Figure un peu oubliée de la philosophie, le père de l’existentialisme reste une ombre tutélaire qui plane partout dans le monde. Anne Cohen-Solal réactive son héritage.
Dans une scène magistrale du film d’Abdellatif Kechiche La Vie d’Adèle, les deux héroïnes, en train de faire connaissance, discutent sur un banc public : le personnage interprété par Léa Seydoux évoque son admiration pour Sartre et sa conception de la liberté ; Adèle, troublée, qui n’a jamais lu L’existentialisme est un humanisme, se dit intéressée et devine dans la pensée Sartre des motifs communs avec son idole Bob Marley !
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Par-delà son intensité et sa drôlerie, cet échange remet au centre du jeu social et amoureux les mots d’un philosophe qu’on croyait perdu pour la jeunesse actuelle. Autrefois adulé, Sartre subit une forme d’effacement depuis vingt ans, surtout en France. Dans le paysage de la pensée, son oeuvre, en dépit de son foisonnement, semble circuler en arrière-plan, comme si d’autres auteurs subversifs et subtils (Foucault, Deleuze, Derrida…) occupaient désormais la fonction du maître à (re)penser.
Faisant indirectement écho aux filles de Kechiche, Annie Cohen-Solal se demande si nous ne serions pas « en train de vivre une sorte de retour vers Sartre » dans son nouveau livre Une renaissance sartrienne, prolongeant d’autres essais sur le penseur, dont une biographie publiée en 1985. Jean-Clet Martin affirme sur son blog Strass de la philosophie que si nous nous sommes un peu écartés de Sartre, « ne conservant de l’animal qu’une ombre difficile à formuler, une ombre vaporeuse comme après une soirée trop festive », cette ombre plane encore sur nous.
L’oeuvre sartrienne tire probablement sa force inépuisée dans ses multiples résonances contemporaines. Sartre reste aujourd’hui « l’écrivain-philosophe le plus étudié et le plus cité de son temps », rappelle Annie Cohen-Solal, qui travaille sur le sujet depuis trente ans et constate que sa pensée irrigue une « multinationale sartrienne » composée des générations successives de chercheurs et de militants. Diagnostiquant les mouvements de sa pensée, elle affirme que c’est d’abord « un modèle, une pratique, avant d’être une doctrine ».
Son impact ne réside pas tant « dans un système de pensée bouclé, fermé et apaisant, que dans ses tentatives obstinées pour repenser le modèle occidental (…), dans son attention permanente à ce qui se tramait aux marges de la société, dans ses intuitions fulgurantes pour esquisser des pistes, tentant de donner à l’Autre le moyen de légitimer son propre projet, mais ne revendiquant aucun pouvoir, aucune supériorité, aucune hiérarchie ».
Du Brésil aux Etats-Unis, où les études sartriennes sont en vogue à l’ère d’Obama, des études postcoloniales à la globalisation des mouvements de libération, beaucoup puisent chez Sartre la possibilité d’élaborer de nouvelles configurations politiques, mais aussi la puissance d’un « non-attachement à la dimension conventionnelle de la vie », comme le remarquait l’ancien ministre de la Culture du Brésil, le musicien Gilberto Gil. Réconcilier la liberté et le sens du collectif, ce qui fut l’une de ses obsessions, reste un horizon des années 2010, dont Adèle porte l’espérance renouvelée.
Jean-Marie Durand
Une renaissance sartrienne (Gallimard), 82 pages, 9,50 €
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