La plateforme virtuelle DIS Magazine est à l’image de la génération internet : dissidente, hypermobile, ultracréative. Naviguant entre art, mode et branding, ils conçoivent l’esprit et la scénographie de la prochaine expo Co-Workers au musée d’Art moderne de la Ville de Paris. Rencontre avec Marco Roso, l’un des fondateurs du collectif.
Autant le dire d’entrée de jeu : de magazine, DIS Magazine n’en a que le nom. DIS, c’est la dis(corde), la dis(sidence) et la dis(sonance) érigées en principes communautaires. DIS, c’est avant tout l’histoire d’une bande d’amis, tous plus ou moins impliqués dans la culture – des artistes, des pubards ou des designers – qui ont décidé de remédier par leurs propres moyens au manque de visibilité d’une nouvelle scène en train d’émerger à New York.
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Une scène qui, justement, n’en était pas encore une, puisqu’il manquait pour cela une plateforme où montrer le travail et faire se rencontrer les individus. Dans le contexte tumultueux du crash de Wall Street et de l’essor du web 2.0 naîtra un site web : dismagazine.com, lancé en 2010 par Lauren Boyle, Solomon Chase, Marco Roso et David Toro. Une hydre hypermoderne où art, marketing, mode, et théorie se mêlent, donnant naissance à une esthétique radicalement nouvelle, inspirée de la surface chamarrée, lisse et brillante du web.
Le désirable ? Ikea, les zones de transit des aéroports, les tapis de yoga. Le beau ? Le beau, dirait DIS après Baudelaire, est forcément bizarre. Peu à peu, la plateforme évolue en véritable hub créatif. Ainsi, c’est sur DIS Magazine que des artistes comme Ryan Trecartin, Ian Cheng, Timur Si-Qin ou Hito Steyerl, que l’histoire de l’art en train de s’écrire identifie – en attendant d’y voir plus clair – à la mouvance du post-internet, ont fait leurs premiers pas.
Au point qu’en 2014, le magazine Artforum, bible du monde de l’art, affirmait qu’il n’était pas impossible que DIS Magazine devienne l’artiste le plus important de la décennie. Une chose est sûre, DIS est aujourd’hui un phénomène d’ampleur globale qu’il n’est plus possible d’ignorer, prescripteur d’une nouvelle manière d’envisager l’art, l’image et le processus créatif.
Si leur ambition initiale était d’offrir un showroom à des talents existants, le collectif a fini par engendrer à son tour un paysage mental. Tout en maintenant l’indécision entre le commercial et l’art, en créant par exemple la banque d’images DISimages, sur le modèle de Getty Images, les expositions récentes confiées au collectif entérinent son entrée fracassante dans le monde de l’art.
Ce sera à l’été 2016, où ils assureront le commissariat de la Biennale de Berlin. Mais aussi dans l’Hexagone, où l’exposition Co-Workers au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris (MAMVP), qui ouvrira ses portes le 7 octobre, a confié à DIS le soin d’en imaginer la scénographie. Pendant le montage de l’expo, nous avons rencontré Marco Roso, l’un des membres fondateurs et co-éditeur de DIS Magazine, pour évoquer l’évolution du magazine, la beauté du mainstream et le techno-utopisme.
DISmagazine est une nébuleuse aux contours flous, alternativement décrite comme une plateforme lifestyle, un collectif artistique ou encore un magazine de mode. Vous-même, comment qualifieriez-vous DIS ?
Marco Roso – Si je le pouvais, si quiconque le pouvait, DIS perdrait tout son intérêt. Ce qui nous intéresse est précisément de brouiller les repères et d’échapper à toute identification. DIS prend plusieurs formes : alternativement un magazine, une plateforme événementielle, un collectif artistique, et ici, au MAMVP, pour l’exposition Co-Workers, nous nous chargeons de la scénographie.
A défaut d’une définition, qu’en est-il de sa genèse ?
Tout a commencé par une chaîne de mails. C’était en 2008, juste après le crash de Wall Street. Nous étions un groupe d’amis, tous impliqués de près ou de loin dans le domaine de la culture. Autour de nous, à New York, il y avait tout un tas de gens très talentueux, mais dont aucun magazine ne se faisait l’écho. De notre côté, nous avions aussi plein d’idées de projets, alors nous avons décidé de créer une revue où nous pourrions montrer le travail de nos amis et exprimer notre vision. Nous étions loin de nous douter l’ampleur que ça allait prendre. L’idée de départ était vraiment de faire ce magazine pour et avec notre réseau proche, afin de mettre en avant une communauté créative. Nous étions sept membres fondateurs : Patrick Sandberg, Adrian Massey III, Nick Scholl, Lauren Boyle, Solomon Chase, David Toro et moi-même. A présent, le noyau dur de DIS comporte quatre membres, les quatre derniers que nous venons de citer.
Moins de dix ans après, Artforum parle déjà d’une “génération DIS”…
C’est ce qu’ils disent. Mais je ne sais pas si c’est la génération DIS, ou juste la génération internet. Ce qu’il est intéressant de constater, c’est que nos lecteurs ont évolué avec nous. Au début, la plupart étaient encore étudiants en école d’art. A présent, ils sont devenus plus exigeants : ils sont devenus plus demandeurs de contenu critique, tout en continuant à plébisciter l’approche légère que nous avons toujours cultivée. Cet équilibre-là est un grand défi. C’est aussi un aspect essentiel de notre identité. A travers nos dossiers et nos entretiens, nous cherchons à faire partager un savoir, mais présenté sous l’angle du plaisir.
L’équipe du magazine regroupe des personnes d’âges très variés, depuis la vingtaine jusqu’à la quarantaine, ce qui est mon cas : je suis le plus vieux de la bande. En ce sens, il n’y a pas d’aspect générationnel chez DIS. D’ailleurs, nous cherchons en ce moment à élargir notre lectorat : notre assistante, celle qui travaille le plus pour le magazine, a 22 ans. De plus en plus, nous nous rendons compte que nos premiers collaborateurs, que ce soit l’artiste Ryan Trecartin ou les designers de Hood by Air, sont maintenant devenus aussi connus qu’ils sont débordés.
Sur la page web de DIS, il est question de la communauté qui s’est constituée autour du magazine. Cette communauté, faut-il la rapprocher des collectifs d’artistes qui ont existé tout au long du XXe siècle (on vous compare souvent à Bernadette Corporation ou Artclub 2000) ?
DIS est lié à la nature d’internet. L’idée de réseau englobe aussi bien la base de départ de New York, les amis d’amis, les affinités électives, et tout ça se propage ensuite comme une traînée de poudre via les réseaux sociaux. Avec le net, la communauté devient internationale. Cependant, cette identité collective ne dillue pas la notion d’auteur : même si nous mettons l’accent sur les collaborations, chacun garde son identité propre et signe de son nom les projets.
Plutôt qu’une communauté, il serait plus juste de parler de plateforme : DIS est basé sur une logique de projets, rassemblant ponctuellement des artistes, stylistes, théoriciens ou musiciens, qui ont chacun leur propre pratique par ailleurs. Pour ma part, j’ai une formation d’artiste, mais je me suis vite rendu compte que ce que je préférais, c’était le travail en équipe. Le moment du brainstorming collectif est le plus important lors de tous nos projets.
Votre approche bouleverse les catégorisations, mêlant inextricablement art et mode, esthétique pub et discours critique. Abordez-vous une exposition muséale comme Co-Workers au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris de manière différente qu’un shoot de mode ?
Ce que l’art conserve malgré tout, c’est une certaine fonction critique, même si nous tentons également d’avoir cette approche-là dans la mode. Ce qui caractérise notre approche, c’est que l’esprit critique c’est jamais de l’ordre de la confrontation : nous ne nous situons pas dans l’approche habituelle qui va parler d’aliénation ou d’anticapitalisme. Nous travaillons sur les nuances, sur ce qui est presque indécelable. Un peu comme quand Roland Barthes théorisait le concept du “neutre” dans son séminaires au Collège de France.
A ce propos, j’ai relevé que vous parliez à plusieurs reprises du “moyen” et du « milieu » [“medium”] comme de la source de vos recherches…
Ce qu’on appelle la “high culture” (la culture dite savante), par opposition à la « low culture » (la culture populaire), est une culture qui est déjà saturée de fonction critique. Et dans le divertissement, c’est encore autre chose. On oppose toujours ces deux extrêmes, mais ce qu’il y a entre les deux, cette zone du milieu, le “moyen” donc, ou le « mainstream », reste très peu étudiée, alors qu’elle déborde de créativité. Nous sommes immergés dedans, alors nous n’y prêtons pas attention. C’est pourquoi nous voulons ajouter une dose d’étrangeté dans le mainstream : nous cherchons à déstabiliser les gens en prenant un visuel familier et en le mélangeant avec autre chose qui n’a rien à voir.
Est-ce à dire que lorsque vous « curatez » une exposition ou que vous vous occupez du magazine, vous cherchez avant tout à montrer des choses qui existent ? Récemment, le journaliste Frédéric Martel développait l’idée de “smart-curation”, en réponse au fait qu’aujourd’hui, il est tout aussi nécessaire d’orienter le lecteur dans la masse d’information disponible que de créer de nouveaux contenus…
En réalité, nous rajoutons toujours notre propre touche. Nous montrons des choses qui existent déjà, mais nous nous efforçons de créer des hybrides, et de mélanger ce qui ne va pas ensemble. Pour l’un de nos premiers projets, nous avions demandé à Ryan Trecartin de réaliser une série mode en collaborant avec Buntah, un des développeurs du jeu Les Sims, où l’on peut s’habiller des effigies de personnages en 3D.
De manière générale, nous aimons mettre les artistes dans des situations dans lesquelles ils ne se seraient jamais retrouvés spontanément. C’était également le cas lorsque nous avons lancé DISimages, une banque d’images de type Getty Image hébergée sur notre plateforme, où nous demandons à certains artistes, Timur Si-Qin, Dora Budor, Ian Cheng ou encore Annicka Yi, de réaliser une œuvre qui joue le jeu de la photographie publicitaire – alors que pour la plupart, ils ne sont souvent même pas photographes à la base.
D’une certaine manière, vous avez érigé le vocabulaire du net en esthétique, passant du fonctionnel au désirable. Tout est lisse, lumineux, fluide. Ne peut-on pas voir là une certaine forme de techno-utopie ?
C’est un monde de tous les possibles. Récemment cependant, nous avons aussi commencé à en explorer les aspects sombres : nous avons consacré des dossiers au big data ou à la vie privée. En surface, DIS est chatoyant, mais en creusant un peu, cette tonalité plus sombre réapparaît.
Cette évolution, diriez-vous qu’elle participe d’une tendance générale ? Sommes-nous en train de devenir plus critiques vis-à-vis du web après l’émerveillement initial ? Ces dernières années, beaucoup de livres sont sortis sur le sujet, notamment Net Delusion d’Evgeny Morozov…
Absolument. Ou en tout cas, nous devons le devenir dans le futur.
Après Co-Workers, vous serez commissaires de la prochaine Biennale de Berlin qui ouvrira le 3 juin. Pouvez-vous d’ores et déjà nous en révéler un peu plus ?
Cette Biennale est sans doute l’une des plus importantes en Europe après Venise. C’était une grande surprise que d’en avoir été désignés commissaires. Nous avons eu carte blanche, le seul impératif étant de prendre en compte le lien à la ville et à la scène locale. Je pense que beaucoup se demandent ce que nous allons faire : on nous a demandé si la Biennale se tiendrait uniquement en ligne, ou encore s’il y aurait de l’art. Toutes ces interrogations sont légitimes, et pour l’instant, nous n’avons encore décidé de rien. Une chose est sûre : nous voulons une Biennale qui marque durablement les esprits, et qui génère de l’énergie, le plus d’énergie possible. C’est tout ce que je peux en dire pour l’instant.
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