De La Maison des bois jusqu’au Garçu, Pialat a raconté la dignité en refusant les larmes faciles. Exigeant et à part, il n’a pas participé à la Nouvelle Vague, a attendu la quarantaine avant de réaliser son premier long métrage, et encore attendu pour être reconnu. Il n’était définitivement pas du monde des cinéastes.
Toutes les heures, ce samedi-là, à la radio, on a présenté le mort comme un mal embouché qui avait brandi un poing dans un palais. De son cinéma, rien. De ce qui faisait son génie, que dalle. La mort, c’est ça : il ne reste que des vieux clichés tout jaunis où l’on tire la gueule.
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Maurice Pialat, dans son cinéma, ne tirait pas la gueule, mais il n’essayait pas non plus de faire prendre des vessies pour des lanternes : la vie n’est guère une partie de plaisir, parfois si quand même, mais si peu, et surtout ce n’est pas une série de sourires entendus entre gens du même monde. Non, personne n’est du même monde que personne, on garde ses cochons tout seul.
Qu’est-ce qui nous plaisait dans le cinéma de Maurice Pialat ? D’abord, qu’il fut de notre époque, de notre temps de vie. Pour qui était enfant en 1971, comme moi, Maurice Pialat fut d’abord, sans que je le sache évidemment, un réalisateur de téléfilms pour enfants. Je n’ai pas oublié les sept épisodes de La Maison des bois. C’était seulement un demi-siècle après la fin de la Première Guerre mondiale, seulement un quart après la fin de la Seconde. Cette maison des bois, cette « reconstitution historique » était très étrange, pas comme les autres feuilletons. On y voyait des choses qu’on ne voyait nulle part ailleurs à l’ORTF. Comme, par exemple, des enfants qui se baignaient dans un grand baquet d’eau, une jeune femme qui prenait leur place et dont on apercevait le corps. Le plus troublant, c’est qu’on se rendait bien compte qu’elle rougissait pour de vrai, l’actrice, même en noir et blanc sur un petit écran de télé, comme si elle était la première surprise de ce qui lui arrivait. Dans Poly à la plage ou Thierry la Fronde, on ne voyait jamais des choses comme ça.
Et puis aussi on découvrait, sans jamais la voir (on était loin du front), cette guerre qui tue les hommes jeunes, et même le petit facteur. Et la dignité d’un vieux garde-chasse (Pierre Doris) brisé par la mort de son fils, qui n’a même pas la force de prendre sa femme dans ses bras pour la consoler et s’en retourne seul dans le bois, la tête enfoncée dans les épaules… On découvrait que tout ne se passe pas forcément comme dans les films de cinéma, qu’il n’y a pas forcément une jolie lumière du soir et une musique sinistre quand des hommes en uniforme viennent annoncer une mauvaise nouvelle dans une ferme. Que dans ces cas-là, au contraire, tout est comme d’habitude… On comprenait mieux ce que c’était que la guerre, pas seulement une connerie comme dans les poésies de Prévert de l’école, mais aussi une blessure vive dans la vie des gens, qui ne se refermait jamais tout à fait. Et qu’il en résultait une tristesse sans fin, celles des amours brisées, des familles détruites, des fermes sans succession, des villages rasés par les bombes, des gens qui y reviennent vivre encore un peu puis finissent par mourir, comme on dit, « de chagrin ». Ce chagrin, celui de tout le monde, des habitants d’un pays, c’était celui de nos familles à tous, c’était aussi celui de Pialat, et ça, on le comprenait.
Le chagrin, le désespoir si l’on veut, qui parcourt le cinéma de Pialat ne se laisse pas bercer de faux sentiments, de faux-semblants. Il ne croit pas aux paroles de réconfort qui mentent pour consoler. Il n’aime pas le sentimentalisme, Pialat, il s’en garde, en prive son cinéma. Dans Le Garçu, quand on dit à Depardieu : « Tu as vu comme il a grandi, ton fils », Depardieu répond : « Il manquerait plus qu’il rapetisse »… Tout est là : on ne va quand même pas se laisser aller à être gâteux, se pleurer dessus, même de bonheur, devant tout le monde. Nul cinéaste plus retenu, plus énervé par la larme facile, plus digne. Et qui donne des leçons violentes. Des leçons de cinéma. Ce cinéma qu’il semble c’est le propre des grands cinéastes remettre en cause, engueuler, accuser de tous les maux, dont le premier serait de mentir. Mentir sur la façon dont se passent les choses.
Dans La Gueule ouverte (quel titre !), par exemple, il montre une chose très simple que le cinéma a toujours évitée : mourir, ça n’est pas beau ; et on ne le montre jamais au cinéma. Quinze ans plus tard, en filmant/non-filmant/escamotant la mort de Van Gogh dans l’auberge d’Auvers où il réside, Pialat filme une des plus belles scènes de l’histoire du cinéma : un homme agonise sur son lit, en silence, comme une bête, tout seul, et tout d’un coup, on vient le voir et il est mort. Et la femme de l’aubergiste pleure un peu mais voilà qu’elle se tord le pied dans une trappe, elle engueule son mari qu’elle tient pour responsable, alors on s’occupe d’elle et on est déjà passé à autre chose…
D’où vient ce cinéma ? De pas grand-chose. Pialat a toujours été en porte-à-faux, entre deux chaises, ce qui est toujours douloureux ; il a mis du temps à sortir de l’ombre. Il n’a pas fait partie des Cahiers, il n’a pas participé à la campagne de la politique des auteurs, pas pris la Nouvelle Vague en marche, a passé la quarantaine avant de réaliser son premier long métrage, attendu encore pour être reconnu. Il n’est définitivement pas du même monde. Il serait peut-être plus proche du monde d’Eustache.
Et pourtant, il a fini par devenir un père de cinéma, ce Pialat, celui dont on dit qu’il est le plus digne descendant de Jean Renoir, le dernier héritier du naturalisme. Un maître à la scène comme à la ville, avec le ton rogue de l’artiste. Quand il fait l’acteur, d’ailleurs, il joue toujours le rôle de l’autorité et de la loi : flic chez Chabrol (Que la bête meure), inculte sentencieux chez Eustache (Mes petites amoureuses), père revanchard dans A nos amours, père supérieur dans Sous le soleil de Satan, instituteur déjà dans La Maison des bois. Quand il parle à la presse, il donne encore des leçons aux autres, sur la vie, l’amour, le cinéma, ce qui se fait ou non, se dit ou pas, ce que les gens font mal, ne comprennent pas. D’une voix douce, avec des mots blessants. Evidemment, les donneurs de leçon, c’est assez antipathique, mais ça peut aussi servir à vous remettre les idées en place. Et revient cette vieille idée, pas si bête que ça, que le cinéma, ça peut aussi servir à « apprendre à faire ses lacets », bref à apprendre la vie, que les deux sont liés, qu’une morale de cinéma est aussi une morale de vie.
Qu’est-ce qui nous plaît dans ce cinéma ? Que Pialat est resté jusqu’au bout un rebelle, qu’il a filmé des rebelles, des gens malheureux, des marginaux qui vivent dans un monde que nous reconnaissons, qui ne se la jouent pas et qui veulent l’impossible trouver la paix, le confort et le réconfort. Des enfants abandonnés, des peintres hollandais, des petits prêtres tentés et seuls, des lycéens prolo, des flics et des voyous, des amants qui se balancent des choses affreuses, des adolescentes ou des jeunes femmes qui veulent être libres à tout prix. Des gens sans illusion, pas des génies, touchés eux aussi par ce que Van Gogh appelait cette « tristesse [qui] durera toujours », qui veulent échapper à leur malheur.
Insoumis, toujours dans l’entre-deux, comme indécis, le cinéma de Pialat ne se soumet pas aux genres, même si, avec le recul, il est sans doute possible de trouver que Van Gogh est une biographie, A nos amours une comédie, Police un polar, Loulou une histoire d’adultère, Nous ne vieillirons pas ensemble un film d’amour, Sous le soleil de Satan une adaptation littéraire ou une vie de saint… Pialat réalise des faux films de genre, des films de faux genres, mais qui sonnent vrai. ||
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