Injustement floués, Smith & Mighty, pionniers de la scène de Bristol autant que Massive Attack, n’ont jamais récolté les fruits de ce qu’ils avaient semé. Plus gant de velours que bracelet de force, leur deuxième album, Big world, small world, remet les choses au point avec nonchalance.
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Depuis l’intronisation de Massive Attack en groupe fureteur n° 1 et l’apparition de quantité de dauphins locaux Portishead ou les sociétaires du label Cup of Tea , on a sans doute trop fantasmé sur Bristol, entretenu avec la ville trop de liens imaginaires. Car, à la veille de Noël, cette capitale de la mélancolie contagieuse semble ignorer son statut cafardeux, trop occupée à finaliser ses derniers achats. Cependant, les considérations musicales ne sont pas complètement hors propos, l’époque des Christmas Parties battant son plein. Celle organisée par Massive Attack avec Liam Howett de Prodigy en invité de choc a laissé de bons souvenirs ; ce soir, ce sont les meilleurs DJ jungle locaux notamment Roni Size et les membres de Reprazent qui se sont donné rendez-vous au Lakota Club. L’occasion de vérifier que la drum’n’bass, vite condamnée par certains, est encore pleine de vigueur dans une ville qui aime vibrer de sons… mais aussi de rumeurs. On se perd ainsi en conjectures sur le futur de Cup of Tea, fameux vivier proche de la disparition pour cause de gestion fantasque. Quelle que soit l’issue de ces ennuis administratifs, certains groupes quittent le navire en perdition et commencent à se réorganiser, cherchant plus stable, moins risqué. Non, Bristol n’est pas aussi déprimé que le laissaient croire certains disques mythiques, plutôt déterminé, prêt à tout pour sortir ses disques. Et les jeunes musiciens ont un modèle prêt à l’emploi pour les moments de doute : le duo Smith & Mighty, abonné à l’excellence comme à la guigne depuis le début de sa carrière.
Partis sur la même ligne de départ que leurs voisins de la Wild Bunch ce sound-system mythique qui se transformera progressivement en Massive Attack, révélant aussi Tricky ou les Baby Namboos , Smith & Mighty ont posé avant beaucoup d’autres suiveurs les bases de ce son de Bristol dupliqué, bien plus tard, à échelle industrielle. Le mélange des rythmes hip-hop ou house avec la basse du reggae et la soie de la soul, les deux producteurs le maîtrisaient déjà en 87. Presque clandestinement, ils ont ébauché ce qui est maintenant devenu une norme sans pouvoir faire fructifier leur découverte. Pour expliquer ce rendez-vous avec l’histoire complètement raté, il faudra revenir à The Call is strong, unique album du chanteur local Carlton, produit par la paire précitée et point d’orgue d’un parcours jusque-là parfait. « J’ai grandi avec Hendrix ou Stevie Wonder, mais c’est le reggae qui a le plus pesé : il a toujours été là, indifférent aux modes », explique Rob Smith, porte-parole d’un Ray Mighty à la maison depuis la naissance de ses jumeaux il a en tout sept enfants. « Le punk-rock m’a apporté le goût des guitares mais a surtout joué sur ma décision de devenir musicien. Avant les punks, la musique était réservée aux autres. Après leur passage, tout le monde pouvait tenter sa chance, on pouvait penser par soi-même. Ray et moi, nous nous sommes rencontrés en 84. Tous les deux, nous étions intéressés par les machines, les séquenceurs. Il n’y avait pas encore de sampler, c’était une intense période d’expérimentation. »
L’époque est autant à l’émulation qu’à la solidarité : « A la base, la Wild Bunch et nous, nous étions des amis de longue date, on n’hésitait pas à s’emprunter du matériel. Même si c’est maintenant moins régulier, nous nous voyons toujours. » Smith & Mighty produiront d’ailleurs Any love, le premier single de Massive Attack. S’échafaude alors une fusion inédite, résultat d’éducations musicales éclectiques croisées avec une tradition locale. « Bristol a longtemps été laissé seul, il a suivi son propre chemin, à l’abri de tout regard. » Face à cette frénésie créative, cette rumeur remontée de l’Ouest profond, trois maisons de disques envoient leurs limiers débusquer Smith & Mighty, qui optent finalement pour le label London, pour lequel le duo confectionne un écrin soul où Carlton n’a plus qu’à poser sa voix. Sorti en 1990 soit un an avant Blue lines , The Call is strong a gardé toute sa fraîcheur : difficile encore aujourd’hui de dater avec certitude ce joyau méconnu. Trop en avance, le disque marque le début de l’incompréhension avec un label dépassé par les événements. « C’était comme un mariage raté. Alors que l’on pensait se comprendre parfaitement, on s’est vite rendu compte qu’aucune des deux parties ne serait heureuse. Le label exigeait de nous compromis sur compromis, sans être jamais satisfait. C’était très étrange et frustrant, nous étions constamment occupés à composer et rien ne sortait. Nous étions furieux. »
Le groupe sera ainsi bâillonné pendant une éternité. En 1995, enfin libérés, ils se vengent avec leur premier album, Bass is maternal, version brute et rugueuse du son de Bristol. « Nous avions été retenus prisonniers pendant si longtemps que nous voulions d’abord retrouver le plaisir de faire de la musique, revenir à nos premières intentions, sans aucun compromis. » Mal distribué, ce disque peinera à trouver le public qu’il méritait mais montrera au duo, avec la création de son propre label More Rockers, la voie de l’indépendance. Toujours avide de nouveauté, Rob Smith se lance dans la jungle avec un nouveau compère, Peter D. Rose.
« Je voulais aller dans une école d’ingénieurs du son mais il n’y en avait pas à Bristol, raconte Peter, géant noir dégingandé et tout sourire. J’allais donc de studio en studio apprendre par moi-même. » Logiquement, il est amené à rencontrer Smith & Mighty, eux qui n’ont jamais hésité à ouvrir grand les portes de leur savoir à plus jeune et moins expérimenté. « Nous possédions deux studios, raconte Rob. Le premier nous était réservé et l’autre mis à la disposition des musiciens débutants. » Rob Smith citera ainsi l’exemple de Roni Size qui, après avoir beaucoup profité d’un studio appelé The Basement, y réinvestira l’argent récolté avec Reprazent.
Cet altruisme, cet esprit d’équipe semble coller à la scène de Bristol comme une seconde peau. De Statik Sound System à Monk & Canatella, chacun s’efforce de mettre en avant son projet mais aussi celui de l’autre et ne manque pas de rendre un vibrant hommage aux pionniers comme Smith & Mighty. Qui le rendent bien à leur ville : sur leur album dans la collection DJ-Kicks un mix commandé par le label berlinois Studio K7 , ils endossaient sans problème le rôle d’ambassadeur et d’entremetteur. La collaboration avec les Allemands de K7 s’est d’ailleurs poursuivie et culmine avec la sortie de Big world, small world, premier album en quinze ans de carrière à bénéficier d’une distribution digne de ce nom. Ce disque symbolise un retour : sur le devant de la scène mais aussi aux sources. Et, sans être passéiste, peut-être également un retour en arrière. Ne plus attendre, ici, du révolutionnaire ou de l’expérimental : ça fait longtemps que Smith & Mighty ont réalisé leur propre révolution, se contentant désormais de ce qu’ils savent faire le mieux : le mélange harmonieux des grosses lignes de basse du dub, l’émotion à fleur de peau de la soul et les beats secs du hip-hop. Chaleureux, traversé par un groove tranquille et débonnaire, cet album prouve surtout qu’ils restent attachés à la voix et aux chansons, producteurs experts autant que compositeurs inspirés. « Si à nos débuts nous avons repris des chansons de Burt Bacharach et Hal David, c’est parce que nous avions grandi avec Dionne Warwick, ce genre de chansons très arrangées. Se réapproprier Walk on by ou Anyone who had a heart tenait de l’expérience : combiner de belles mélodies, en les traitant avec respect, avec des rythmes plus contemporains. » Big world, small world prend ainsi l’aspect d’un magnifique album de variété au sens noble du terme où les voix de Tammy Payne ou Alice Perera s’arrogent les premiers rôles. A ceux qui penseraient à la vengeance d’un groupe cocufié par l’histoire, Rob Smith apporte un nonchalant démenti : « Nous avons accepté notre parcours, ses embûches. Nous n’avons rien à prouver ; avant Massive Attack ou nous, la ville avait déjà connu une grande lignée de pionniers avec le Pop Group ou Rip Rig & Panic. Actuellement, nous ne ressentons pas de pression ni d’anxiété, plutôt de l’optimisme. »
Le soir, au Lakota, ils reçoivent une ovation bienvenue et succèdent à un Goldie en pleine forme. Derrière leurs platines, Rob et Peter se dandinent tandis que Louise la chanteuse et un MC occupent le devant de la scène. Leur formule efficace a déjà fait le tour du monde leur décoiffant passage au Batofar parisien est également resté dans leur mémoire , mais c’est encore à Bristol qu’elle paraît la plus pertinente. Le géant Daddy G de Massive Attack est présent la grande famille semble réunie. « Cet effet de mode constitue une chance pour nos musiciens, même si certains s’abritent derrière ce son de Bristol comme dessous un parapluie, témoigne Rob Smith. La ville n’est pourtant pas le paradis, comme certains le croient. Ici, il y a beaucoup de sans-abri, beaucoup plus qu’avant. Ce qui me surprend, c’est leur âge : ils sont de plus en plus jeunes. » Quoi qu’il se passe, on n’empêchera pas ce groupe d’avoir une conscience.
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