie et de la philosophie des sciences, ancien élève de Canguilhem et Althusser, Dominique Lecourt revisite pour ce faire l’histoire de la pensée afin d’éclairer les diverses interprétations conférées à l’égoïsme et y puiser, du côté surprenant d’une théoricienne inspiratrice du libertarisme, américaine d’origine russe,méconnue en France, Ayn Rand (1905-1982), mais aussi du côté de Nietzsche, quelques idées stimulantes, à contre-courant de nos représentations communes.
Il va de soi pour Lecourt que le “trivial égoïsme de compétition”, observé chaque jour dans la vie sociale, reste un vice moral absolu : cette attitude qui suscite et entretient toutes les rivalités, les jalousies et les mesquineries, “empoisonne depuis longtemps la vie quotidienne de nos congénères”. “La compétition farouche et aveugle donne le ton de la vie sociale”, reconnaît Lecourt. Pire, l’autre forme morbide de l’égoïsme – “l’égoïsme d’indifférence” – “ronge silencieusement les liens affectifs qui nous unissent”. La “scandaleuse apathie des témoins d’agression”, comme notre actualité le rappelle cruellement du côté des frontières européennes fermées aux réfugiés, en forme l’indice le plus net.
“L’art de la conservation de soi” de Nietzsche
Comment, alors, défendre le principe même de l’égoïsme, qui comme le disait l’abbé Sieyès (1748-1836) désigne cet “attachement excessif à soi-même qui fait que l’on subordonne l’intérêt d’autrui à son propre intérêt” ? En troublant, d’abord, la frontière, trop ambigüe parce qu’en apparence trop nette, tracée entre l’égoïsme et l’altruisme, son pôle opposé. Vladimir Jankélévitch définissait l’altruisme comme une “périphrase clandestine de l’égoïsme”, nous rappelle Dominique Lecourt.
“Qu’est-ce que j’appelle altruisme sinon un sentiment que j’éprouve et qui me procure du plaisir ? Le dévouement de l’altruiste qui a sauvé un enfant de la noyade s’explique par le plaisir qu’il prend aux manifestations de gratitude, aux éloges dont on honore son courage ; l’altruiste apparaît donc in fine quelque peu égoïste”, écrit-il.
Nietzsche alla encore plus loin dans le rejet de l’altruisme. A ses yeux, une morale altruiste n’est jamais qu’une morale de la décadence, une “morale où s’étiole l’amour de soi”. “C’en est fini de l’homme quand il devient altruiste” écrivait-il, en opposant à tous les “poltrons et toutes ces araignées fatiguées de vivre”, un égoïsme vital sans concession, “sain et sacré”.
C’est de l’ego, de sa précieuse force d’affirmation, qu’il faut d’abord prendre soin, estimait Nietzsche. En posant la question de savoir comme on devient ce que l’on est, on touche avec Nietzsche “au chef-d’œuvre dans l’art de la conservation de soi, dans l’art de l’égoïsme”, observe Lecourt.
Pour Ayn Rand, aussi, l’altruisme est une fausse vertu : l’égoïste n’est pas, selon elle, l’homme qui sacrifie les autres à ses propres intérêts mais plutôt “celui qui a renoncé à se servir des hommes de quelque façon que ce soit, qui ne vit pas en fonction d’eux, qui ne fait des autres le moteur initial de ses actes, de ses pensées, qui ne puise pas en eux la source de son énergie”.
Il en va de sa liberté de ne rien attendre des autres. On se situe ici dans une conception fondatrice de l’individualisme, censé garantir à chacun son autonomie morale, c’est à dire “la faculté de se donner par la réflexion à lui-même ses lois”. Comme celle de vivre dans la solitude, la fuite, l’oubli, l’effacement de soi, par-delà les autres. Ce qui correspond à une toute autre conception de l’égoïsme de compétition et de l’égoïsme d’indifférence. Il s’agit plus ici d’un égoïsme de retrait.
Un égoïsme rationnel
Ayn Rand parle, elle, d’un “égoïsme rationnel”, dont le seul principe éthique admissible est celui de “la justice dans l’échange”, quand il y en a un. Elle écrivait ainsi, pour défendre sa conception de l’égoïsme : “Ne commettez pas l’erreur de l’ignare qui pense que l’individualiste est celui qui affirme : ‘je ferai comme bon me semble aux dépens d’autrui’”. L’individualiste est celui qui reconnaît le caractère inaliénable des droits de l’homme – les siens comme ceux des autres. L’individualiste est celui qui affirme : “Je ne contrôlerai la vie de personne – et je ne laisserai personne contrôler la mienne”.
Sans adhérer explicitement à ces théories où souffle un certain esprit libertarien, Dominique Lecourt salue leurs vertus méthodiques et iconoclastes, permettant de déplacer les catégories figées entre les vices de l’autosuffisance et les vertus de l’altruisme. Circulant à l’envi parmi des œuvres aux élans dispersés (Oscar Wilde, Auguste Comte, Pascal, La Rochefoucauld, Bernard Mandeville, Adam Smith, Karl Marx…), il esquisse discrètement un modèle reconfiguré de l’égoïsme. Un modèle – “un système de fer”, disait Stendhal – dont on perçoit qu’il a tendance à naturellement exploiter avec férocité la faiblesse de notre nature.
Mais les vices, comme les vertus, circulent par-delà les limites trop vite tracées entre le bien et le mal. Si l’égoïsme est un humanisme, c’est seulement parce que résonne dans sa posture l’appel à un refus radical des normes et de toutes les formes de contrôle des uns sur les autres. Cette manière de se protéger de tout mode de contrôle a évidemment ses vertus possibles sauf qu’elle occulte la nécessité particulière de la protection des faibles à laquelle nous sommes confrontés.
Si “rien n’oblige vraiment à penser aux autres”, pour reprendre le sous-titre du livre de Lecourt, le réel, c’est à dire le politique, nous y engage pourtant, immanquablement. A moins de céder à son propre aveuglement, à moins de sacrifier toute exigence éthique, rien ne peut justifier l’égoïsme.
Dominique Lecourt ne dit pas autre chose sinon qu’il en déplace les enjeux ; c’est pourquoi la manière la plus juste de comprendre, par-delà sa part de provocation, son éloge paradoxal d’un certain égoïsme, est de combattre, plus que jamais, ses effets maléfiques.
L’Egoïsme, faut-il vraiment penser aux autres ?, par Dominique Lecourt (Autrement, 182 p., 15 euros)
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