Ce documentaire consacré à Roland Barthes restitue la richesse d’une œuvre clé du structuralisme. Centré sur ses écrits, sa voix et son visage, le film éclaire ses recherches : de l’écriture à l’amour, de la photo au deuil.
Filmer un homme de pensée, c’est traduire le caractère d’un homme autant qu’esquisser le décor de sa pensée. A la surface des événements personnels flottent les éclats d’une œuvre. Cette articulation subtile entre les événements qui constituent la vie d’un écrivain et les non-événements qui agitent son écriture trouve une forme de perfection dans le documentaire de Thierry Thomas, écrit par sa sœur Chantal Thomas, Roland Barthes (1915-1980) – Le théâtre du langage.
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Constitué essentiellement d’images d’archives, issues de nombreux entretiens que l’intellectuel accorda dans les années 60-70 à la télévision, de Dumayet à Pivot, le film accomplit un petit miracle : incarner la vie de l’écrivain, né il y a cent ans, tout en restituant les strates successives de son œuvre foisonnante, des Mythologies à La Chambre claire, du Degré zéro de l’écriture à Roland Barthes par Roland Barthes, de Critique et vérité au Plaisir du texte, de L’Empire des signes à Fragments d’un discours amoureux…
Ce miracle du film tient à la double prise qu’il opère sur son sujet : la part analytique de l’œuvre se déploie au même niveau que l’étude de ses affects. Cette manière d’entrelacer les deux plans va de soi, il est vrai ; comme le soulignait Tiphaine Samoyault dans son Roland Barthes paru en janvier, “entrer dans sa vie, approcher la forme de son existence aident à comprendre comment il fut écrivain et comment il fit de la littérature la vie même”.
Le théâtre du langage
Chantal Thomas, qui fut son élève admirative – reconnaissance dont elle témoignait récemment dans son livre Pour Roland Barthes –, souligne en introduction du film que “ses textes font entendre ce que le langage contient d’inexploré : le langage, c’est-à-dire nous-mêmes”.
“Le théâtre du langage” dont il est ici question convoque une “scène” – un quartier, une famille de pensée – abritant l’un des moments les plus riches de l’histoire intellectuelle française – le structuralisme –, dont nous sommes toujours, d’une certaine manière, les contemporains, à la fois distanciés et reconnaissants.
L’espace géographique de Barthes fut circonscrit à quelques rues parisiennes tournant autour de l’église Saint-Sulpice, près de laquelle il habita dès son arrivée à Paris, à l’âge de 10 ans. Il y avait ses habitudes, ses petites routines (“c’est-à-dire mes petites routes qui me conduisent toujours aux mêmes endroits”), que Thierry Thomas évoque par des plans du quartier, où flotte le spectre de l’écrivain, à l’ombre des clochers et du jardin du Luxembourg.
“J’écris pour être aimé et je sais que cela ne se produit jamais”
Très attaché à ses rituels quotidiens, Barthes en assumait aussi les contraintes au sein de son espace domestique, où les parties étaient organisées selon leurs fonctions respectives (le lieu pour dormir, le lieu pour peindre, le lieu pour écrire, le lieu pour jouer du piano…).
Quant à sa voix, au timbre à la fois chaleureux et triste, elle traverse le film de bout en bout. “Je crois à une espèce de hiatus vertigineux et démoniaque entre le sujet qui parle et le sujet qui écrit”, confiait-il, comme pour marquer la pudeur qui le gagnait dès qu’il devait se plier à l’exercice oral.
Or il est frappant de mesurer combien il était toujours tranchant, précis, vif devant une assistance. A l’oral, autant qu’à l’écrit, il se livrait à des confessions bouleversantes. “J’écris pour être aimé et je sais que cela ne se produit jamais : on n’est jamais vraiment aimé pour son écriture”, avouait-il.
“Nous parlons sans savoir que nous parlons”
Pour lui, l’écriture, par définition, était “autarcique”, “liée à des troubles”. Et si elle est parfois “une jouissance”, elle “frise l’arrogance et l’assertion dogmatique”. Vivant “toujours dans la peur” de ce qu’il écrivait, il y accordait probablement une importance démesurée, à la mesure même de ce qu’il détestait : l’ordre spontané de la parole.
“J’ai des démêlés avec le spontané ; ce que le spontané ramène à la surface, c’est toujours du banal”, estimait-il ; comme une manière de signifier que l’écriture, même à son degré zéro, reste la plus riche des ressources pour saisir le mystère du monde, des mythologies, des objets, des signes, de l’amour…
Après avoir découvert les travaux de Ferdinand de Saussure en 1956, il ne cessa d’interroger les systèmes de signification à l’œuvre derrière nos mots et nos représentations collectives. “Nous parlons sans savoir que nous parlons, sans savoir quoi que ce soit sur notre propre parole.” Comment ça fonctionne ? Telle fut au fond la grande question de Barthes, accroché à un même programme, qui avait chez lui valeur de méthode de pensée : déconstruire les évidences et les stéréotypes en tout genre.
L’exigence de “délicatesse”
Pour lui, la forme élémentaire de l’arrogance restait l’exploitation des évidences : “On déclare évident ce dont on veut le triomphe.” A tous les modes d’arrogance possibles, il opposa son goût du “neutre”, qui n’est pas absence ou refus du désir mais “flottement du désir éventuel hors du vouloir saisir”.
Contre les philosophies de l’engagement alors dominantes (Sartre…), il préféra “l’engagement des formes”, la “responsabilité du langage”, mais aussi la responsabilité morale à l’égard du problème fasciste, grande question politique de sa génération.
En captant les fragments de ses écrits inspirés, en fixant les traits de son visage affable, Chantal et Thierry Thomas saisissent au fond le motif le plus juste de Roland Barthes : l’exigence de “délicatesse”, c’est-à-dire, dans un entrelacement constant, sa “peur de la blessure” et sa “soif de comblement”. Entre blessure et comblement, le théâtre du langage barthésien accorda sa vibrante intensité à la recherche éperdue du sens du langage, de la présence des mots et de l’absence des êtres chers.
Roland Barthes (1915-1980) – Le théâtre du langage de Chantal Thomas et Thierry Thomas, mercredi 23, 22 h 45, Arte, disponible en DVD à partir du 6 octobre (INA)
à lire Lettre à Roland Barthes (Editions Thierry Marchaisse) et L’Amitié de Roland Barthes (Seuil) de Philippe Sollers, en librairie le 8 octobre
à lire aussi Pourquoi Roland Barthes reste un mystère
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