Dans son dernier essai, « Le Génie du mensonge », le philosophe François Noudelmann interroge les distorsions entre les idées proclamées et les vies menées par des grands auteurs. Non pour en dénoncer moralement une incohérence, mais pour y voir au contraire un nœud créatif.
Il n’y a pas de pire vice moral que le mensonge, surtout celui exercé sciemment à l’insu d’un autre ; la part de scandale qu’il porte nous est sans cesse rappelée depuis l’enfance. Les écarts entre le discours et la vie choquent tout autant, car la réaction morale y décèle de l’hypocrisie. Mais il existe un autre type de mensonge, plus tordu, opaque et au fond très répandu : celui que chacun exerce à l’égard de soi-même. C’est ce mensonge-là, dépassant les jugements moraux, que le philosophe François Noudelmann explore dans son essai, Le Génie du mensonge, réflexion stimulante sur ce qu’il appelle « l’inventivité mensongère ».
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Le mystère du mensonge
Son enquête amorale sur ce mensonge propose d’analyser “les logiques inventives d’un sujet qui construit un monde cohérent et puissant, destiné à prendre les autres dans ses leurres ». Pour saisir les enjeux de cette créativité souterraine et complexe, François Noudelmann interroge la nature d’un certain type d’écart entre les mots et les actes, entre la pensée et la vie, comme si l’impossible jonction entre ce qu’on dit et ce qu’on fait posait en elle-même la question du mystère du mensonge, dont la condamnation spontanée masque la dimension créative. La distorsion entre les idées proclamées et la vie menée “atteint sa courbe maximale lorsqu’un penseur agit à l’inverse de ce qu’il professe”.
Or, observe l’auteur, les penseurs sont nombreux dans l’histoire de la philosophie à avoir professé le contraire de ce qu’ils ont vécu. Noudelmann part de ce constat simple : ses philosophes préférés – Rousseau, Sartre, Deleuze, Kierkegaard, Foucault, Beauvoir, Lévinas – ont tous élaboré des théories opposées à leur existence vécue. Mais, plutôt que d’en condamner aveuglément le paradoxe, Noudelmann estime qu’il est « du plus grand profit de comprendre ce lien paradoxal entre une construction intellectuelle et une pratique opposée ». C’est le déni qui parfois produit une performance conceptuelle.
Le mensonge se construit à partir d’un « comportement inversé »
Le pari du livre consiste à éclairer en quoi un discours ne se développe jamais « malgré ou en dépit » d’un comportement inversé, mais se construit « à partir » de lui. Comment comprendre ainsi que Rousseau qui écrivit un grand traité d’éducation dans lequel il se présentait comme un père attentionné ait abandonné ses cinq enfants ? Pourquoi Sartre a défendu la notion d’engagement alors qu’il s’était peu mobilisé durant l’Occupation ? Pourquoi Deleuze qui détestait les voyages est-il devenu le chantre du nomadisme ? Pourquoi Simone de Beauvoir fut-elle une philosophe féministe tout en jouissant d’une relation servile à son amant américain…?
Pour Noudelmann, il ne s’agit aucunement « de dénoncer un mensonge moral mais d’observer la production féconde d’un mensonge spéculatif ». Car les contradictions, propres à chacun d’entre nous, peuvent être vues autrement « qu’une attitude insincère ou qu’un démenti de la pensée ». « Une approche a-morale du mensonge permet d’y découvrir une articulation complexe entre ce qui est dit et ce qui est vécu », estime Noudelmann. Pour lui, « l’investissement du soi dans la théorie passe par des compensations, des trucages, des combinaisons grâce auxquelles un sujet essaye plusieurs personnalités »
La torsion entre un déni et un geste d’invention
Observer chez Gilles Deleuze une contradiction entre la promotion du nomadisme et l’aversion pour les voyages, invite à en comprendre le nœud psychique plutôt qu’y détecter une simple hypocrisie. C’est ce nœud que Noudelmann tord dans tous les sens dans son livre, qui brille beaucoup plus par le désir de compréhension de systèmes théoriques admirés que par la volonté absurde d’en dénoncer les impasses. Lecteur aussi attentif que fasciné, il éclaire d’un autre jour le mystère de la création intellectuelle, qui émerge toujours à partir d’une torsion entre un déni et un geste d’invention. Le génie procède précisément d’un déni.
Etablissant chez tous ces auteurs un « lien entre le spéculatif et le spéculaire », Noudelmann ne croit pas à une quelconque théorie de la compensation, comme si les livres n’étaient que l’occasion de rattraper des égarements dans la vie. A l’inverse d’une compensation, les œuvres ici étudiées sont des confirmations contrariées de vies multiples et bouillonnantes. Derrière le constat de ces écarts, il faut savoir percevoir et comprendre les mobiles complexes qui conduisent un auteur à élire une idée et à s’acharner à la soutenir parfois à l’inverse de ce qu’il a pu vivre et ressentir.
Une fiction de soi
C’est parce qu’il vit des intensités immobiles que Deleuze devient nomade. L’incohérence entre vie et théorie se transforme chez lui en une réflexion sur la vérité et le mensonge puisqu’il oppose au modèle platonicien de la vérité les simulacres définis par Lucrèce ou les masques déployés par Nietzsche. « Deleuze revendique toujours d’être ailleurs, même s’il ne bouge pas ». Sartre ne développe pas sa théorie de l’engagement malgré son comportement pendant l’Occupation mais à partir de lui… La dysharmonie chez Simone de Beauvoir entre le traité théorique et sa correspondance amoureuse révèle surtout une disponibilité du moi qui éprouve des vies multiples.
Le génie du mensonge n’est autre que ce « discours pétri d’angoisses et de désirs, de folles représentations de soi, de fuites et de métamorphoses ». Le mensonge est indexé à une « disponibilité du sujet qui divise et démultiplie son moi dans le théâtre des écritures ». François Noudelmann prévient avec lucidité, comme s’il nous invitait à n’être jamais dupes de notre propre duperie, que « l’harmonie entre vie et discours, à la fois évidente et trompeuse, relève d’une fiction du soi » et « procède de non-dits, de déni, de bricolages, de trucages… »
Après d’autres essais subtils – Le Toucher des philosophes, Les airs de famille, une philosophie des affinités –, François Noudelmann éclaire, sans en épuiser le mystère, l’acte même de penser. Pour affirmer, contre toute idée préconçue et tout jugement moral simpliste, que les personnalités multiples incarnées par les philosophes ici étudiés, « montrent moins des menteurs que des sujets polymorphes, traversés de désirs divergents, qui veulent passionnément la vérité, et qui la révèlent en se divisant ».
Le Génie du mensonge de François Noudelmann (Max Milo), 330 p, 20 euros)
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