Maurice Pialat est mort dans la nuit du vendredi 10 janvier, à l’âge de 77 ans. Un cinéaste immense et un homme d’une rare exigence, dans son art comme dans le métier de vivre.
Dans son dernier film Le Garçu, le père, incapable de sortir un son de sa gorge, griffonne avant de mourir ces quelques mots sur un bout de papier : « Ça y est. » Eh bien, voilà : Maurice Pialat y est à son tour. Le cinéma perd un géant, la communauté humaine se retrouve singulièrement rétrécie.
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Il est délicat de rédiger un papier empli de chagrin et d’admiration pour un homme qui détestait les honneurs officiels et la pornographie sentimentale, qui s’est battu toute sa vie contre la complaisance, pour arracher de cette lutte les films que l’on sait. Les hommages unanimes fleurissent ces jours-ci : ouvertures des journaux télévisés, mots du président de la République et de toutes les huiles institutionnelles. L’éternelle comédie humaine… Mais ce concert fait grincer les dents quand on se souvient que Pialat effrayait une bonne partie de la profession. Pialat est sans doute plus rassurant et présentable mort que vivant… On a aussi passé en boucle la fameuse séquence de la Palme d’or à Cannes en 1987, comme illustration emblématique de son mauvais caractère. Ce qu’on oublie, c’est qu’il faudrait surtout épingler les crétins qui ont sifflé ce soir-là et non pas le cinéaste qui ne faisait que se défendre avec courage et dignité. Ce poing tendu restera pour longtemps l’image de la grandeur (rare, solitaire) face à la médiocrité (proliférante, panurgique).
La légende du Pialat atrabilaire, mauvais coucheur et caractériel a la peau dure, et trop de gens ne retiennent de lui que cette mauvaise réputation sans avoir vu ses films. Pialat avait raison de vitupérer, le cinéma est tellement occupé par des réalisateurs minuscules, des personnes mesquines, des dealers de fausseté et de simulacre, des arrivistes soucieux avant tout de leur statut social et de leur compte en banque, alors que lui était constamment entravé dans son parcours. Il faut aussi se souvenir que cette rage d’exigence et de vérité humaine, Pialat la réservait d’abord à lui-même : il ne supportait pas la faiblesse des hommes, leurs petites démissions, leurs renoncements et leurs petits arrangements à commencer par les siens.
C’est en se battant perpétuellement contre lui-même et contre les autres qu’il cheminait dans sa vie et dans ses films, qu’il a bâti une uvre incomparable d’épaisseur et de vérité humaine, dont quasiment chaque plan pèse des kilotonnes de matière vitale. Alors, bien sûr qu’il rudoyait ses collaborateurs, houspillait ses comédiens, rendait chèvre ses assistants, cassait la routine des tournages, bannissait le concept de « plan de travail », mais il en extrayait un jus humain et filmique d’une saveur et d’une intensité uniques. Et puis, malgré toutes ses montagnes russes affectives, la plupart des comédiens et techniciens qui ont travaillé avec Pialat lui sont restés fidèles jusqu’au bout : ils ont tous compris que les engueulades sont passagères, que les conflits font partie de la vie et que, sur le long terme, de telles relations sont infiniment préférables au perpétuel mensonge feutré de la comédie sociale.
Ceux qui l’ont côtoyé de près le pensent sans doute : il était plus enrichissant de s’engueuler avec Maurice Pialat que de superficiellement bien s’entendre avec Tartempion. Ces manières bourrues étaient un filtre, une carapace de protection pour un homme blessé dès la prime enfance, un écorché vif habité par le sentiment d’être rejeté, d’arriver toujours trop tard. Mais si l’on voulait bien faire l’effort d’aller au-delà de cette âpreté de surface, on était récompensé par des trésors d’humanité, une générosité profonde, un réel amour des gens et de la vie, de la grandeur, de la tenue. C’est ainsi : certains affichent leur humanisme, portent leur soi-disant générosité en bandoulière, en font un fonds de commerce, alors qu’ils sont fondamentalement des mesquins. Pialat, au contraire, passait pour un « méchant » alors que c’était un homme épris de vérité dont les mauvaises manières étaient simplement à la hauteur de ses exigences. Ces exigences, il les a payées en n’accédant jamais au statut confortable et à la sécurité financière dont bénéficient nombre de ses collègues, plus habiles ou plus lâches.
Ses films, tous extraordinaires, ne souffrant pas le moindre moment de médiocrité ou de facilité, véritables blocs de vie transfigurée, se faisaient en défaisant le cinéma ce qu’il appelait le « cinoche », avec ses poses et ses conventions, ses habitudes et ses académismes. Leur vision suffit à prendre la mesure de leur auteur.
Nous avons eu la chance inestimable de rencontrer Maurice Pialat. La première fois, c’était dans les mois suivant Van Gogh, à la fin de l’année 1992. Nous lui avions fait parvenir une demande écrite, sans grand espoir qu’il nous réponde : deux heures après, il appelait au journal. Le 21 décembre 1992, nous nous sommes retrouvés dans son appartement parisien et avons enregistré quatre heures de conversation, quatre heures chargées d’intensité, d’anecdotes, de pensées en mouvement, de coups de gueule quatre heures exceptionnelles, mais insuffisantes. Quand nous sommes revenus le 23, la rencontre a commencé par une avoinée mémorable : tel un proviseur passant une correction à des élèves nullards, Pialat nous reprochait d’être trop respectueux envers lui, trop sages et polis. Il voulait tout annuler et nous envoyer bouler. Finalement, nous sommes repartis pour quatre heures d’entretien, essayant difficilement de nous montrer plus incisifs. Nous sommes sortis de ces deux après-midi avec Pialat dans un état d’exaltation rare, journalistes heureux d’avoir recueilli une matière exceptionnelle, jeunes gens prenant conscience d’avoir côtoyé un homme unique et d’avoir reçu quelques belles leçons sur le métier de vivre et de filmer. Mais Pialat nous a ensuite formellement interdit de publier cet entretien qu’il jugeait indigne de transcrire fidèlement ce qu’il ressentait en profondeur. Après des mois de demande, Pialat a accepté la publication : c’était en décembre 1993, un an après notre rendez-vous initial. Nous avons à nouveau passé un après-midi à son domicile parisien pour corriger la transcription, Pialat n’hésitant pas à tailler par blocs entiers, supprimant un bon tiers de la première version.
Nous avons revu Maurice Pialat en 1995, à l’époque de la sortie du Garçu. Cette fois, nous sommes allés le rencontrer dans sa maison gersoise, au sud de Toulouse, où nous avons déjeuné et passé la journée. A cette occasion, nous avons aussi vu plus longuement Sylvie et Antoine, découvert la tendresse d’un homme de 69 ans confronté à une paternité tardive, ce qui était le sujet et la matière même du Garçu. Depuis la sortie de ce film, nous nous sommes régulièrement téléphonés, car, à la différence de la plupart des cinéastes, Pialat (et Sylvie) n’envisageait pas les entretiens comme des passages obligés de service après-vente, mais comme des occasions de véritables rencontres. Là encore, le signe fort d’une véritable humanité.
Ces derniers mois, on savait que sa santé déclinait. J’appelais de temps en temps Sylvie pour prendre des nouvelles. Nous étions convenus d’un dîner. Rendez-vous plusieurs fois reporté à cause de l’état du cinéaste. Samedi dernier, ce « dîner » a finalement eu lieu, dans les circonstances les plus funestes qui soient. La « famille » Pialat s’était rassemblée à son domicile pour un dernier adieu au cinéaste, pour entourer Antoine et Sylvie de son amitié ou de son amour. L’ambiance n’était ni officielle, ni larmoyante, ni guindée, mais empreinte d’émotion, de dignité, de souvenirs échangés, de rires, de bruits de bouteilles débouchées… Un vrai moment de vie, de communion laïque, presque une scène de repas à la Pialat. Là où il était, Maurice a sûrement apprécié.
Reste les souvenirs et surtout les films, que nous reverrons inlassablement. Sous le soleil de Pialat, s’y déploie tout ce qui fait la faiblesse et la grandeur des humains, tout ce qui fait la saveur (parfois amère) de la vie, capté par un regard acéré qui n’a jamais fait de compromis. Autant de boussoles pour nous rappeler ce qu’on est en droit d’attendre du cinéma et de la cohérence entre un créateur et son art.
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